• Inexploré TV
  • Inexploré

École
de
Palo
Alto
:
à
l’origine
de
la
thérapie
brève

Creuset d’échanges féconds, l’école de Palo Alto, née dans les années 1950 autour d’un groupe de chercheurs éclectiques, a éclairé la nature systémique du monde et révolutionné les sciences humaines. Fresque d’une nouvelle écologie du vivre-ensemble.
École de Palo Alto : à l’origine de la thérapie brève
Santé corps-esprit
Une fois n’est pas coutume, nous tirons ici le portrait d’une école, et non d’un individu ! Cette vraie « personnalité » se prête bien à l’exercice : malgré son interdisciplinarité qui éclabousse tous les champs des relations humaines, elle jouit d’une identité forte, au point de s’ériger en nom générique, l’« École de Palo Alto », apte à recouvrir toute la complexité de ses domaines de recherche et d’intervention (thérapie, psychiatrie, communication, informatique, analyse des organisations, etc.). Quelques expressions frappantes sont devenues de véritables punchlines, notamment « on ne peut pas ne pas communiquer », « le problème, c’est la solution », « empêcher le patient de se soigner ».

Mais cette école n’en est pas une, au sens scolaire du terme ; elle s’inscrit dans la lignée philosophique de cette étiquette. Auberge espagnole selon les uns, carrefour d’échanges hautement créatif selon les autres, l’école de Palo Alto désigne un courant de pensée né au milieu du XXe siècle, au soleil de Palo Alto. Cité californienne connue pour abriter l’université Stanford et nombre d’entreprises de la tech. Dès le départ, cette « école » a regroupé des chercheurs appartenant à des disciplines plurielles, réunis par une vision systémique.

Connue pour être à l’origine de la thérapie brève et avoir fait prospérer la thérapie familiale, l’école de Palo Alto s’articule dès l’origine autour d’un fil rouge : nous sommes intrinsèquement des êtres d’interaction, tisserands de liens. C’est dans le tramage complexe de nos relations (familiales, professionnelles, sociales, institutionnelles) que naissent nos comportements, nos problématiques autant que leurs résolutions. Cette approche systémique et interactionniste des phénomènes humains – « cet art fascinant qui consiste à résoudre des problèmes humains compliqués au moyen de solutions apparemment simples. Et à découvrir comment derrière ces “solutions simples” réside une théorie complexe et innovante », résumait Paul Watzlawick – signe l’essentiel du projet « paloaltien ». « Cette perspective a littéralement révolutionné les sciences de l’homme et de la société. Elle a bouleversé les paradigmes et modèles antérieurs, dont beaucoup, de ce fait, sont devenus caducs », soulignent Dominique Picard et Edmond Marc, auteurs de L’école de Palo Alto.


La structure qui relie


 Paul Watzlawick

Paul Watzlawick

Si l’on rembobine succinctement la généalogie de Palo Alto, cette école s’épanouit dans le contexte de l’après-guerre qui voit naître de nouvelles disciplines scientifiques, notamment la cybernétique, formalisée par Norbert Wiener vers le milieu du XXe siècle. « C’est elle qui a permis de mieux comprendre comment chaque être humain est constamment façonné par ses interactions avec le monde (physique, social et culturel) qui l’entoure », précise Jean-Jacques Wittezaele, fondateur de l’Institut Gregory Bateson de Liège qui cosigne À la recherche de l’école de Palo Alto. D’une approche linéaire, propre à la vision réductionniste et cartésienne, on en vient à une causalité circulaire et aléatoire, pour rendre compte de la complexité du vivant. Les principes de cette interaction dynamique dans tous les domaines de la société seront définis par la théorie des systèmes (Ludwig von Bertalanffy), ouvrant la voie à la systémique qui impactera tant les découvertes technologiques (dont Internet) que les sciences humaines. Ce courant est porté par les fameuses « conférences Macy ». Celles-ci réuniront à intervalles réguliers, de 1942 à 1953, des mathématiciens, logiciens, anthropologues, psychologues et autres économistes, en vue d’édifier une « science générale du fonctionnement de l’esprit ».

Ces échanges influenceront celui qui posera la première pierre, angulaire et symbolique, de l’école de Palo Alto, Gregory Bateson. Paul Watzlawick, qui rejoint plus tard cette aventure de l’esprit, disait de Bateson que son immense culture en faisait un véritable « homme de la Renaissance ». « Depuis sa première recherche ethnographique, Naven(1), Bateson œuvre à la fois comme un biologiste passionné, un anthropologue de terrain novateur et un épistémologiste en quête de la “structure qui relie” », analyse Sandrine Chalet, auteure de Découvrir l’école de Palo Alto et fondatrice du centre Change, spécialisé dans l’approche systémique et stratégique de Palo Alto. Ce chercheur-défricheur élèvera son questionnement jusqu’au sacré qui nous relie à la toile du monde. « Bateson était à la recherche d’une sorte de matrice qui unit tous les êtres vivants », précise Dany Gerbinet dans Le thérapeute et le philosophe (éd. Enrick B.). Ainsi, Bateson s’interrogera dans Vers une écologie de l’esprit : « Quelle est la structure qui relie le crabe au homard et l’orchidée à la primevère ? Et qu’est-ce qui les relie, eux quatre, à moi ? Et moi à vous ? Et nous six à l’amibe, d’un côté, et au schizophrène qu’on enferme, de l’autre ?  »

Cet art fascinant qui consiste à résoudre des problèmes humains compliqués au moyen de solutions apparemment simples.


Du projet Bateson à l’école de Palo Alto


 Gregory Bateson

Gregory Bateson

À la sortie de la guerre, après sa séparation avec l’anthropologue Margaret Mead, il collabore avec Jurgen Ruesch, psychiatre et psychanalyste américain. Ensemble, ils étudient la communication et les relations interpersonnelles en psychothérapie, jusqu’à publier en 1951 le premier ouvrage qui transpose les concepts cybernétiques aux sciences humaines, Communication, the Social Matrix of Psychiatry. Bateson obtient alors en 1952 un financement de la fondation Rockefeller pour un projet de recherche : « le projet Bateson », dans lequel il souhaite étudier l’effet des paradoxes sur le comportement. Gregory Bateson réunit une équipe au sein du Veterans Administration Hospital de Palo Alto (où il enseigne l’anthropologie et mène ses recherches), composée de l’anthropologue John Weakland, du psychiatre William Fry et de Jay Haley, étudiant en communication à Stanford. L’école de Palo Alto est née... même si le groupe n’utilise pas cette dénomination qui s’est imposée par la suite.

En 1954, Bateson obtient un financement de la fondation Macy pour l’étude de la communication chez les schizophrènes. Cette même année, le psychiatre Donald D. Jackson, qui observe les troubles psychiatriques dans une perspective interactionnelle, rejoint le noyau dur. Leurs recherches les mèneront à publier un article, largement commenté, critiqué et encore très souvent cité : « Vers une théorie de la schizophrénie », qui introduit le concept de double bind. Cette double contrainte (« Sois spontané ! »), selon eux, fait le lit de la schizophrénie, mécanisme de défense pour faire face à ce contexte et ultime moyen de maintenir la cohésion du groupe en tentant d’assumer son incohérence. Cette équipe curieuse et éclectique s’intéresse à l’humour, au zen (ils rencontrent Alan Watts et D.T. Suzuki), ou encore à l’hypnose de Milton Erickson.


Le problème, c’est la solution


L’équipe du « projet Bateson » étant majoritairement composée de praticiens, ils se tournent tous, à l’exception de Bateson lui-même, vers l’application des concepts systémiques à la psychothérapie. Les chemins peu à peu se séparent... En 1959, Donald D. Jackson fonde le Mental Research Institute (MRI) à Palo Alto avec Virginia Satir et Jules Riskin ; il propose à Bateson de les rejoindre pour inclure le travail sur les paradoxes, mais Bateson décline (il quitte Palo Alto en 1963). Paul Watzlawick, Richard Fisch, Jay Haley et John Weakland intègrent le MRI et, en 1968, Richard Fisch crée le Centre de thérapie brève au sein du MRI, où le rejoignent Watzlawick et Weakland. Ensemble, ils développent l’approche clinique de Palo Alto, la grille d’intervention de la thérapie brève. Avec une notion centrale : la « tentative de solution » (attempted solution), mettant en lumière que ce sont les solutions essayées par le patient pour résoudre le problème qui font qu’il se maintient, voire s’amplifie. Un jeu sans fin, où s’entremêlent les interactions pathogènes : l’enfant soumis à la pression parentale sera de plus en plus passif et opposant. D’où l’adage : « Le problème, c’est la solution. »

De ce concept phare découle un accompagnement atypique, une école de la provocation féconde. En effet, pour sortir le patient du cadre où les remèdes deviennent des poisons, il faut « empêcher le patient de se soigner », l’empêcher de s’enfermer dans de fausses solutions. Ainsi, un insomniaque peut avoir comme réflexe de réunir les conditions propices au sommeil : silence, obscurité, relaxation. Or, se forcer à dormir suffit à chasser le sommeil ! Dans une optique thérapeutique, on peut donc tourner le dos au bon sens : l’inviter à dormir le moins possible et occuper les heures libérées pour faire ce qu’il n’a pas le temps de faire. Paradoxalement, il finira dans les bras de Morphée... Les thérapeutes de Palo Alto ont fait preuve d’une incroyable créativité dans les techniques utilisées pour susciter le changement : le « recadrage » (à une femme abattue par son divorce, signaler que, comme elle se plaignait de son couple, la séparation offre une opportunité de changer de vie) ; la « prescription du symptôme » (proposer à un enfant énurétique de mouiller volontairement ses draps) ; les « rituels thérapeutiques » (mettre en place des comportements codifiés pour casser les codes délétères : proposer à une famille qui ne s’écoute pas de se réunir à une heure précise, avec un temps de parole minuté de cinq minutes pour chacun durant lequel personne ne peut interrompre), etc. Protéiforme et d’une vitalité hors norme, cette école de Palo Alto a essaimé un vaste héritage. De la PNL à l’analyse transactionnelle, des constellations familiales à la Gestalt-thérapie, de la complexité formulée par Edgar Morin à la psychomagie de Jodorowsky, entre autres, ils sont nombreux à être inspirés par cette approche « paloaltienne », cette vision systémique du monde. Féconde et transformatrice.

« On ne peut pas ne pas communiquer »
Cette citation de Paul Watzlawick, l’une des figures de proue de l’école de Palo Alto, est un axiome essentiel de la vision systémique. En cessant de mettre l’accent sur l’individu et en le déplaçant sur l’interaction, on passe de « l’homme psychologique à l’homme communiquant ». Ce qui fit dire à Watzlawick : « Nous soignons des relations, pas des gens. » L’enjeu est d’agir sur la communication par la communication. « Un système de communication s’établit dès lors que deux partenaires prennent conscience qu’ils sont entrés dans le champ de conscience réciproque », dixit Bateson et Ruesch(2). Une fois perçu, tout comportement prend valeur de message et revêt du sens : un regard peut être interprété comme une marque d’intérêt ou une menace, et son absence perçue comme du tact ou du désintérêt. Quoi qu’il en soit, la personne ne peut pas ne pas réagir (même inconsciemment). D’où cette « impossibilité à ne pas communiquer », concept-clé pour appréhender notre relation complexe aux autres et ce qui vient la troubler.


(1) La cérémonie du Naven (éd. Minuit) préfigure l’approche systémique et son application en anthropologie. Bateson, qui analyse les rituels comme entretenant ou gérant les clivages sociaux, y décrit cet étrange rite mélanésien entre oncle maternel et neveu/nièce, au cours duquel les hommes se comportent en femmes et vice versa.
(2) Communication et société, G. Bateson & J. Ruesch, éd. Seuil.

À
propos

auteur

  • Carine Anselme

    Journaliste
    Après avoir aiguisé son art journalistique en qualité de rédactrice en chef de divers magazines belges, Carine Anselme décide un jour de ne plus tremper sa plume que dans ce qui la touche au plus profond de son être et qu’elle rassemble sous le vocable « écologie humaine ». De « Psychologies magazine » (édition belge) à « Bioinfo », en passant par « Gael », « Nest » ou encore « Terre Sauvage », elle est devenue une journaliste incontournable sur tous les sujets qui touchent aux médecines altern ...
flower

À
retrouver
dans

Inexploré n°56

Prémonitions

dernière parution

Qui n’a jamais été tenté de connaître son futur ?
Prédictions, prémonitions et rêves prémonitoires relèvent tous de la volonté humaine d’appréhender des bribes de l’avenir en réaction aux doutes et aux questionnements existentiels.

Mais ce futur, si proche et loin à la fois, de quoi est-il constitué, comment fonctionne-t-il ? Ici, la métaphysique, la philosophie et les sagesses ancestrales aident à dresser un portrait-robot de ce temps à venir, qui présente parfois d’étranges interconnexions/liens avec le passé…

Qu’est-ce que le temps, comment se comporte-t-il et qu’a-t-il à nous apprendre, à nous faire comprendre ? Pourquoi certaines personnes perçoivent-elles des informations semblant provenir du futur, et d’autres pas ? Peut-on se fier à ces perceptions ? L’accès à cette clairvoyance de nos destins par la divination vient-il contraindre notre libre arbitre ?
Dans ce numéro d’automne d’Inexploré, découvrez en quoi l’intuition serait la clé à ce monde de perceptions et comment mieux la cerner. Tâche ardue, mais passionnante, à la croisée de la métaphysique et des sagesses orientales… Car loin d’être un phénomène isolé, l’humanité relate, de l’Orient à l’Occident, ces émergences spontanées du futur dans notre présent. Inexploré n° 56 paraît en cet automne et vous invite à explorer le futur comme vous ne l’avez jamais aperçu… Belle découverte !

flower

Les
livres
à
lire

  • À la recherche de l'école de Palo Alto

    À la recherche de l'école de Palo Alto

    par Jean-Jacques Wittezaele et Teresa García-Rivera

  • Découvrir l'école de Palo Alto

    Découvrir l'école de Palo Alto

    par Sandrine Chalet

  • L'École de Palo Alto

    L'École de Palo Alto

    par Dominique Picard et Edmond Marc

Voir tous les livres

Les
articles
similaires

  • Maria Montessori - La pédagogue de l’espoir
    Inspirations

    Grande éducatrice italienne du début du XXᵉ siècle, Maria Montessori est aujourd’hui mondialement connue pour la pédagogie qui porte son nom. Mais derrière les principes éducatifs, c’est une vraie philosophie de l’humain dans son développement qui est à l’œuvre.

    23 mars 2022

    Maria Montessori - La pédagogue de l’espoir

    Lire l'article
  • De l'ordinaire à l'extraordinaire
    Art de vivre

    Les thérapeutes sont souvent confrontés à l’extraordinaire. Quelle position adopter face à l'inexplicable ? Comment accueillir une personne qui dit vivre une expérience « impossible » ? Regard d’une psychologue curieuse et ouverte qui a choisi d’écouter l’extraordinaire...

    17 juin 2010

    De l'ordinaire à l'extraordinaire

    Lire l'article
  • Un coupeur de feu à l’hôpital
    Santé corps-esprit

    Alors que les thérapies complémentaires et les parcours de soin intégratifs entrent peu à peu dans les hôpitaux, qu’en est-il des barreurs de feu ? Réclamé par les patients, leur magnétisme mystérieux questionne encore le scepticisme scientifique. Reportage auprès de l’un d’entre ...

    19 juillet 2023

    Un coupeur de feu à l’hôpital

    Lire l'article
  • Plonger dans l’ombre pour faire émerger la lumière
    Santé corps-esprit

    Et si nous apprenions à connaître, aimer et travailler nos parts d’ombre ? Car sans elles, pas de lumière ! Dans son nouvel ouvrage, Le Shadow Work d'Isabelle Cerf, publié aux éditions Trédaniel, l’auteure propose un journal dédié à cette ...

    31 janvier 2024

    Plonger dans l’ombre pour faire émerger la lumière

    Lire l'article
  • Les émotions, comment ça marche ?
    Santé corps-esprit

    Elles régissent le monde puisqu’elles nous gouvernent. Nous sommes conscients qu’il nous faudrait trouver le moyen de ne plus y être soumis, sans pour autant les faire disparaître. Comment fonctionnent les émotions, au regard de la philosophie, de l’ego, du ...

    24 septembre 2020

    Les émotions, comment ça marche ?

    Lire l'article
  • Comment vivre en harmonie avec Soi, les autres et la nature
    Santé corps-esprit

    Thierry Janssen est psychothérapeute et fondateur de l’École de la Présence thérapeutique. Dans cet extrait de son nouveau livre La posture juste, découvrez le concept de justesse, entre énergétique et psychologie, appliqué au quotidien. Quelques pages pour découvrir comment sentir ...

    15 novembre 2020

    Comment vivre en harmonie avec Soi, les autres et la nature

    Lire l'article
  • Quand la nature enseigne aux enfants
    Inspirations

    Un modèle innovant d'éducation dans la nature basé sur les cultures ancestrales indigènes existe... Il s’agit de L'école Wolf, situé en Colombie Britannique, au Canada (Salt Spring). Au cœur de l’apprentissage : la connexion à la nature, aux autres, et ...

    25 mars 2018

    Quand la nature enseigne aux enfants

    Lire l'article
  • Être l’acteur de sa vie, authentique et libre
    Art de vivre

    Don Miguel Ruiz est un maître nagual renommé, auteur des best-sellers les Quatre accords toltèques et La Maîtrise de l’Amour. Il est aujourd’hui un leader spirituel incontournable suivi par des millions de personnes. Lors de la sortie de son dernier ...

    17 septembre 2021

    Être l’acteur de sa vie, authentique et libre

    Lire l'article
Voir tous les articles

Écoutez
nos podcasts

Écoutez les dossiers audio d’Inexploré mag. et prolongez nos enquêtes avec des entretiens audio.

Écoutez
background image background image
L’INREES utilise des cookies nécessaires au bon fonctionnement technique du site internet. Ces cookies sont indispensables pour permettre la connexion à votre compte, optimiser votre navigation et sécuriser les processus de commande. L’INREES n’utilise pas de cookies paramétrables. En cliquant sur ‘accepter’ vous acceptez ces cookies strictement nécessaires à une expérience de navigation sur notre site. [En savoir plus] [Accepter] [Refuser]