La relation entre la conscience et la physique quantique demeure l’un des sujets les plus complexes et fascinants de la science contemporaine. Les idées novatrices présentées par Emmanuel Ransford dans son dernier ouvrage
(1), réalisé en collaboration avec Estelle Guerven, cherchent à créer des liens entre ces deux domaines apparemment distincts. À travers une analyse approfondie de ses concepts, les deux auteurs proposent une perspective singulière sur la nature de la réalité, remettant en question certains paradigmes établis de la physique et de la conscience.
En examinant ses arguments sur la cohérence de l’Univers, en s’appuyant aussi sur le théorème de Gödel (
voir encadré) et les implications de la physique quantique sur la conscience, le scientifique s’est heurté à des questions fondamentales sur la nature de l’existence de l’Univers et même des possibilités de sa création. En dépit de sa complexité et de ses spéculations, la théorie d’Emmanuel Ransford, grâce au travail de clarification d’Estelle Guerven, propose des notions désormais plus accessibles et offre une vision stimulante et presque « provocante » pour la communauté scientifique, mais qui mérite une exploration approfondie, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives de recherche pour le siècle à venir.
Différentes causalités
Pour commencer sa démonstration, Emmanuel Ransford pose d’emblée le problème du hasard et du fait que l’on croie ou non en son existence, en appuyant
ce qui est le plus communément admis : «
Pour Leibniz, rien ne peut arriver autrement que ce qui arrive. Autant dire qu’il n’y a pas de hasard, mais seulement de la nécessité. Ainsi, même un événement qui semble privé de cause identifiable a cependant, pour lui, une cause. Cette cause est simplement inaccessible, car masquée par notre ignorance. » Cette pensée est déterministe, c’est-à-dire qu’elle part du principe que tout est déterminé, tout agit en fonction d’une cause extérieure, et si l’on n’y a pas encore accès, elle existe sûrement malgré tout. Mais, pour Emmanuel Ransford, c’est se passer d’une vision plus large, qui serait la cause indéterministe. Ainsi, il est possible de distinguer deux types de hasard : le « hasard de boîte vide » sans cause réelle et le « hasard de boîte pleine » avec une cause cachée. «
Évidemment, cette information concerne une cause éventuelle. Quand l’information existe, mais reste inconnue, voire inaccessible, cette cause est ignorée : on obtient du hasard par ignorance. C’est le “faux” hasard de la boîte pleine. Quand cette information n’existe pas, on est en présence du “vrai” hasard, celui de la boîte vide par absence de cause », explique Emmanuel Ransford.
Même avec une cause cachée, ce hasard peut ne pas être déterministe, selon Ransford, car il suppose une
« causalité interne » qui pourra même être révélatrice d’une possibilité de « choix » à un moment donné. Or, la physique moderne montre la présence du hasard et de l’imprévisibilité au niveau subatomique, comme l’illustrent les comportements des particules élémentaires telles que les électrons. Le consensus actuel tend à considérer ce hasard quantique comme acausal – dépourvu de toute cause. Ainsi, trois interprétations du hasard quantique émergent : l’acausalité, le hasard par ignorance avec une cause cachée, et une cause non déterministe interne, qui reste largement sous-estimée. Cette dernière perspective, quoique déconcertante, ouvre la voie à une nouvelle compréhension de la physique, peut-être même à une « psychophysique ». «
Dans mon interprétation, le hasard quantique est l’expression directe et momentanée d’une dimension cachée, que nous dirons “à causalité interne”, de la matière et de ses particules », précise le scientifique. De cette causalité interne découleraient des « choix » ayant des conséquences dans la matière, mais aussi dans la conscience.
Libre arbitre ou hasard ?
Il est évident que si l’on aborde la question de la conscience de manière uniquement matérielle, ce qui est le prisme le plus répandu dans les neurosciences, alors la question du libre arbitre ne se pose plus. «
Pour l’écrasante majorité des neuroscientifiques, nos comportements sont le résultat d’enchaînements de cause à effet strictement matériels. Ici, la cause est un état du cerveau ou un type d’activité neuronale. La conséquence est telle action ou telle décision ou telle perception. Cette compréhension est déterministe. Elle ne laisse aucune place au libre arbitre. Pour elle, tout se joue au niveau de l’activité électrochimique du cerveau, notamment avec ses synapses et ses neurotransmetteurs », explique Emmanuel Ransford. Selon la science matérialiste, si le libre arbitre existait, en tant qu’élément de la conscience immatérielle qui déciderait et serait capable de choix, alors le sujet conscient pourrait influencer et modifier le fonctionnement cérébral et ses impulsions motrices, ce qui échapperait aux lois de la physique. Or ce n’est pas ce qui est observé.
Mais Ransford réplique : «
À moins que d’autres possibilités existent, dont celle que des rudiments de libre arbitre soient dissimulés au cœur même de la matière, dans le “hasard” quantique tel qu’il se manifeste dans l’électron par exemple. Je fais ici allusion à une éventuelle causalité non déterministe (ou “endo-causalité”), l’invisibilité de la conscience n’en démontre pas l’inexistence – ce qui justement serait le cas si elle était immatérielle. En effet, si la conscience est immatérielle, alors il est vraisemblable qu’elle n’interagisse pas avec la matière dans les conditions usuelles. Il n’en faut pas plus pour la rendre invisible ! » Ensuite, dans sa démonstration, le scientifique fait allusion au théorème du libre arbitre, démontré par John Conway et Simon Kochen (2009), selon lequel «
si un expérimentateur dispose de ce libre arbitre, alors les particules élémentaires
qui le composent en disposent aussi ». À l’inverse, si les particules n’ont pas de « libre arbitre », les humains n’en possèdent pas non plus. Dans l’approche d’Emmanuel Ransford, «
c’est parce que les particules élémentaires ont une once de “liberté” liée à la causalité interne que nous jouissons d’un libre arbitre ».
Pour Leibniz, rien ne peut arriver autrement
que ce qui arrive. Autant dire qu’il n’y a pas de hasard, mais seulement de la nécessité.
Conscience et matière
Emmanuel Ransford propose ainsi une vision élargie de la matière : la « matière habitée », où chaque grain de matière contient une minuscule « gouttelette » dotée d’un pouvoir de décision rudimentaire. «
Cette gouttelette – qui est quasi indécelable, car elle est généralement inerte, ou latente – n’est pas déterministe. Elle renferme un soupçon de libre arbitre ; lequel est inhérent à ce que j’appelle la causalité interne. Quand cette dernière s’exprime et se manifeste concrètement, elle le fait sous couvert du hasard quantique – auquel elle donne un contenu », explique le scientifique. Cette idée défie le matérialisme en suggérant que la matière est plus complexe que ce que l’on pensait et pourrait même être à l’origine de la conscience cérébrale. C’est le lien entre les deux, conscience et matière, qui en découle. La cause interne «
émane de l’intérieur de l’être ou de l’objet concerné. Elle est une causalité intérieure ou endogène, qui est choisie. Au lieu d’être subie, elle est décidée. » Selon lui, celle-ci se « réveille » à certaines occasions. Premièrement, peut-être en réponse à la théorie de l’observation (
voir encadré) qui sous-entend que les particules agissent différemment si elles sont observées. Deuxièmement, en répondant au principe de non-contradiction de la nature, le réveil permettrait de parer une éventuelle incohérence conséquente à la manipulation et à l’observation. Troisièmement, le principe de quantition qui nécessite qu’une particule quantique reste entière ou se transforme. Ainsi, «
la
causalité interne qui, par le pouvoir décisionnel qui lui est associé, permet à la Nature, et à ses particules élémentaires plus précisément, de faire des choix quand les circonstances l’exigent ».
La causalité interne posséderait des gouttelettes « cachées », en lien avec la conscience, qui pourraient donc être de nature psychique. Jean Staune, philosophe des sciences qui postface le livre, explique que, dans une certaine mesure, cela rappelle le travail de Freeman Dyson qui disait que «
les lois de la mécanique quantique ont cette étrange particularité selon laquelle elles semblent dépendre d’un observateur. Donc, dans un certain sens, lorsqu’un électron décide d’aller d’un niveau à un autre niveau, il est en train de faire un choix qui ressemble bien à quelque chose de réfléchi et qui viendrait d’une certaine forme de conscience dans cette manière particulière dont il se comporte », ce qui pourrait étayer la démonstration d’Emmanuel Ransford.
La transcendance en question
Mais alors, si on élargit la pensée, si l’on regarde d’encore plus haut les liens entre la matière et la conscience, quelles pourraient être les conséquences pour l’Univers et pour sa création ? Que penser de son origine, est-elle due au hasard ? Ou bien l’Univers a-t-il été créé intentionnellement ? Emmanuel Ransford rappelle deux principes fondamentaux qui sont, d’une part, que l’apparition de la vie est «
fantastiquement improbable », c’est-à-dire que les conditions sont tellement exceptionnelles qu’elles ne relèveraient pas du hasard, et d’autre part, que l’Univers qui tend vers l’entropie (la désorganisation) répond malgré tout à une cohérence de départ et une bienveillance envers le vivant (Univers anthropique). Selon Ransford, la causalité interne, puisque dotée d’un pouvoir de décision, est associée à une dimension psychique, consciente ou
inconsciente. Il s’agirait d’un «
panpsychisme quantique » basé sur la matière habitée, qui suppose que la conscience cérébrale ordinaire est inhérente à la matière ; dans cette perspective, cet «
hyperpsychisme » serait primordial. «
Mon panpsychisme ne parle pas de matière mais d’une substance qui n’est plus totalement matérielle. Il s’agit de la matière habitée évidemment », explique le scientifique, pour qui un «
clin d’œil de Dieu » peut se retrouver ainsi dans l’Univers. «
La matière habitée qui, par sa dimension interne de nature psychique, implique que l’Univers possède d’énormes gisements de psychisme, déposés et répartis dans toute la matière de l’Univers. Au temps du big bang, ces quantités gigantesques étaient réunies et concentrées dans un espace infime : on pourrait y voir les “cendres” d’un “feu créateur” originel hyperpsychique – ou d’un feu divin ?… » Même si ces spéculations sont très créatives et décriées par certains scientifiques, elles ont pour avantage d’essayer de rassembler physique quantique et conscience, ce qui est, comme le rappelle Jean Staune, l’un des défis probables des chercheurs au XXI
e siècle.
Le théorème de Gödel et la théorie de l’observation de Wigner
En 1931, le mathématicien Kurt Gödel énonce qu’au sein de tout système logique suffisamment complexe et comprenant l’arithmétique de base, il existe des énoncés qui sont vrais, mais qui ne peuvent pas être prouvés dans ce système à l’aide de ses propres règles. En d’autres termes, tout système logique complet et cohérent est nécessairement incomplet et contient des énoncés indécidables, c’est-à-dire des énoncés dont on ne peut pas déterminer la véracité ou la fausseté à l’intérieur du système lui-même.
De son côté, en 1962, Eugène Wigner, Prix Nobel de physique, déclare que la réduction du paquet d’ondes provoquée par la mesure oblige à admettre une influence active d’un observateur conscient – donc de la conscience – sur la réalité physique. C’est la théorie de l’observation,
qui sous-entend que tout objet observé se comporte différemment du fait de l’observation.
(1)
Du hasard quantique à la conscience, Emmanuel Ransford et Estelle Guerven, éd. Guy Trédaniel, 2024.