Si Platon avait su à quel point il allait féconder les imaginaires en transcrivant le mythe de l’Atlantide ! Posons d’abord le décor. Nous sommes au V^e siècle avant notre ère, en Grèce. Au cours de cette période prolifique, le philosophe Platon (428-348 av. J.-C.), contemporain de la démocratie athénienne, explore les vastes champs de la métaphysique, de l’éthique jusqu’à la politique. Installé à Athènes, il rédige sous la forme de dialogues le Timée et le Critias. C’est là qu’est évoquée l’île mythique d’Atlantide. Il y rapporte les propos de Solon, l’un des grands législateurs de la Grèce antique, qui les tenait lui-même d’un vieux prêtre rencontré en Égypte, vers 590 av. J.-C.

L’île-continent, « plus grande que la Libye et l’Asie réunies », se situe « au-delà des Colonnes d’Hercule » (actuel détroit de Gibraltar), écrit-il. Poséidon s’y unit avec Clitô, une jeune mortelle autochtone, et tous deux règnent pacifiquement sur leurs terres. Les Atlantes, justes et vertueux, disposent d’innombrables ressources et vivent un âge d’or qui les amène à édifier une cité idéale. Mais, progressivement, leurs descendants se montrent de plus en plus expansionnistes et, pris d’une frénésie de conquête, multiplient les invasions… Inexorablement, l’Atlantide conquérante évolue vers l’ubris, et son expansion est arrêtée par Athènes. Les Atlantes devenus cupides, corruptibles et matérialistes sont victimes d’un terrible cataclysme, à l’instigation de Zeus : « Il y eut des tremblements de terre et des inondations extraordinaires, et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes, tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul coup dans la terre, et l’île Atlantide s’étant abîmée dans la mer disparut de même », relate le philosophe dans le Timée. L’histoire est supposée se passer neuf mille ans plus tôt. À l’époque, Athènes n’existe pas encore, et les hommes, de simples chasseurs-cueilleurs, sont bien loin de fonder de fastueuses cités… Cet anachronisme participe à reléguer l’Atlantide au rang de mythe. Mais s’agit-il réellement d’une simple fable politique ? Si l’on croit Platon sur parole, « que ce ne soit pas une fiction fabriquée mais une histoire véritable, voilà qui est essentiel ». Ceci ouvre les portes de tous les imaginaires. Ainsi, à travers les siècles, l’histoire suscite la fascination de nombreux auteurs, réalisateurs, philosophes, sans compter des chercheurs reconnus ou des passionnés partis en quête de l’île engloutie.

Un fantasme littéraire

Repris et commenté par les contemporains de Platon, le récit tombe progressivement dans l’oubli durant la fin de l’Antiquité et le Moyen Âge. Il sera exhumé pendant la Renaissance, suite aux traductions des textes par le philosophe Marsile Ficin (1433-1499), et ne cessera ensuite d’être nourri. Comme le décrit Chantal Foucrier, agrégée de lettres modernes et auteure d’une thèse sur l’Atlantide, cette dernière évoque le fantasme collectif d’un paradis perdu.

« Il semble bien que la fortune littéraire de l’Atlantide traduise largement cette disposition nostalgique à communiquer-communier avec l’originaire, c’est-à-dire avec une nature vierge frappée du double sceau de la violence et du sacré. »⁽¹⁾ À ce jour, le mythe a inspiré l’écriture de plus de 40 000 ouvrages, selon Radio France ! Parmi les plus connus, l’Atlantide sert de modèle à L’Utopie, ouvrage dans lequel l’humaniste anglais Thomas More (1478-1535) imagine une île où le bonheur des habitants est garanti par la justice sociale, ou encore à La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1562-1626) qui met en scène une société philosophique de savants sur une île imaginaire. Loin de se tarir, l’engouement pour l’Atlantide est nourri par la perspective de la découverte du Nouveau Monde. « Le XVI^e siècle est la période de la rencontre, par les Européens, de ce qu’ils vont appeler : les Nouveaux Mondes. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la réactivation du mythe de l’Atlantide », relate Jean-Marc Besse, directeur de recherche au CNRS.⁽²⁾

L’île-continent est l’ultime vestige du monde primordial englouti, dépositaire des mystères d’une civilisation protohistorique oubliée. « Dans la littérature d’anticipation, l’image de l’île-matrice fut généreusement réinvestie par le sacré et le religieux, le surnaturel et l’irrationnel. L’univers étant le théâtre de la fiction, l’on y voit les Atlantes garder une part de leur légendaire barbarie (ce sont des envahisseurs), tout en révélant une secrète énergie (ils réchappent des cataclysmes), des compétences techniques (ce sont des inventeurs), voire une haute spiritualité (ils connaissent le mystère de l’origine du monde) », analyse Chantal Foucrier. Nombre d’explorateurs de papier, à l’instar du capitaine Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers (Jules Verne, 1828-1905), ont voulu mettre le cap sur l’île de tous les fantasmes : « Quel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne Méropide de Théopompe, l’Atlantide de Platon, ce continent nié par Origène, Porphyre, Jamblique, D’Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des récits légendaires, […] je l’avais là sous les yeux, portant encore les irrécusables témoignages de sa catastrophe ! » L’épisode sert de prétexte à des fictions, utopiques ou en soutien de la définition politique de la constitution parfaite. Aux approches théologiques ou naturalistes se greffent des interprétations symboliques, allégoriques, nationalistes, et même ésotériques… Bien loin de la civilisation antique de Platon, l’Atlantide inspirera aussi les réalisateurs de films et séries, les auteurs de bandes dessinées et les créateurs de jeux vidéo. On peut citer par exemple la série Stargate Atlantis, qui présente l’Atlantide comme une civilisation mondiale ayant donné naissance aux grandes civilisations antiques, le film d’animation Atlantide, l’empire perdu (2001, Kirk Wise et Gary Trousdale), ou plus récemment le film Aquaman (2018, James Wan)… L’Atlantide ne prend pas une ride !


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