Ses découvertes, qui révolutionnent les concepts
de la psychiatrie officielle, sont porteuses d’une vision
plus vaste de la psyché humaine.
« Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir »... Ce vers
d’Arthur Rimbaud, extrait du
Bateau ivre, résume Stanislav
Grof. Plus encore que son intense attention à l’autre,
c’est son regard qui capte l’interlocuteur. Semblent s’y
refléter « des lichens de soleil », souvenirs peut-être de ses
innombrables voyages dans les profondeurs de la psyché
humaine. À 81 ans, il affirme avoir conduit plus de
4 000 sessions sous psychédéliques et assisté aux séances
de 38 000 personnes en respiration holotropique, une
méthode que lui et sa femme Christina ont mise au point
pour accéder aux états non ordinaires de conscience. De
ses expériences et de celles de ses patients, ce médecin
tchécoslovaque, pionnier de la psychologie transpersonnelle,
a tiré une théorie qui ouvre la voie à une compréhension
radicalement différente de l’être humain. Son
approche controversée ne l’a pas empêché d’être respecté
des milieux académiques :
« Quand j’allais à Harvard,
je portais un costume et une cravate, des cheveux courts, je
n’étais pas un hippie, et je n’ai jamais fait de prosélytisme ni
encouragé les rave parties ou la prise de substances : j’ai trop
de respect pour leur pouvoir. »
La substance qui changea la vie de Grof, c’est le diéthylamide
de l’acide lysergique, plus connu sous le nom de
LSD-25. Nous sommes en 1956. Quelques années plus
tôt, en s’intoxiquant par inadvertance, le chimiste suisse
Albert Hofmann a découvert l’effet du produit sur le cerveau
humain. Pour explorer son potentiel, les laboratoires
Sandoz en ont expédié des échantillons dans plusieurs
hôpitaux et universités. Au département psychiatrique de
la faculté de médecine de l’université Charles à Prague, le
paquet arrive accompagné d’une lettre qui précise que le
LSD peut éventuellement être utilisé par les psychiatres
et les psychologues comme un outil leur permettant
d’accéder temporairement aux états de psychose de leurs
patients. « Cette note devint ma destinée », aime à dire
Stanislav Grof.
Pourquoi ressent-il cet intérêt ? Le produit est inconnu,
issu d’une série de manipulations à partir d’alcaloïde d’ergot,
un médicament destiné aux patients en gériatrie ou
en gynécologie. Il est vrai que ses effets inattendus sur la
psyché humaine semblent intéressants.
« On espérait montrer
que le corps produisait une substance similaire et que les
maladies n’étaient pas mentales, mais chimiques. C’était le
Graal de la psychiatrie. » Mais surtout, à cette époque,
Stanislav Grof s’ennuie. Lorsqu’il a découvert
L’Introduction
à la psychanalyse, de Freud, à l’âge de 18 ans, il a
abandonné du jour au lendemain la carrière à laquelle il se
destinait, dans le secteur du dessin animé, pour rejoindre
la faculté de médecine. Sept ans plus tard, sa passion n’est
plus si ardente. Les traitements disponibles à l’époque
sont rudimentaires. Quant à la psychanalyse, qu’il poursuivra
pourtant jusqu’en 1967, elle lui semble limitée.
Son approche, controversée ne l’empêche pas d’être respecté des milieux académiques.
Sa session sous LSD ouvre au jeune étudiant de nouveaux
horizons. Elle combine la prise de substance et l’usage
d’une lumière stroboscopique, son professeur voulant
pratiquer un électroencéphalogramme pour étudier la
synchronisation des ondes cérébrales avec l’émission
lumineuse. En fait de lumière, le jeune Grof est littéralement
irradié par la vision qui le saisit au cours de
sa session.
« Les mystiques parlent d’un million de soleils.
J’ai pensé à Hiroshima à l’époque, et en même temps c’était
intelligent, conscient, d’une extrême créativité », se souvient-
il. Son expérience l’emmène bien loin de la clinique
pragoise.
« J’étais annihilé : je suis devenu tout l’univers »,
relate-t-il avec un reste d’émotion. Il en revient transformé.
Mais comment pouvait-il être si sûr de ne pas
avoir halluciné :
« Voyez-vous le livre posé sur cette table ?
Vous êtes certaine de le voir n’est-ce pas ? Et bien l’expérience
paraissait aussi réelle. Ce n’était pas une fantasmagorie. Elle
avait un vrai pouvoir de conviction. »
Au point que Stanislav Grof décide de se consacrer à
l’étude de ses états.
« Je me suis dit : te voici coincé en
psychiatrie, et c’est de loin le sujet le plus intéressant que tu
puisses étudier. » Il relie sa propre expérience à celle qu’ont
vécu les mystiques de nombreuses traditions religieuses.
Lui-même n’est pas pratiquant. Son père était un
self
made man d’une famille pauvre, sans religion, et sa mère
une fille de bonne famille, catholique. L’église du village
de Bühmisch Trübau où ils vivaient, à 180 kilomètres de
Prague, refusa de célébrer leur union, et c’est la famille
de la mère qui dénoua la situation par une substantielle
donation financière. Écœurés, les parents décidèrent d’un
commun accord que leurs enfants ne fréquenteraient pas
l’église. À la place, la mère de Stanislav Grof l’emmena à
des conférences de Paul Brunton, voyageur, philosophe
et mystique britannique qui avait séjourné en Inde et
connaissait Sri Aurobindo. Avec les étudiants de Brunton,
Stanislav, adolescent, s’essaya à la méditation, puis apprit
le sanscrit.
« Je connaissais intellectuellement certaines choses
sur les états mystiques. Mais après l’expérience de 1956, je
suis descendu de l’abstraction jusqu’à « être » l’univers physique.
Depuis, je n’ai rien fait professionnellement qui ne
soit lié à cela. »
De 1960 à 1967, il prend la direction d’un groupe de
chercheurs au Psychiatric Research Institute de Prague.
Son équipe d’une demi-douzaine de psychiatres et de
biochimistes a accès à toute une panoplie de psychédéliques
: LSD, psylocibine, champignons, mescaline…
Les premières études portent sur une quarantaine de
sujets – patients psychiatriques mais aussi quidams sans
autres troubles que les pathologies de la vie ordinaire.
Les chercheurs procèdent à toute une batterie de tests
physiologiques et psychologiques avant et après les sessions
pour évaluer l’effet des psychédéliques, et tenter de
comprendre la chimie des maladies mentales.
Cartographe de la psyché
Grof est fasciné par
« l’incroyable variabilité des expériences
dans des conditions relativement standard. » Non seulement
les sessions sont différentes d’une personne à l’autre, mais
la même personne ne vit pas du tout la même session à
deux semaines d’intervalle.
« Il est devenu clair à mes yeux
que ce n’était pas le LSD que nous étions en train d’étudier.
Le LSD était un catalyseur, mais ce à quoi nous assistions,
c’était au dévoilement de dimensions de la psyché normalement
inaccessibles. » Pour Grof, le LSD est comparable
au microscope ou au télescope :
« Il permet que des choses
qui étaient cachées deviennent une expérience consciente,
en affaiblissant les défenses psychologiques. » Comprenant
cela, il abandonne les tests sanguins et les analyses d’urine
pour s’intéresser à la phénoménologie des expériences :
« Je suis passé du laboratoire au travail clinique, avec un
outil qui emmène le patient vers l’inconscient plus vite et
plus profondément, jusqu’au point où cela peut accélérer et
approfondir la thérapie. »(...)