Les premiers rituels apparaissent dès l’enfance, qu’ils soient issus de jeux, de gestes rassurants ou encore de rites familiaux et religieux. À l’âge adulte, nous sommes de plus en plus nombreux à les abandonner, à pratiquer certains rites sans en être conscients, ou à conserver quelques traditions familiales sans forcément d’entrain ni de réelles connaissances sur leurs origines. Mais à l’heure où l’Occident s’interroge de plus en plus sur sa quête de sens et l’abandon de son sacré, les rituels ont une place à prendre. Bons pour la santé, pour le moral, mais aussi pour l’évolution de l’humain, voire pour le bien qu’ils peuvent procurer à la Terre, les rituels commencent à être recherchés par nombre d’entre nous. Il est essentiel de distinguer rite et rituel, selon Thierry Janssen qui sort un livre sur ce thème
(1), même si la frontière est mince. Le rite est ce qui est établi par l’ordre, qu’il soit religieux, traditionnel, familial… Le rituel en est l’exécution puisqu’il vient du mot
rituales libri, le livre des rites.
«
Le rituel est une mise en scène consciente du rite. Il est chargé de symbolisme et, de ce fait, il constitue un langage plein de sens. Ce langage est nécessaire pour passer de l’individuel au collectif, tout en préservant l’essence
du rite », explique le thérapeute. Tout ce qui est humain étant « langage », le rituel est un langage avec
tout ce qu’il contient de culturel, sociétal, archétypal et signifiant pour l’inconscient. Et ce qui faisait communauté spirituellement auparavant ne fonctionne plus de la même façon aujourd’hui ; nous sommes face à des pertes de repères, à des besoins nouveaux.
«
Même sans embrasser des croyances religieuses spécifiques, [les pratiques rituelles] peuvent collectivement former notre vie spirituelle contemporaine », propose Casper Ter Kuile, enseignant-chercheur à Harvard, spécialisé dans les rituels. Qu’ils soient issus de nos traditions ou complètement nouveaux, athées ou sacrés, les rites que nous pouvons créer aujourd’hui ne sont que des outils bienfaisants pour notre chemin, nos liens et notre évolution en tant que société, dont les paradigmes changent assurément.
Le rituel est un langage avec tout ce qu’il contient de culturel, sociétal, archétypal et signifiant pour l’inconscient.
Un peu d’histoire
Évidemment, depuis toujours, les humains ont cherché à expliquer leurs origines, le Cosmos, les mystères de la vie, de la mort et de la nature en se reliant à plus grand qu’eux, au moyen des rites et des croyances. Depuis les chamanismes ancestraux, en passant par les religions du Livre ou les spiritualités asiatiques, partout des rites ont accompagné les communautés. «
Les rites et les rituels relient les êtres humains autour de compréhensions, de représentations et d’intentions partagées. De ce fait, ils apaisent et ils soudent les communautés humaines. Ils constituent le socle sur lequel naissent et croissent les civilisations. Relier c’est religare
en latin. Ainsi, par nécessité biologique, les rites et les rituels ont participé à l’apparition des grandes religions », rappelle Thierry Janssen. À un niveau plus personnel, inscrit dans un espace sociétal, le rite religieux accompagnait les grandes étapes de la vie tels la naissance, le passage à l’âge adulte, le mariage ou les enterrements. Parce qu’ils sont signifiants à cette place, et puisqu’ils tendent à disparaître avec le recul des religions, les rituels peuvent être amenés à manquer dans notre vie. Mais les rituels ne sont pas que reliés au religieux, ils sont aussi laïcs, comme pour les commémorations d’après-guerre, les nominations à des postes, ou encore les pots de départ à la retraite… Dans ce cas, «
ils relient les gens, ils sacralisent certaines valeurs, ils définissent une identité dans l’imaginaire collectif, ils participent au maintien d’une vie en société relativement stable et harmonieuse, ils remplissent donc un rôle politique dans le sens noble du terme », explique Thierry Janssen. Enfin, même à un niveau beaucoup plus intime, avec les rituels d’anniversaire, de repas familiaux, les kermesses à l’école, nous trouvons toujours de quoi faire rituel, l’air de rien… Il s’agit là d’occasions de réjouissance, de rapprochements entre les êtres et de communion. Ainsi, peut-être même sans que nous en ayons vraiment conscience, «
c’est l’aspect répétitif qui donne cette nature rituelle à nos actions du quotidien, leur absence pouvant même engendrer un sentiment de malaise, un manque, et cela peut altérer notre comportement dans la journée. Les rites ont la particularité d’être reproductibles avec une codification stricte, même pour les choses les plus infimes », rappelle l’historien des rites Ludovic Richer
(2).
Les rituels contemporains
Les rituels conservent parfois une mauvaise réputation dans notre imaginaire. À part pour ceux d’entre nous qui ont une pratique religieuse très ancrée, les rites peuvent être associés à des images négatives, comme la représentation d’un dogme religieux que certains ont fui après l’enfance, ou l’évocation
d’obligations ou de contraintes de dépenses, ou encore des jours fériés dont on ne comprend pas le sens. De plus, le rituel au sens psychologique peut même rappeler les tocs obsessionnels, les répétitions comportementales des autistes ou encore la superstition un peu simpliste, qui nécessitent tous des gestes mécaniques.
Malgré tout, une multitude de rituels persistent dans nos vies, entre héritage et nouveautés renouant parfois avec le sacré, le précieux de certains moments, mais aussi provoquant un bien-être physiologique grâce à plusieurs facteurs que nous évoquerons plus loin. Nous le devinons, il est des rituels qui s’ignorent comme les concerts de musique, les événements liés au sport, mais aussi les carnavals, la fête d’Halloween ou encore la gay pride… L’enseignant Casper Ter Kuile va plus loin dans l’exploration des rituels contemporains. Pour lui, l’essentiel est que cela fasse communauté. Ainsi, de nombreuses congrégations se ritualisent et leur fonctionnement ressemble de plus en plus à un phénomène religieux. Des associations dédiées au CrossFit, par exemple, qui sont extrêmement puissantes aux États-Unis, vont jusqu’à prendre en charge les mariages, les enterrements ; ou encore, des regroupements d’artistes ritualisent l’entrée dans la communauté par de nombreuses épreuves. «
L’étude de ces communautés m’a appris que nous construisons aujourd’hui des vies de sens et de connexion en dehors des espaces religieux traditionnels, mais que l’improvisation au fur et à mesure a ses limites. Nous avons besoin d’aide pour ancrer et enrichir ces pratiques », note le spécialiste. Nous créons de nouvelles communautés et des rituels modernes, mais ils restent insuffisants s’ils sont déconnectés de traditions plus anciennes. Alors pourquoi, finalement, créons-nous des rituels sans vraiment nous en rendre compte ? Quelle est l’importance de renouer avec le sacré ? S’ils sont millénaires, c’est aussi parce qu’ils dépassent la réponse à un simple besoin de sens, mais offrent tout un ensemble d’autres bienfaits.
Des rites pour adolescents
Nos sociétés occidentales ont banni quasiment tous les rites de passage qui étaient constitutifs pour les adolescents. Le docteur en anthropologie et thérapeute Pierre-Yves Albrecht en organise sous forme d’initiation avec des adolescents, notamment en difficulté, le plus souvent dans la nature. Pour lui, il s’agit de reconnecter avec l’âme : « L’initiation concerne la pédagogie du retour de cette âme vers sa patrie originelle, la stratégie d’un retournement qui se fait ici et maintenant, et dont les conséquences très pratiques ne sont rien d’autre que l’actualisation du maître en chacun. » En devenant maître de soi, l’individu grandit plus aligné avec le monde et lui-même.
Répondre à des besoins
L’existence et l’attrait pour les rituels viennent tout simplement du fait que ces derniers répondent à un grand nombre de besoins essentiels humains, qu’ils soient individuels ou sociaux. Les rituels apaisent, aident à se sentir en confiance au sein d’une communauté et donnent une impression d’harmonie dans un groupe soudé, ce qui est rassurant. «
Besoin de sacraliser des moments de vie, des événements marquants, des personnes inspirantes, des valeurs essentielles », ajoute Thierry Janssen, mais aussi «
besoin de se souvenir, de commémorer. Besoin de marquer et de célébrer des changements d’âge, de statut ou d’état », tout autant de moyens de révéler son appartenance en brisant l’isolement social, de répondre à un besoin de connexion en renforçant son lien aux autres, mais aussi, pour certains, à l’invisible ou au divin. Mais la science nous apprend aussi pourquoi, physiologiquement, les rituels nous font du bien. Lorsque la psyché est apaisée, et nos inquiétudes rassurées, c’est aussi grâce à des processus chimiques qui se produisent dans le cerveau. En effet, lorsque nous ressentons de l’inquiétude, un danger ou un sentiment profond d’insécurité, notre cortex cingulaire antérieur s’active et provoque une réaction en chaîne : les amygdales cérébrales génèrent des signaux d’alerte qui se manifestent par de l’anxiété – «
les glandes surrénales sont alors stimulées, ce qui a pour effet d’augmenter la sécrétion de cortisol et de noradrénaline, deux hormones qui participent à la réaction de stress et préparent le corps à se défendre face aux manques de prédictibilité de l’environnement », rappelle Thierry Janssen qui est aussi médecin, et «
lorsque le cortex cingulaire antérieur s’active, il est urgent de l’apaiser ». En offrant un cadre précis, structuré, répétitif et en lien avec d’autres personnes, les rituels procurent une réponse immédiate et accueillent les angoisses. Casper Ter Kuile ajoute :
«
Les liens profonds et le sentiment de communauté réduisent les niveaux de cortisol liés au stress, activent une région du système nerveux que l’on appelle “le nerf vague” qui ralentit notre système cardiovasculaire et nous ouvre aux autres, donnant lieu à la libération d’ocytocine, la substance neurochimique qui favorise la coopération, la confiance et la générosité. » Les psychologues le savent, les rituels sont de puissants dérivateurs de symptômes, ils permettent d’ancrer dans l’action une émotion qui s’élève et qui est compliquée à canaliser.
Les bienfaits et la force des rituels
Les naturopathes et autres coachs vous le diront, il n’est rien de meilleur que les rituels et les routines de santé, dont la régularité assure l’efficacité. De même qu’il faut répéter pour apprendre, ce sont aussi les
« bonnes » habitudes associées au corps qui le stimulent et le protègent. Par exemple, la loi de l’hormèse qui est fortement conseillée par de nombreux
« alchimistes du vivant » comme le sont Dounia Valentie et Jérôme Boulenger, auteurs d’un livre sur les rituels de santé
(3), consiste à soumettre son corps à un stress « géré ». «
Selon la loi de l’hormèse, lorsque le corps est exposé à un stress intense mais progressif dans un environnement contrôlé, avec un repos suffisant, il s’adapte et progresse. À l’inverse, en restant dans un confort permanent, le corps et le mental régressent », expliquent-ils. Ainsi, par exemple, prendre des bains glacés dans un cadre rituel précis renforce le système immunitaire et réduit les maladies inflammatoires. De nombreuses routines sont ainsi conseillées du lever jusqu’au coucher, en passant par les repas et les moments d’activité physique ou de méditation ; les assimiler au quotidien est source d’équilibre.
Nous l’avons vu, la répétition est rassurante, s’intégrer dans une communauté qui partage nos valeurs et nos coutumes apaise les anxiétés, et lors de la crise de la Covid-19 et des confinements, de nombreuses
personnes ont ressenti le besoin de se rapprocher autour de rendez-vous réguliers. «
Une de mes amies a lancé un rituel de méditation en lumière sur Internet pendant le premier confinement. On était une dizaine à se réunir virtuellement le soir, on allumait une bougie et on se concentrait sur des choses positives. On essayait d’envoyer de la lumière au monde. C’était beau et source de beaucoup de joie dans cette période troublée. On avait appelé ça “les cercles blancs” », raconte Sandrine, qui a depuis continué à les pratiquer toutes les semaines. Sans oublier que les répétitions aident à court-circuiter le mental, à l’image des mantras ou des litanies dans certaines religions. Le but étant de provoquer des états méditatifs légers, afin de réduire l’emprise de l’ego et de s’ouvrir à plus grand que soi.
Se relier aux traditions et en créer de nouvelles
Renouer avec un aspect traditionnel lors d’une recherche de rituel est proposé par Casper Ter Kuile qui rappelle la notion de shabbat des juifs, invitant par exemple à une forme de ralentissement, de temps différent, un moment de recueillement préparé tout le long des autres jours. Chacun pouvant se créer son « sabbat », son temps de déconnexion.
«
Nous pouvons amener le sabbat dans notre vie moderne pour créer un lien avec nous-mêmes, en prenant un sabbat nous permettant de nous reposer des autres. Pour certaines personnes, ce moment est leur bain du dimanche soir. Pour d’autres, il s’agit d’un long jogging solitaire », explique-t-il. Ironiquement, les sabbats des « sorcières » issus des traditions païennes proposent quant à eux de se connecter à la nature, et bien que les deux mots se ressemblent, il s’agit d’un autre univers de rituels. Quoi qu’il en soit, conserver un aspect ancien et traditionnel, même inspiré de loin, fait écho à des références enfouies dans notre inconscient et résonne avec des archétypes que nous avons intégrés. C’est le phénomène de «
créer, c’est se souvenir », évoqué tant par Thierry Janssen que par Casper Ter Kuile. Cela permet à la fois de créer du sens pour nous, mais aussi d’une manière plus subtile, de se relier à un champ énergétique. C’est aussi le principe de la prière ou des célébrations autour de divinités. Si la prière en groupe a toujours été efficace, c’est parce qu’elle crée un phénomène énergétique – l’égrégore – qui ensuite peut agir effectivement sur nous et sur le monde qui nous entoure. «
Alors qu’elle était en formation pour devenir ministre du culte, ma professeur Stéphanie Paulsell confia à son mentor qu’elle n’était pas encore prête à célébrer l’Eucharistie. “Je ne sais pas encore ce que ça signifie”, expliqua-t-elle. Son mentor sourit et lui répondit : “Stéphanie, nous ne mangeons pas le pain et nous ne buvons pas le vin parce que nous savons ce qu’ils signifient. Nous le faisons parce que nous sommes en train d’apprendre ce qu’ils signifient” », évoque Casper Ter Kuile. Car finalement, c’est la pratique qui crée le chemin de compréhension, et les rituels inscrivent dans la matière nos étapes spirituelles comme autant de balises éclairantes. En ces temps avides, ils sont efficaces énergétiquement et créent un réenchantement, en passant par notre « petit » monde personnel qui, telle la rivière, avec nos cellules emplies de joie et d’espoir, va rejoindre l’océan du monde.
Conseils pour créer ses rituels
Thérapeute intuitive, Myriam de Lesaka nous aide à élaborer nos propres rituels.
« Un rituel aide le passage d’un état à un autre, d’un statut à un autre. Dans cet accompagnement, rien n’est laissé au hasard et chaque moment de chaque partie du
rite est porteur de sens. Tout s’emboîte et s’articule dans un ensemble cohérent qui permettra au rituel de remplir sa fonction première : accompagner. Avant de concevoir sa cérémonie personnelle, on prend soin de bien y réfléchir, construire sa symbolique et son déroulement au plus près de nos besoins ou de ceux de la personne qui doit la recevoir afin qu’elle remplisse au maximum son rôle de guidance. Cela peut prendre quelques semaines comme plusieurs mois, peu importe, l’essentiel est que le rite élaboré ait du sens
et aide à traverser la porte. Prenez un carnet, notez vos envies, vos besoins, ce à quoi devrait ressembler ce moment spécial et surtout vers quoi il devrait vous amener. Par exemple, répondez à ces questions : pourquoi, comment, quand, pour qui… Ensuite, personnalisez-le, n’hésitez pas à utiliser les symboles, les planètes, les directions, les pierres, les chakras, etc. Il est important aussi de bien choisir son moment, sa date. »
Élaborez vos rituels de passage, Myriam de Lesaka, éd. Trajectoire, 2019.
(1)
Inventer des rituels contemporains pour vivre dans un monde incertain, Thierry Janssen, éd. Guy Trédaniel, 2023.
(2)
Arcana Mundi, Ludovic Richer, éd. de l’Opportun, 2023.
(3)
Rituels de santé, Dounia Valentie et Jérôme Boulenger, éd. Le lotus et l’éléphant, 2022.