Rencontre avec un médecin que la mort interpelle depuis l’enfance,
et qui aujourd’hui accompagne, aide, et conseille les personnes en deuil.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous spécialiser sur l’accompagnement et le moment de la mort ?
Dans les années 1980, j’étais étudiant à la faculté Necker,
et je faisais mes stages d’externe dans différents hôpitaux
périphériques, dont l’Institut Pasteur qui comprenait à
l’époque une partie hospitalière, avec un service de maladies
infectieuses. Il se trouve que c’était le début de l’épidémie
du sida. Il n’y avait pas encore l’AZT ni aucun
traitement, et les gens atteints mouraient quasiment tous.
Beaucoup étaient jeunes. J’ai pris cela de plein fouet.
C’était une expérience directe, immédiate. Pendant dix
ans, j’ai participé bénévolement à l’association AIDES, et
en parallèle, j’ai passé mon internat en psychiatrie. Mais
mon intérêt allait déjà à l’interaction entre psychologique,
maladie grave et fin de vie. Je sentais aussi que j’étais très
touché par tous ces morts, que j’avais besoin de plus d’assise.
Je suis donc allé à l’unité de soins palliatifs de Paul
Brousse trouver Michèle Salamagne qui est l’une des
pionnières des soins palliatifs en France. Elle m’a accueilli
chaleureusement et m’a beaucoup encouragé. Petit à
petit, je suis devenu l’un des soignants de l’équipe. Par
la suite, nous avons monté le premier groupe de parole
pour personnes en deuil. Voici donc mon parcours : très
tôt, la mort (rires).
Vous avez lu aussi Raymond Moody, auteur de La Vie après la vie, Elisabeth Kübler-Ross (pionnière dans les soins palliatifs), quand vous aviez treize ans… Curieuses lectures pour un adolescent !
Ça m’est tombé dessus. J’ai d’abord lu Moody, qui parlait
de Kübler-Ross et son nom m’est resté ! À l’époque, il n’y
avait pas Internet. Mais il semble qu’il y avait quelque
chose d’écrit, de programmé autour de cela. C’est devenu
mon axe de vie. Hasard ? Synchronicité ? Je ne sais pas
pourquoi… mais en tout cas, ça s’est passé comme ça.
Bio express
Psychiatre et auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le deuil et la perte. Le cœur
de son travail se fonde sur la conviction que chacun d’entre nous porte en lui d’insoupçonnables ressources pour se libérer de l’étau de la peine et parvenir à l’apaisement.
Comment définiriez-vous l’approche psychiatrique de la fin de vie telle que vous l’avez développée ?
On essaie d’abord d’isoler des manifestations psychiatriques
secondaires à la maladie. Par exemple, chez une
personne atteinte d’un cancer des os, le rejet de calcium
dans le sang va occasionner de l’hypercalcémie ; l’un des
symptômes de cette hypercalcémie peut être l’apparition
d’un délire à tonalité paranoïaque. Je me souviens d’un
monsieur souffrant d’un cancer de la prostate métastasé
aux os, qui avait l’impression que l’hôpital était une prison,
que les infirmières étaient des tortionnaires, que sa
chambre était une cellule, et qu’il était menacé de mort à
chaque instant. Un traitement neuroleptique ponctuel a
permis de l’apaiser. Une personne souffrant d’un œdème
cérébral peut connaître un virage maniaque, mélancolique,
ou une dépression profonde, en raison de fortes
doses de corticoïdes. Il nous faut vraiment examiner, en
fonction des pathologies et des traitements donnés, si ce
qui s’exprime au niveau psychique est en lien avec une vie
psychique, ou est de l’ordre du médical.
Mais n’y a-t-il pas des cas où le désarroi est uniquement dû à des causes psychiques ?
C’est le deuxième axe de notre approche : des personnes
qui n’avaient absolument aucun antécédent psychiatrique
vont développer des attaques de panique, des syndromes
confusionnels, à cause de l’énormité de ce qui se passe
en elles – la confrontation avec leur propre finitude, la
perte de contrôle sur les choses de leur vie… Les gens
décrochent psychiquement et rentrent dans ce qu’on
appelle la confusion mentale. Ils perdent complètement
tous leurs repères, ne reconnaissent plus leurs proches, ne
savent plus distinguer le jour et la nuit. C’est extrêmement
anxiogène, tant pour eux que pour leurs proches. Elisabeth
Kübler-Ross a bien décrit ce mouvement dépressif
de la vie. Mais certaines dépressions majeures paralysent
totalement la capacité à être en relation avec ses proches.
On n’est plus dans un vécu dépressif normal de la fin de
vie, mais dans une dépression clinique. On essaie alors,
avec des moyens médicaux et des moyens psychologiques,
d’aider la personne.
Y a-t-il une démarche particulière avec les gens qui ont des antécédents psychiatriques ?
Chez eux, la maladie peut parfois faire office de caisse de
résonance à des difficultés déjà existantes. Cela se traduit
soit à un niveau personnel, par une rigidification de traits
anxieux, dépressifs, névrotiques ; soit par une exaspération
des conflits avec les proches et une ouverture brutale
de failles, liées à des non-dits. L’inverse est possible également
: on voit des personnes qui avaient des troubles
de la personnalité, des traits psychologiques marqués ou
des pathologies psychiatriques, s’apaiser. C’est assez rare
et étonnant. J’ai vu deux, trois personnes schizophrènes
qui, à quelques semaines à peine de leur décès, s’apaisaient
dans le vécu de leur psychose et développaient une espèce
d’ancrage dans le réel. D’autres étaient présentes à elles-mêmes
et à leurs proches, alors qu’elles avaient eu toute
leur vie une pathologie psychiatrique. La maladie est un
tel rappel au présent, au réel – la dégradation qu’elle cause,
la douleur physique – qu’elle pourrait ancrer de nouveau
la personne dans sa réalité. Comme si la crudité du réel
était beaucoup plus forte que le mécanisme psychique de
la psychose. C’est une piste d’explication. (...)