De nos jours, la parole est partout, notre quotidien est noyé sous le bruit de nos activités. On allume la radio le matin, la télévision le soir, on pianote sur son téléphone portable à longueur de journée. On branche ses écouteurs dans le métro, on subit le vacarme des transports. La musique s’est également imposée dans les bars, dans les restaurants, dans les ascenseurs, dans les magasins. Les personnes qui parlent peu sont considérées comme étranges. Partout, tout le temps, il faut avoir un avis, une anecdote… Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme : ce son continu affecte nos capacités auditives, notre niveau de stress, notre sommeil, nos facultés de concentration, ainsi que le bon fonctionnement de nos systèmes cardiovasculaire, digestif et endocrinien. Mais est-ce vraiment tout ? On raconte qu’en 1940, Winston Churchill s’est tu deux à trois minutes avant d’accepter d’entrer au gouvernement. Bousculé par son silence, l’homme qui devait occuper le poste de Premier ministre s’est désisté au profit de Churchill, pressentant que seul ce dernier avait l’envergure pour diriger la Grande-Bretagne en temps de guerre… Comme si, dans le fait même de se taire, une force et une vérité trouvaient à se révéler. L’actualité est venue nous le rappeler : après les attentats de Paris ou de Nice, qui n’a pas éprouvé le besoin de laisser le silence nous dire et nous unir ? Surtout face à un flux d’information qui nous rend trop réactifs, boulimiques, ou l’important se noie parfois dans ce qui ne l’est pas. A tant s’épancher, quel malaise masque-t-on, quel vide comble-t-on ?
« Dans nos sociétés, quand la conversation s’arrête, on est souvent gêné, note le prêtre et philosophe Jean- Yves Leloup. Pourtant, quand on aime quelqu’un, on n’a plus besoin de parler. Il y a du silence au sein de la rencontre. »
Dialogue intérieur
Christian Möllenhoff est professeur de yoga et de méditation à Paris. Dans son école du 11e arrondissement, point d’encens ni de musique douce. On entre en silence, on pratique et on sort en silence, afin de favoriser l’intériorité et la disponibilité.
« Le silence est une composante de nombreuses traditions spirituelles », rappelle-t-il. Chez les peuples premiers, les chamanes s’isolaient, en pleine nature ou au fond des grottes. Les pères du christianisme ont fait l’expérience du désert. Certains moines, comme certains yogis, font vœu de silence.
« Pour certains, c’est simplement un moyen d’expérimenter une difficulté de vie supplémentaire, souligne l’enseignant,
mais plus généralement, c’est un des facteurs qui mènent à une nouvelle compréhension, de soi et du monde. »
Le processus n’est pas forcément aisé : se taire, c’est l’inconnu, le risque de la solitude, la peur de l’évaporation sociale… Et la confrontation avec soi.
« La parole contribue à nous forger un personnage, qui n’est peut-être pas l’être véritable que nous sommes, estime Christian Möllenhoff.
On bavarde parfois pour ne pas ressentir. Le silence n’induit pas automatiquement le calme : il nous met face à nos conflits et démons intérieurs. Ce peut être invasif, douloureux, étouffant. »
Dans l’impossibilité de fuir dans la parole, il faut accepter d’accueillir, de cerner, de lâcher.
« Mon mois de silence, lors d’une retraite de yoga et de méditation, m’a permis d’observer les variations de mon mental, témoigne Jean-François, l’un des collaborateurs de Christian Möllenhoff.
D’ordinaire, quand on vit quelque chose, on en parle. Par ce biais, on fige un sentiment ou une attitude. Souvent, on adapte aussi son discours à ses interlocuteurs. Là, j’étais mon seul auditeur. Je me suis aperçu que sur un sujet, je pouvais avoir une opinion à un moment et, quelque temps plus tard, estimer l’inverse.
Au départ, ça m’a perturbé, puis ça m’a fait sourire. J’ai touché du doigt combien nos pensées et nos émotions ne sont pas totalement fiables. » Une paix intérieure s’est installée, lui donnant accès a une part de lui-même plus profonde, observatrice des aléas de surface.
« Quand nous touchons ce point de silence en nous, nous sommes à notre source, commente Jean-Yves Leloup.
Ce silence n’est pas contre la parole ni les bruits : il les contient, sans se laisser emplir par eux. »
On bavarde parfois pour ne pas ressentir.
La voix du sensible
S’ouvre alors, subtilement, un autre rapport au monde.
« D’abord en prenant conscience de l’énergie que nous consumons d’ordinaire à exprimer et à défendre des avis », souligne Christian Möllenhoff.
Exit la conceptualisation, la projection et l’échange de récits ou d’idées : notre énergie est disponible à autre chose, le ressenti devient central, l’attention primordiale.
« En silence, on entend dix fois plus les bruits de la nature, on note dix fois plus de détails visuels, on est plus conscient de ce que l’on fait », indique Jean-François. Privé d’expression orale, on s’enracine dans le présent, on développe l’écoute.
« Fréquemment, on demande des informations à autrui pour se rassurer, alors qu’au fond, on sait », poursuit Christian Möllenhoff. Quand poser des questions devient impossible, il faut chercher seul, puiser en soi les ressources, développer son intuition et sa créativité. Car le silence n’a rien de vide : en tournant notre regard vers l’intérieur, il nous fait toucher du doigt notre richesse de perception et d’imagination.
Émancipé des stimuli sonores, notre esprit est tout ouïe pour lui-même. Des visions fleurissent, une clarté émerge. A la clé : un bien-être avec soi, une compréhension de sa place, et une confiance dans ses capacités.
« On s’aperçoit aussi qu’une nouvelle forme de communication s’installe », ajoute Christian Möllenhoff. Non pas basée sur les mots, ni même sur les gestes ou les échanges visuels, mais sur un feeling, corporel ou émotionnel, et une intelligence des signaux faibles : une façon de se mouvoir, de poser le regard, d’être bien (ou non) dans le champ d’énergie de quelqu’un… Jusqu’à percevoir parfois une forme de télépathie :
« Dans ces moments, on capte les pensées les uns des autres, révèle l’enseignant. Cela n’a rien d’extraordinaire : elles ne sont peut-être pas si personnelles. En silence, on est plus réceptif, plus connecté à cet espace commun. » Jean-François en témoigne :
« Un jour, durant mon mois de silence, je travaillais dans les champs avec une amie. Déjà, le spectacle de la beauté de la nature me procurait un sentiment d’osmose avec les éléments. Ma camarade et moi ramassions des carottes. À un moment, dans cette proximité, j’ai eu l’impression que le temps s’arrêtait. Nous nous sommes regardés ; j’avais la sensation que tout était figé, que j’aurais pu m’extraire de la matrice. C’était un instant extraordinaire, de pure présence partagée. »
J’avais la sensation que tout était figé.
Retrouver l’équilibre
Pas toujours facile, ensuite, de revenir à la parole :
« Les voix résonnaient dans ma tête, leurs vibrations m’envahissaient, impactaient mon rythme intérieur et m’empêchaient de dédier mon attention au moment », souligne Jean-François. L’idée n’est pas de rester mutique. Les mots sont un outil performant d’information, de lien et de reconnaissance mutuelle. Il y a des circonstances ou dire et se dire est essentiel, pour ne pas laisser cours aux tabous ou aux frustrations. D’autant que lorsqu’il est imposé, le silence peut rendre fou. Des expériences ont montré qu’une personne enfermée dans une chambre sourde est susceptible de développer des troubles psychotiques. L’important, dans le retrait de la parole, c’est de nous faire reconsidérer celle-ci. Le verbe n’est qu’un outil d’interaction, parmi d’autres. Plus il est posé, nourri de discernement et de profondeur, plus il porte.
Des recherches menées en 2006 par le cardiologue Luciano Bernardi ont révélé que deux minutes de silence au sein d’une musique douce étaient plus relaxantes que la musique elle-même, du fait probablement du contraste entre le son et sa disparition. Dans l’œuvre du compositeur Morton Feldman, c’est le silence qui donne du relief aux notes, qui souligne leur force. Ainsi devrait être la parole : empreinte d’espace et de recueillement. On dit que Gandhi restait silencieux un jour par semaine. Lui faire de la place au quotidien, c’est s’accorder le droit d’un repas sans conversation, ou couper de temps à autre ses réseaux d’information. C’est aussi marquer un temps d’arrêt entre une situation et la façon dont on y réagit. Choisir ses mots, leur ton, leur temporalité… Ou faire le choix de s’abstenir.
« Revenir à cette page blanche est précieux », confirme Jean- Yves Leloup. Pour Jean-François, désormais, les moments de silence ne sont pas vides, mais au contraire les plus pleins.
« Quand je parle, je raconte. Quand je me tais, je vis », conclut-il.