« Notre pédagogie ne devrait pas porter uniquement sur l’acquisition d’un savoir intellectuel. Elle devrait aussi favoriser une structuration de l’âme par l’éprouvé, par l’expérience », indique Pierre-Yves Albrecht, fondateur du Foyer des Rives-du-Rhône et de l’Académie Aurore. Le propos de ce docteur en ethnologie, de cet initié aux mystères, mais surtout de ce thérapeute de terrain, est de souligner combien l’Occident esquive, autant qu’il le peut, toute plongée dans l’épaisseur du sensible. Il rappelle combien depuis des millénaires, notre culture s’est construite autour de la volonté de domestiquer l’expérience vivante. Nous aurions pris refuge dans des postures intellectuelles, rationnelles, abstraites, et en serions arrivés à croire que le monde n’est constitué que de matière inerte et de lois mécaniques. Au final, en désenchantant le monde, nous aurions désensibilisé nos êtres.

Or, cette discréditation du sensible réduirait notre capacité à accéder à une connaissance par l’éprouvé et à entretenir une reliance aux dimensions invisibles de notre réalité. Résultat : nous serions souvent en mal de connexion aux différentes modalités de notre âme. Nos enfants seraient en manque d’outils expérientiels leur permettant d’éprouver et d’actualiser leur réalité profonde. « Il n’y a plus de rites de passage, d’initiation chez nous. L’enfant ne peut pas maturer en bénéficiant de la sagesse des anciens. De nouveaux états de conscience ne peuvent pas apparaître en lui d’une manière qui soit bordée, optimisée, voire décuplée. Son développement sensible, laissé en friche, génère souvent des maladies psychosomatiques et psychiatriques, qui sont des maladies de l’âme », souligne le thérapeute.

Un philosophe sur le terrain

Pierre-Yves Albrecht est tout d’abord enseignant en philosophie. Rien ne le destine à travailler avec des toxicomanes, mais l’enseignant se lance en 1981 dans la création du Foyer des Rives-du-Rhône. À l’époque, le phénomène de la toxicomanie est relativement nouveau et les accompagnants ne savent pas toujours quoi faire de ces personnes qui se mettent en état de conscience modifié. « Le problème, c’est qu’on ne peut pas demander à un toxicomane d’arrêter de se mettre dans un état d’ivresse, vécu comme étant magnifique. C’est trop irrésistible. Donc le gros du travail a été de trouver par quoi remplacer cette ivresse », rapporte le thérapeute suisse. Rapidement, ce sont les jeunes eux-mêmes qui proposent des pistes. Le premier, c’est Alain. Placé dans ce foyer malgré une condamnation à douze ans de prison, il demande un jour à faire une retraite dans la montagne. Pierre-Yves Albrecht hésite et décide de lui faire confiance. Il le laisse avec de la nourriture à l’abri d’un rocher à quelque 2 500 mètres d’altitude. Au bout de trois jours, voyant qu’il se met à neiger, il va le chercher. « Il était frigorifié, mais il avait un regard extraordinaire ! Il m’a dit qu’il avait "compris". Cette expérience a été une bascule pour lui », détaille-t-il. L’équipe du Foyer des Rives-du-Rhône commence alors à proposer des retraites. Et parce que ces processus obligent les jeunes à plonger dans un vécu intense, ces derniers découvrent des choses importantes sur eux-mêmes. En quête de réponses, Pierre-Yves Albrecht se lance dans l’étude des rituels de passage. Il entame alors un doctorat en anthropologie et ethnologie sur l’utilisation de l’initiation et de la transe dans les déserts nord-africains.

Une traversée initiatique

« Au cœur des zaouïas, les marabouts ou les chorfas utilisent la transe pour soigner les gens qui sont en prise avec des djinns. J’ai vu qu’il y a une grande analogie entre ces "djinnopathes" et les toxicomanes. Ils ont les mêmes symptômes et sont dans cette même recherche d’un état de conscience différé. Sauf que ces traditions savent utiliser la transe et l’initiation pour les aider. Plus encore, elles proposent des rituels de passage pour équiper leurs jeunes et leur faire découvrir les différentes modalités de leurs âmes », explique le thérapeute. Lors de ses pérégrinations, Pierre-Yves Albrecht assiste à de nombreuses cérémonies et certaines personnalités lui offrent de pénétrer dans des espaces sacrés, où les Européens ne sont que peu admis. Il est lui-même initié et se rapproche du soufisme. Par ailleurs, il voyage fréquemment dans l’Himalaya et étudie le bouddhisme.

Autre influence importante : son étude de la pensée des pères du désert. Et justement, le thérapeute propose aux accueillis du Foyer des Rives-du-Rhône de faire des marches dans le désert. Sur une période de neuf ans, bout par bout, Pierre-Yves Albrecht et différents groupes de jeunes partent sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, descendent jusqu’en Mauritanie, traversent le Mali, remontent sur l’Algérie, traversent la Libye et l’Égypte. « Parfois on se disait qu’on était un peu comme des chevaliers en recherche du Graal ! (Rire) Dans le désert, il fait chaud, froid, la nourriture peut venir à manquer, il peut y avoir des dangers, et en même temps, c’est un espace magique. Quand vous êtes immergé dans cet espace grandiose pendant huit semaines, sans rencontrer aucun signe de civilisation, votre état de conscience s’élargit et vous avez parfois l’impression d’être tout. La beauté de l’Univers se révèle et renverse votre conception des priorités ! (Rire) Cela a permis à de nombreux jeunes de découvrir qui ils étaient profondément », témoigne le thérapeute.

Une pédagogie par l’éprouvé

À partir de son expérience de terrain, de ses études philosophiques et ethnologiques, Pierre-Yves Albrecht élabore alors une « pédagogie initiatique ». Celle-ci réhabilite notamment la vertu de la santé physique, des arts martiaux, des retraites et, bien sûr, des rites initiatiques. En son cœur, l’éprouvé. Et éprouvé, c’est revenir au corps. « Le corps est un moyen incontournable pour aller vers l’âme. Plus notre physiologie est clarifiée, plus nous pouvons enrichir notre intériorité et stabiliser de nouvelles connaissances au quotidien. Nous ne proposons donc pas un travail discursif, mais un travail opératif. L’opérateur doit être dans l’œuvre », souligne Pierre-Yves Albrecht. Surtout que pour le thérapeute, procéder à des modifications d’état de conscience sans que les structures biopsychiques de la personne soient adaptées serait aller au-devant de gros problèmes. Et de fait, les processus initiatiques traditionnels comprennent tous des phases d’ascèse corporelle avant de procéder à un rite de passage à proprement parler. Au final, les résultats de la pédagogie initiatique sont salués par les institutions officielles qui collaborent avec le Foyer des Rives-du-Rhône. Des médecins et même des juges témoignent des progrès effectués par les jeunes qui leur sont confiés.

Un chemin vers le centre

« L’initiation ou le rite de passage sont des moyens extraordinaires pour communiquer avec cette dimension invisible qui fait partie du Cosmos, mais aussi de l’anthropos – c’est-à-dire de l’humain ! Le but de l’initiation est donc de développer des états de conscience qui ne sont autres que des modalités de notre âme », indique Pierre-Yves Albrecht. Tout comme nous n’utiliserions que 10 % de notre cerveau, nous n’exploiterions pas toutes les modalités de notre psyché. Des initiations successives pourraient permettre de débloquer et d’actualiser ses différentes facettes. Et selon les traditions spirituelles auprès desquelles le thérapeute est allé s’enrichir, ces modalités seraient également des modes d’une conscience globale. « Être initié, c’est ainsi enlever une à une les différentes couches, les voiles, disent les soufis, qui recouvrent ce que nous sommes profondément. Ainsi, nous pouvons revenir au centre de nous-mêmes. Et qu’est-ce qu’il y a au centre de nous-mêmes ? Le divin, ou appelez-le comme vous le voulez… l’essentiel, ce qui est pur, ce qui est vrai, ce qui est juste », souffle le thérapeute. Faut-il alors être un adolescent perturbé pour bénéficier de cette « pédagogie initiatique » ? Interpellé par des parents sur le fait que tout jeune pourrait bénéficier de son approche, Pierre-Yves Albrecht fonde l’Académie Aurore en Suisse en 2002. Aujourd’hui, l’Académie accueille tout un chacun également en Belgique et en France. L’idée reste de tisser une pratique extérieure avec un état de conscience intérieure.


Pour aller plus loin
Et si les solutions étaient en nous ? Conférence avec Pierre-Yves Albrecht, organisée par l’INREES