«
Les grands esprits sont sûrement de proches alliés de la folie, et de minces cloisons les en séparent », analyse le poète John Dryden, en 1681. Même s’il est (in)délicat d’enfermer la folie dans une définition générique, il existe néanmoins d’innombrables génies créatifs en proie à des troubles mentaux. Des artistes maudits, à l’image de Gérard de Nerval ou Antonin Artaud, mais aussi de fabuleux mathématiciens, comme Alexandre Grothendieck et John Forbes Nash, paranoïaques de génie. Le plus célèbre d’entre eux, Vincent Van Gogh, atteint d’une épilepsie du lobe temporal, qualifiait ses crises de «
tempêtes intérieures », balayées par des déferlantes d’hallucinations, de confusion mentale et de souvenirs. Après l’événement de « l’oreille coupée », résultat d’un accès de « folie », il explique à son ami, Paul Gauguin, les étranges états qu’il traverse et transmute en arrangement de couleurs : «
Dans ma fièvre cérébrale ou nerveuse ou folie, je ne sais trop comment dire ou la nommer, ma pensée a navigué sur bien des mers... »
Du chaos au big-bang créatif
Autiste Asperger, génie des chiffres et des langues, Daniel Tammet, doué de synesthésie, voit les nombres comme des formes et des couleurs. Dans
Embrasser le ciel immense, il décrypte le cerveau des génies et la biologie de la créativité. «
Selon le neurologue V. S. Ramachandran, la capacité à établir un lien entre des concepts habituellement sans rapport est au cœur du processus créatif », relève-t-il. Daniel Tammet cite ainsi les études menées par ce neurologue qui montrent que la synesthésie, l’interaction des sens, est beaucoup plus fréquente chez les artistes, les poètes ou les romanciers, leur permettant des connexions rapides et originales. L’avant-gardisme prendrait donc sa source dans l’hyperconnectivité de certains cerveaux. «
Ces cerveaux ne suivent pas une réflexion étape par étape ; ils puisent leur inspiration dans une sorte de chaos merveilleux et déchaîné, qui extirpe les informations de partout dans l’esprit pour arriver à des résultats à nous couper le souffle », s’enthousiasme Daniel Tammet. Il postule ainsi que certaines maladies neurologiques comme l’épilepsie, la schizophrénie – qui s’accompagnent souvent d’hyperconnectivité – pourraient être le foyer de formes de créativité exceptionnelles. Et de citer le livre d’Eve LaPlante,
Seized : Temporal Lobe Epilepsy as Medical, Historical and Artistic Phenomenon (« Possédé : l’épilepsie du lobe temporal comme phénomène médical, historique et artistique ») où l’auteure identifie un lien possible entre l’épilepsie de Van Gogh et sa créativité hors du commun. «
LaPlante cite aussi d’autres noms célébrés pour leur fantaisie, et dont on peut supposer qu’ils étaient épileptiques : Lewis Carroll, Edgar Allan Poe, Gustave Flaubert ou encore Dostoïevski », note-t-il.
L’avant-gardisme prendrait donc sa source dans l’hyperconnectivité de certains cerveaux.
Une production délirante
Pour illustrer finement ce lien entre talent créatif et troubles mentaux, le professeur en psychologie et chercheur spécialisé dans l’étude de la créativité Todd Lubart et ses confrères scientifiques s’appuient notamment sur l’existence et l’œuvre de l’écrivain Honoré de Balzac. «
Toujours passe à travers sa vie cette ligne fine comme un souffle qui sépare la raison de la folie », écrit Stefan Zweig dans
Balzac : le roman de sa vie. Le cas Balzac est emblématique, car de zones d’ombre en éclats de lumière, il manifeste les traits de génie créatifs associés à certains troubles mentaux – trouble bipolaire, en ce qui le concerne. D’exaltation en mélancolie, sa vulnérabilité est le terreau fertile d’une extraordinaire créativité. Doté d’une mémoire visuelle hors norme, Balzac « absorbe » les stimuli environnementaux, au point de remarquer d’infimes détails. «
Ces détails pour lui significatifs, dans le creuset de son imagination, se fondent en un ensemble de relief hallucinant », relève Todd Lubart.
Et Balzac de s’interroger sur cette « seconde vue » qui lui permet d’entrer littéralement dans la peau de ses personnages : «
Mon regard est comme celui de Dieu. Je vois dans les cœurs. Rien ne m’est caché », fait-il dire à Gobseck, son avatar, l’antiquaire de
La Peau de chagrin. Cette hypermnésie visuelle lui fait craindre de basculer dans la folie, mais il transcende de manière littéraire cette « puissance », comme il l’appelle. Fait courant dans les états (hypo)maniaques, les associations d’idées abondent et sont inventives. Mais quand la fébrilité maniaque est à son comble, on assiste à la traditionnelle « fuite des idées » ; l’écrivain se perd, «
ses mots bouillonnent », dixit le critique Sainte-Beuve, et la production créative perd de sa cohérence. Extravagant dans l’âme comme dans la tenue vestimentaire et comportementale, Balzac bouscule les conventions... ce qui le rend plus créatif. Il s’achemine ainsi vers un «
être davantage », comme dit Jean-Pierre Klein à propos de l’issue bénéfique de « l’art-thérapie », dans son ouvrage éponyme (éd. PUF, 2019). Être davantage, c’est avant tout espérer aller mieux...
Tout embrasser
Chez Balzac, comme chez d’autres génies souffrant de trouble bipolaire ou de schizophrénie, idées de grandeur et volonté de s’affranchir des lois de la finitude de l’espace et du temps font autant partie du processus créatif que de la symptomatologie. Serait-ce là une façon de se « recréer » hors de cette réalité si normative ? En ce qui concerne Balzac, grâce au foisonnement
délirant de son œuvre et de ses personnages, il s’octroie un pouvoir de surhomme, de démiurge même. Ce qui le fait déclarer, en préface de
La Peau de chagrin : «
Les hommes de génie [il parle indirectement de lui, NDLR]
ont-ils le pouvoir de faire venir l’univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il un talisman avec lequel ils abolissent les lois du temps et de l’espace ?... » Et toujours dans cette même
Peau de chagrin, il s’exprime par la voix de l’antiquaire : «
La faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, le plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, le plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu ! » Pur esprit, il échappe aux limitations du monde ordinaire. Sous sa plume naît «
un microcosme dont il est le roi », écrit Todd Lubart. Il poursuit : «
Le processus créatif l’a probablement protégé d’une décompensation psychotique, c’est-à-dire d’une rupture de contact avec la réalité. »
En mettant en scène un monde imaginaire bien circonscrit, l’œuvre de Balzac, tout comme le délire, a une fonction de reconstruction d’une autre réalité, «
une réalité interne plus adaptée aux besoins du sujet ». Peu à peu, son monde imaginaire finit par envahir la réalité, avec des personnages fictifs qui prennent vie à ses côtés... jusque dans la mort. À l’aube de son dernier souffle, Balzac crie : «
Appelez Bianchon, Bianchon me sauvera, lui ! » – Bianchon qui n’est autre que le médecin qu’il a créé de toutes pièces dans
La Comédie humaine. «
Le génie de Balzac aura consisté à animer, faire vivre et exister son monde imaginaire au point qu’il en devienne réel, non seulement pour lui, mais aussi pour les autres », conclut Todd Lubart. Là est peut-être tout le génie d’une folle créativité, balzacienne ou autre – nous faire entrer dans un univers fantasmé plus vrai que nature ?!
Un talent fou
25 000 pages de travaux détruites en 1991 par le mathématicien Grothendieck, alors qu’il se retire du monde. À sa mort, en 2014, ses enfants trouvent chez lui 50 000 pages de travaux mathématiques et réflexions philosophico-mystiques.
22 514 soit les premières décimales de pi mémorisées par Daniel Tammet, autiste, génie des nombres et des langues. Il a appris l’islandais en quatre jours.
25 % de la population mondiale est concernée à un moment ou à un autre par un trouble mental (dépression, trouble bipolaire, schizophrénie, TOC...).
Souffrance et création
«
L’art ne représente pas le visible, il rend visible. » Cette citation de Paul Klee illustre le pouvoir de sublimation de la création. Faut-il être en souffrance pour créer ? Créer serait-il un exutoire pour aller mieux ? Le D
r Jean-Marc Boulon a créé en 1995 l’association Valetudo
(1) qui initie des ateliers d’art-thérapie pour «
démystifier la maladie mentale » au sein de la maison de santé Saint-Paul de Mausole, à Saint-Rémy-de-Provence – là où Van Gogh, interné après l’épisode de l’oreille coupée, s’est adonné à cette «
peinture consolante ». Selon ce psychiatre, dans la création artistique, il y a une part qui se rapproche du délire, «
puisqu’on crée quelque chose qui n’existe pas ». Il précise : «
La création n’est possible que si l’individu est détenteur d’une énergie particulière. Mais il y a des personnes qui feront des œuvres géniales tout en n’étant pas malades. D’autres parviendront à exprimer leur souffrance par la création. Certains patients, en vivant un choc, vont réaliser des œuvres d’une qualité impressionnante, alors qu’une semaine auparavant ils se croyaient incapables de créer quoi que ce soit, et qu’une fois la crise passée, ils ne créeront plus. » Parfois, il y a révélation d’un vrai talent. Mais Jean-Marc Boulon insiste : «
Il serait restrictif de dire que l’art-thérapie cherche à “génialiser” le potentiel créatif. Ce n’est pas ce niveau d’art qu’elle doit chercher. C’est avant tout un accès au plaisir, à l’expression, à la reconnaissance, accessible au plus grand nombre. » Évoquant sa « folie artistique », Vincent Van Gogh écrit dans l’une de ses lettres : «
Tout le monde aura peut-être un jour la névrose, le horla, la danse de Saint-Guy ou autre chose. Mais le contrepoison n’existe-t-il pas ? Dans Delacroix, dans Berlioz et Wagner ? » Car, oui, comme le clame Dostoïevski, «
la beauté sauvera le monde » – notre monde intérieur en tête.
(1) Voir
saintpauldemausole.fr