L’être humain modélise le monde à chaque instant, recréant perpétuellement une multitude de réalités individuelles. Mais au-delà de ces prismes singuliers,
existe-t-il une autre réalité ? Est-ce que tout est réel ou illusion ?
La grande question qui anime les courants spirituels orientaux depuis des millénaires cherche à trancher sur la qualité illusoire ou réelle de l’expérience de la vie. Une quête qui croise aujourd’hui le chemin des psychiatres et psychologues, parfois aussi investiguée par les physiciens.
On dissèque le réel, on le découpe, on l’organise, on le classe, on lui applique une terminologie bien à propos. Or, les garants des sagesses ancestrales sont clairs : la réalité ne peut être comprise par la pensée dualiste, elle peut à peine être appréhendée par les mots. Alors qu’en est-il vraiment ? L’humain baigne-t-il dans un vaste champ d’illusions ? Peut-on vraiment répondre à la question par le biais du langage ?
Pour modéliser la réalité, il faut tout d’abord un corps-esprit
Pour qu’il y ait réalité perçue, il faut un récepteur qui permette de modéliser les informations. C’est le travail du corps-esprit, dont chaque exemplaire peut s’apparenter à un filtre teinté d’une couleur unique. C’est ce filtre qui traduit le monde perçu et vécu en expérience compréhensible par l’être humain. Le docteur Olivier Chambon, psychiatre spécialiste des états élargis de conscience, propose de comprendre l’individu comme un tourbillon temporaire issu d’un grand champ de conscience. «
La grande conscience a un désir – c’est même au-delà du désir, il n’y a pas de mots – très puissant d’expérimenter la vie dans le contraste. Pour cela, un petit tourbillon d’elle-même s’habille de plusieurs couches, de plus en plus denses, jusqu’à devenir matière et être humain, par exemple », explique-t-il. Ce sont précisément ces couches qui se teintent, depuis l’enfance, de toute l’histoire individuelle, de ses croyances associées, de ses conclusions positives ou négatives sur la vie. Alors, un prisme singulier se forme pour observer le monde. Ce prisme, c’est un homme ou une femme qui nourrit «
l’idée d’un moi différencié ».
«
Le reflet des différents corps et composants d’un individu sur le champ de conscience donne à l’expérience son côté réel », ajoute le psychiatre. En outre, sans corps ni esprit, pas de possibilité d’expérimenter le contraste de l’existence. Le docteur Chambon évoque alors la théorie de l’involution élaborée par Bernardo Kastrup. Elle propose que la réalité individuelle, dans la matière, tient sa consistance d’une identification croissante aux constructions mentales, et ce, jusqu’à la densité du corps physique. Naturellement, le chemin inverse, celui de l’évolution, consiste alors en une « désidentification » progressive de ces constructions. La découverte de l’illusion du « moi » n’est pas, comme le suggère la spiritualité moderne, un ego à tuer ou dissoudre, mais bien l’observation des couches successives de constructions mentales qui donnent à l’esprit l’illusion d’une continuité, d’une finitude dans la matière. Alors, comment se crée l’expérience humaine de la réalité ?
Les cinq agrégats, un combustible pour l’expérience du réel
Le Bouddha historique et ses successeurs ont été de grands investigateurs de la véritable nature de l’existence. Aussi, dans le bouddhisme, la formation d’une individualité humaine se compose-t-elle de cinq processus d’activité. Ils s’apparentent à la bûche de bois qui permet au feu de brûler. De cette manière, ces cinq
skandhas se consument pour que le « moi différencié » expérimente une réalité individuelle et subjective. Ces processus actifs qui façonnent la réalité individuelle sont les formes, les sensations, les perceptions, les constructions mentales et les actes de conscience. À travers eux se dessine un prisme de projection d’une réalité conditionnée. Olivier Reigen Wang-Genh, maître bouddhiste de la tradition zen Sôtô et abbé du temple de Ryumon-Ji, confirme que le soi est formé par ces cinq
skandhas, ou les cinq agrégats d’attachement. Tout le fonctionnement physique, psychologique et physiologique d’un individu est un processus qui suit la perception des objets par les sens, mais aussi par la volition et l’intention. Il ajoute que «
tous ces éléments vont à une telle vitesse qu’on ne s’en rend plus compte. C’est d’ailleurs ce que l’on observe en méditation. Cela revient à regarder les agrégats comme l’on scrute les bobines des anciens films. On observe image par image pour comprendre ce qui constitue notre réalité individuelle, notre réalité subjective. C’est une création permanente et hyper rapide. C’est l’attachement aux cinq skandhas, à toutes ces images, qui crée l’illusion de la continuité fluide et stable, comme lorsqu’on regarde un film. Or, c’est cette apparente continuité, cette apparente permanence qui est illusoire. La réalité objective est bien au-delà des agrégats. » Les enseignements du Bouddha sont très clairs au sujet de la réalité individuelle : le soi est impermanent, instable et conditionné. En d’autres termes, comme tout est en évolution permanente, en transformation constante, rien de ce qui constitue un être humain n’a de consistance propre. Un être humain n’est jamais le même d’une seconde à l’autre. Alors, si tout coule et échappe à la saisie du mental individuel, où se situe la réalité ?
L’expérience de la réalité absolue, au sens de la grande conscience, relève d’une démarche apophatique.
La réalité absolue est pré-langagière
«
L’expérience de la réalité absolue, au sens de la grande conscience, relève d’une démarche apophatique », explique le docteur Chambon. Cette approche théologique tente une définition par la négation. S’il est impossible de définir la réalité absolue par ce qu’elle est, il semble néanmoins acceptable de la définir par ce qu’elle n’est pas. Et elle n’est pas conditionnée. Elle n’est pas dicible. Dès lors qu’il existe une forme de discrimination, un essai de définition, une volonté de délimitation, dès lors qu’une causalité intervient, alors il ne s’agit pas de la réalité absolue, que seule l’absorption silencieuse permet de toucher. «
Le monde du langage, qui est à la base de notre perception de la vie, impose une réalité déjà tronquée. Le monde de la saisie, de ce que je fais mien ou vôtre, c’est cela qui est à l’origine de l’illusion de séparation entre le monde intérieur et le monde extérieur. Le langage n’est que l’expression de ce “malentendu”, de cette perception erronée des choses », explique maître Wang-Genh. L’abbé recommande évidemment la pratique de la méditation pour appréhender cette expérience non dualiste, où réalité intérieure et réalité extérieure ne sont plus deux, mais une. Et si la pratique du zazen représente un espace de connexion à la réalité absolue, maître Wang-Genh ajoute que «
tout instant vécu au-delà du langage est susceptible de nous faire réaliser que nous sommes des êtres cosmiques. Cela peut être la contemplation d’un clair de lune, l’absorption dans la beauté de la nature, le rire d’un petit enfant… » La réalité absolue, si elle se situe par-delà le langage, cohabite avec la réalité individuelle. La première est-elle donc plus réelle que la seconde ?