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Le
chamanisme
du
grand
Nord

Au Nord de l'Europe, à cheval entre Suède, Finlande, Norvège et Russie, vit un peuple autochtone encore trop peu connu : les Samis. Éleveurs de rennes et nomades, ils ont depuis toujours pratiqué le chamanisme. Depuis peu, malgré des siècles d’oppression des chamanes par l’église, ils réveillent leur savoir. Chaque été, en août, un festival se fait le reflet de ces pratiques qu’ils souhaitent partager aujourd’hui avec le monde.
Le chamanisme du grand Nord
Savoirs ancestraux
Isogaisa : c’est le nom d’une montagne sacrée située au Nord de la Norvège. Sacrée pour le peuple sami – le vrai nom des « Lapons », terme péjoratif signifiant porteur de haillons – qui arpente ces landes, ces fjords et ces forêts de bouleaux depuis des millénaires avec ses troupeaux de rennes, entre l’hiver et sa nuit polaire et les étés arctiques et son soleil de minuit.

Isogaisa, c’est aussi le nom d’un festival qui se déroule au-dessus du fjord de Lavangen, vers lequel convergent chaque été au mois d’août depuis toutes les régions du « Sapmi » (le pays sami), quelques dizaines de noaidis, chamanes en langue sami. Au-delà de l’aspect festif et du désir de se retrouver pour célébrer la Terre-Mère autour du feu sacré des lavvus (les tipis samis, prononcer lavo), cet événement est avant tout le symbole d’une résurrection : celle du chamanisme sami. Car celui-ci, que ce soit en Suède, en Finlande, en Norvège, a bien failli disparaître au fil des siècles sous la pression de l’église luthérienne, puis sous celle du communisme pour les Samis de Russie.

À partir du XVIIe siècle, la christianisation forcée des samis a été à l’origine d’une répression violente des noaidis et de leur pratique, considérée comme diabolique. « À cause de cela, nous avons perdu nos sources, constate Ronald Kverno, organisateur du festival. Ce festival est aussi un moyen de rencontrer d’autres cultures qui ont conservé des éléments que nous avons perdu : les chamanes russes, par exemple, tout près de chez nous, savent encore qu’il y a des lacs où on ne doit pas offenser les esprits, ne pas toucher l’eau après 9h du soir, etc. Nous partageons nos savoirs et réapprenons. »

L’une des voies d’accès essentielle à ces savoirs perdus pour les noaïdis actuels est leur tambour ancestral, dont quelques spécimens ont été sauvés des flammes. Ces tambours ont une particularité : souvent de forme ovale, ils sont ornés de symboles disposés, soit selon les trois mondes (monde du haut, monde du milieu, monde d’en bas), soit selon les quatre directions cardinales, avec au centre, l’axis mundi (centre du monde). Les symboles représentent notamment les divinités des Samis, chacune en lien avec des éléments de la nature : déesse de l’eau, de la terre, dieu du tonnerre, du vent, du soleil… Et des esprits des mondes d’en haut, d’en bas, et du milieu, avec notamment l’ours polaire, le grand renne blanc, l’aigle, le serpent...

Ces symboles représentent comme une « roue de médecine ». C’est en tout cas ainsi que cela est apparu au noaidi Ailo Gaup, lorsqu’il rencontra, dans les années 1970, l’anthropologue Michaël Harner (voir encadré). Ailo Gaup redécouvrit à ses côtés l’usage du tambour pour les voyages chamaniques, et le transmit à ses pairs noaïdis. « Nous ne savons pas vraiment comment cette “roue” était utilisée chez nous à l’origine, précise Eirik Myraugh, le doyen des noaidis de Norvège, mais nous savons qu’il y avait le même concept avec les 4 directions cardinales. » Au départ, l’outil de soin essentiel de ce chamane consistait en quelques phrases à prononcer, apprises de son père, lui-même issu d’une lignée de noaidis qui se l’étaient transmis secrètement. Une pratique fréquente chez eux, proche des prières de nos propres guérisseurs de campagne. Bien que sceptique au départ sur cet outil si simple, Eirik Myraugh, ingénieur de formation, a pu en constater l’efficacité et s’est mis à pratiquer avec cet outil. Et lorsqu’il débuta la pratique du tambour chamanique, en entrant en relation en étant modifié de conscience avec ses esprits alliés, il a pu élargir sa palette de perception et recevoir des savoirs issus de ses ancêtres. Ces alliés lui soufflent ainsi parfois des voyelles, des sons gutturaux grâce auxquels il rééquilibre les énergies de ses patients. Des savoirs spécifiques à leur peuple, disent les noaidis, qui sont toujours là et qu’il suffit de savoir recontacter pour qu’ils leur soient retransmis.

Parmi eux, le yoik. Ce chant, pratiqué par tous les Samis pour se relier à la nature comme aux personnes, pour évoquer la vie de tous les jours, les relations, les particularités des uns et des autres, et devenu populaire internationalement, notamment grâce à la chanteuse sami Marie Boine, est à l’origine un chant de guérison. Pour soigner, le noaïdi le reçoit des esprits de la nature. Une nature omniprésente parmi leurs outils de soins, et auprès desquels les noaïdis vont se ressourcer et apprendre. Notamment auprès des sieidis, des lieux sacrés caractérisés par la présence de roches émergentes aux formes particulières, proches des lieux où chaque clan de nomades stationnait autrefois, et faisait des sacrifices, des offrandes, des prières. Aujourd’hui, lors du Festival Isogaisa, Eirik Myraugh invite les personnes à une longue marche pour rejoindre un de ces sites, Rica Gallo, où ses propres ancêtres faisaient ces sacrifices d’animaux et des offrandes d’objets, et propose, lors d’une cérémonie où le tambour, toujours, opère, d’y faire un « sacrifice en pensée », de ce qui les encombre.

Une autre particularité du chamanisme sami est l’usage divinatoire du tambour, une spécialité de Ronald Kverno, le directeur du festival. Le chamane dépose une bague ou un petit objet sur la peau du tambour, pose sa question et frappe quelques coups. Selon la direction que prend l’objet et le symbole sur lequel il se pose, le chamane interprète la réponse. « Le tambour, à l’origine, était un peu comme notre “grand livre”, explique Kjevit Kvalvik, un jeune noaidi. En tant que nomades, nous n’en avions pas d’autres : toute notre histoire de la création était inscrite dessus. Retrouver des pistes auprès d’autres cultures indigènes pour restructurer nos savoirs à partir de ce qui nous restait était nécessaire. Mais en réalité, ajoute-t-il, le meilleur moyen pour un chamane d’apprendre, cela reste le contact direct avec la nature. » Ainsi, tous les noaïdis, pour apprendre, s’isolent plus ou moins longtemps en nature pour ressentir les énergies qu’ils vont ensuite utiliser lors des soins, individuels, mais aussi collectifs.

Car c’est cet appel qu’ils ressentent aujourd’hui : celui d'incarner le lien entre mère Nature et le monde moderne. En 2018, sous l’impulsion d’Eirik Myraugh, les chamanes samis se sont constitués en « Cercle des chamanes de l’Arctique ». Ses objectifs ? proposer une charte éthique de ses membres, mais aussi célébrer ensemble des cérémonies pour la Terre-mère, qui en a bien besoin aujourd’hui. Et surtout influencer les politiques écologiques. Est-ce là la fonction d’un chamane ? Bien sûr, répond Eyrik Myraugh : « les chamanes ont toujours eu, chez les Samis, un rôle politique quand ils guidaient leur tribu. » « À l’origine, ils étaient plutôt solitaires, souligne Kjetil Kvalvik. La nouveauté est là. Nous devons nous rassembler pour réapprendre à vivre avec la nature : c’est cela que les Samis ont à offrir au monde. Maintenant, nous sommes une grande tribu ! »

Une rencontre bouleversante

L’anthropologue américain Michael Harner(1), décédé en février 2018, raconte dans Caverne et cosmos (éd. Mama) sa bousculante rencontre avec le père d’Ailo Gaup, Mikhail Gaup, alias Miracle Fox. Alors qu’il enquêtait en Europe sur la survivance du chamanisme traditionnel et cherchait un soignant pour ses propres problèmes de santé, il obtint un rendez-vous auprès de ce grand guérisseur. Assisté d’un ami, ils arrivèrent de nuit vers sa maison, frappèrent, et sans réponse, attendirent une demi-heure avant qu’une porte ne s’ouvre en grinçant sur une autre pièce, sans personne à l’intérieur. L’anthropologue entra, et fut violemment poussé par derrière et projeté au sol. Quand il se relevait, un jeune homme, manifestement assistant du guérisseur, hurlait en lui posant une question que son compagnon lui traduit : « crois-tu au pouvoir du Soleil ? »… Le spécialiste déduisit que le culte du soleil était encore vivant en Europe, et que les Samis utilisaient cette pratique ancestrale consistant à faire subir un choc au patient avant d’entamer le travail de guérison. Ensuite, il fut invité dans la salle de bain où il reçut un soin dont il passe la nature sous silence, précisant qu’il n’impliquait pas le tambour. Le grand guérisseur, ajoutait-il, connaissait l’usage divinatoire du tambour, mais pas celui du voyage chamanique. Harner découvrit plus tard que le voyage chamanique avait été utilisé, semble-t-il, pour la dernière fois par un noaidi au début des années 1930 vers Inari, au Nord de la Finlande.

(1) Créateur du core-shamanism, chamanisme fondamental, une pratique universelle dépouillée des aspects culturels du voyage au tambour chamanique. Il a créé la Foundation for shamanic studies.

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propos

auteur

  • Frederika Van Ingen

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