Une foule d’études scientifiques montre que les substances psychédéliques recèlent un potentiel de guérison inexploité sur des pathologies comme la dépression, l’anxiété, l’addiction ou le stress post-traumatique. Comment comprendre cette efficacité ? En faisant un détour par le caractère profondément mystique et initiatique de l’expérience.
«
Il n’y a tout simplement pas de mots pour décrire ce que j’ai vécu, mais je peux dire que le récit négatif qui constituait auparavant mon existence a complètement disparu. Il a été remplacé par un sentiment de chaos magnifique, un paysage d’un chatoiement et d’une beauté
inimaginables. »
Ce patient souffrait d’une dépression réfractaire qui fut traitée par la psilocybine dans le cadre d’une étude réalisée à l’Imperial College de Londres. Les patients avaient suivi auparavant au moins deux protocoles conventionnels de traitement, sans succès. En outre, l’effet positif de la psilocybine a été observé de manière quasi immédiate suite à la prise de deux doses et a perduré pendant les six mois de suivi. Une autre étude sur la psilocybine conduite à l’université Johns Hopkins aux États-Unis a porté sur cinquante et un patients atteints de cancer en phase terminale et souffrant d’anxiété et de dépression. Les deux tiers d’entre eux ont déclaré que l’expérience a été l’une des plus importantes de leur vie. «
J’ai été capable de comprendre ce qu’est l’unicité », a déclaré l’un d’eux.
Un autre a éprouvé «
le sentiment que tout est un. J’ai ressenti l’essence de l’univers ». Ainsi, 90 % des patients ont montré une réduction significative de leurs symptômes dépressifs et anxieux !
La recherche entravée
Pour Stephen Ross, l’un des auteurs de l’étude, «
le fait qu’une seule dose d’un médicament produise des résultats aussi conséquents et durables est tout simplement sans précédent dans l’histoire de la psychiatrie ». Paradoxalement, c’est précisément cet effet immédiat, intense et durable, qui explique que des autorités de santé largement inféodées aux intérêts économiques des grandes entreprises pharmaceutiques continuent de freiner la recherche sur ces substances, et
a fortiori leur usage à grande échelle. C’est aussi l’un des facteurs qui est à l’origine de leur mise à l’index dans les années 1960. Le P
r David Healy, psychiatre et professeur à l’université de Cardiff, établit un parallèle judicieux avec le traitement des ulcères gastriques : «
Comment les substances telles que les psychédéliques en thérapie se comparent-elles avec les traitements comme les inhibiteurs spécifiques de la recapture de la sérotonine (ISRS) et les autres substances utilisées conventionnellement en psychiatrie ? Une des meilleures façons de le comprendre est de comparer avec les traitements que l’on utilisait pour les ulcères au milieu des années 1980. Le traitement était les anti-H2 (antiacide) ; ils ne guérissaient pas l’ulcère et c’était un traitement à vie. C’était formidable pour les laboratoires, pas tellement pour les patients et moyen pour les médecins. Puis, au début des années 1980, l’Australien Barry Marshall a découvert que les ulcères étaient causés par une bactérie vivant dans l’estomac et qu’un traitement par antibiotiques permettait de s’en débarrasser complètement. Aujourd’hui, on n’a plus d’ulcères comme avant. Au lieu de s’intéresser à ces recherches à l’époque, les laboratoires ont tenté de les bloquer. Nous sommes dans une situation similaire avec les ISRS, qui ne guérissent pas les cas de dépression et autres... »
Réduction de l’activité cérébrale
De façon contre-intuitive, l’expérience psychédélique est corrélée à une réduction globale de l’activité cérébrale, là où l’on s’attendrait à un véritable feu d’artifice synaptique, compte tenu de la richesse du vécu subjectif. Plusieurs études ont en effet montré que le flux sanguin et le métabolisme cérébral diminuent au cours de l’expérience psychédélique. Pour Bernardo Kastrup, chercheur en sciences cognitives et en philosophie de l’esprit, on a là un indice fort contre le physicalisme (ou matérialisme) et en faveur de l’idéalisme philosophique, à savoir le fait que la conscience serait le socle de la réalité et que le cerveau agirait comme un filtre, une valve de réduction, pour constituer notre expérience ordinaire de l’espace et du temps.
Une prise de conscience soudaine
Les choses ont sensiblement évolué ces dernières années sous l’influence de chercheurs qui ont fini par obtenir des autorisations ponctuelles d’effectuer des recherches sur des substances classées au tableau des stupéfiants.
Les dérogations obtenues ont rapidement permis d’accumuler des données scientifiques irréfutables sur l’intérêt thérapeutique de ces molécules, qu’il s’agisse de la psilocybine (présente dans les « champignons magiques »), la DMT (principe actif du breuvage chamanique ayahuasca, notamment), la MDMA (ecstasy, molécule de synthèse dérivée de l’huile essentielle de sassafras) ou même le LSD (molécule de synthèse dérivée de l’ergot de seigle). Lorsqu’elles sont utilisées dans un cadre thérapeutique, à rapprocher de l’usage rituel, ces substances psychédéliques produisent une prise de conscience soudaine (voir bonus web).
«
Si vous donnez à quelqu’un de l’ecstasy, il y a des chances que cette personne vive une prise de conscience soudaine, fulgurante : “Ah, c’est donc de cela qu’ils parlaient !” », explique Manuel Schoch, thérapeute suisse. «
Autrefois, vous pouviez partir faire de la méditation pendant dix ans et, si vous aviez de la chance, à un certain moment vous pouviez vous dire : “Ah, c’est cela que Jésus ou Bouddha voulaient dire !” Maintenant, on peut le faire en six heures avec de l’ecstasy ; ça ne restera pas, mais on aura vécu la prise de conscience et si l’on est sérieux, on peut commencer à travailler avec cette réalisation. Mais il faut d’abord que la porte s’ouvre, et les psychédéliques sont une aide précieuse pour ouvrir cette porte, tant qu’on est prêt à accepter que ce n’est pas la solution en soi », ajoute-t-il.
Mort et renaissance
Quelque chose de fondamental a été touché, comme un socle, un fond existentiel, dans lesquels la personne s’est finalement dissoute. Le psychothérapeute canadien Andrew Feldmar souligne ce point qui illustre le fait que la frontière entre une expérience vécue positivement ou négativement est ténue (voir encadré) : «
Je vais vivre l’expérience de la mort et de la renaissance. Au moment de l’expérience, je crois profondément que c’est réel et que c’est la fin de ma vie. Demain, les journaux vont titrer : le LSD a tué ce psychologue ! Il y a un sens de crucifixion sans espoir de résurrection, alors comment puis-je vous raconter ce qui s’est passé entre la mort et la renaissance ? “Je” n’étais pas là ! L’ego était détruit et il n’y avait personne pour raconter l’histoire. Et quand l’ego est reconstitué, on vit l’expérience incroyable de rentrer goutte à goutte dans son propre être, sans le moindre effort. Ainsi, je pense que le miracle de la résurrection est l’expérience la plus guérisseuse au plan psychologique et spirituel parce qu’elle enlève l’illusion que l’on est vivant par sa propre intelligence. » Dès lors que l’on se sent relié à une intelligence plus profonde, «
l’expérience subjective de la souffrance diminue et on peut se détendre peut-être pour la première fois de sa vie », conclut-il.
Conscience non duelle
L’expérience psychédélique serait guérisseuse si, et seulement si, elle comprenait un caractère spirituel. «
Ce qui fait la différence chez ceux dont la vie a changé est simplement la question de savoir s’il y a eu une expérience mystique. A-t-on approché une conscience non duelle ? Il semble que la façon dont on y a été conduit, dure ou douce, importe peu », estime Robert Jesse, psychiatre à l’université Johns Hopkins.
Conscience non duelle ? C’est-à-dire un état de conscience dans lequel on n’est plus séparé du monde ni même plongé en lui, mais dans lequel on ne fait qu’un avec lui, ce qui correspond à l’éveil spirituel évoqué dans les traditions orientales. La guérison psychédélique entretient donc une proche parenté avec ce fameux « éveil » mais également, dans une tradition plus occidentale, avec une approche initiatique telle que l’alchimie. Et pour cause, les deux voies conduisent finalement au même endroit, c’est-à-dire au-delà ou plutôt en deçà de soi-même. Le philosophe et psychologue américain Ralph Metzner, décédé récemment, rappelait que «
l’alchimiste parle de la “solutio”, qui est la dissolution, en équilibre avec la “coagulatio”, la coagulation, ou consolidation. Il y a dissolution, puis reconsolidation, ou recristallisation. On peut donc faire l’expérience de la dissolution de son ego, mais il revient assez vite et on peut reprendre une vie normale ».
Grand pionnier de ces recherches, Stanislav Grof a souvent observé le lien avec l’expérience de la mort. Ainsi, des patients en phase terminale de cancer ayant éprouvé des états proches de la mort avaient la sensation de déjà connaître ce territoire, en ayant vécu auparavant des expériences psychédéliques. Sur un terrain plus anecdotique, Vincent Verroust, fondateur de la Société psychédélique française, mentionne que ces expériences conduisent fréquemment à des changements d’opinions politiques, dans le sens d’un «
lien plus fort à la nature et d’un rejet des doctrines autoritaristes » ! Rien d’étonnant quand on sait que, sous psilocybine, le neuroscientifique français Pierre Étévenon est «
progressivement devenu l’arbre de la création », une expérience qui l’amena à réorienter sa carrière et travailler avec Humphry Osmond, l’inventeur du mot « psychédélique », littéralement « qui révèle l’âme ».
« Good » bad trips
Même les bad trips (mauvais voyages) peuvent constituer un enseignement positif. Une étude de l’université Johns Hopkins a porté sur les effets à long terme de ces expériences mal vécues sur le moment, auprès d’un échantillon de 2 000 personnes. Seules 2 % ont déclaré que l’expérience avait eu un impact négatif sur leur vie, alors que 84 % ont affirmé que le bad trip avait finalement amélioré leur bien-être. L’auteur principal de l’étude, Roland Griffiths, professeur de psychiatrie, conclut qu’une « expérience difficile, parfois décrite comme une catharsis, s’ouvre souvent sur une issue à la signification personnelle positive ou spirituelle ».