« Interdit aux chiens et aux androïdes. »
L’inscription était gravée sur une plaque de cuivre au-dessus du comptoir, mais le patron du bistrot « Chez Franckie », répondant lui-même au nom de Franckie, semblait ne pas en avoir vraiment tenu compte car dans sa salle il n’y avait strictement que des clients androïdes, tous avachis, leur prise 220 volts nonchalamment plantée dans leur emplacement de table.

— Alors, tu es devenu moins raciste, Franckie ? Tu autorises les robots à venir consommer chez toi maintenant ? questionnai-je.
— Ah salut Stéphane, ne m’en veux pas. Tu sais, je n’ai pas le choix, me confia-t-il avec son haleine chargée typiquement humaine. Tous les immeubles du quartier sont progressivement rachetés par ces boîtes de conserve ; ces ferrailles humanoïdes font baisser le prix au mètre carré et font fuir les humains organiques, mais j’ai beau avoir des convictions, je suis obligé de rester commerçant. Un client est un client... du moment qu’il paye. Et ces messieurs dames payent donc je n’ai pas le cœur à les mettre dehors.
— Alors pourquoi laisses-tu cette ignoble pancarte, Franckie ? Tu es paradoxal.

Il se pencha et chuchota :
— C’est pour mes potes, les derniers humains qui voudraient venir me voir, cela les rassure. Quant aux androïdes cela ne les affecte pas. Ils s’en foutent du moment qu’ils ont de la bonne électricité bien stable servie sans coupure.
— Quand je pense que jadis tu faisais des androïnades, où toi et tes fameux potes les réacs vous alliez jeter les andros dans la glue.
— Ah oui, c’était le bon temps. Ils se débattaient comme des chats dans la baignoire, et puis la glue les figeait. Ils avaient des mines ébahies comme s’ils ne comprenaient pas. On rigolait bien.

Franckie se pencha encore plus et murmura à mon oreille :
— Quoique... C’était surtout à l’époque où j’étais avec Ginette, mais maintenant tout a changé. Je suis en couple avec une andro, alors j’ai dû mettre de l’huile dans mon vin.

Il désigna une silhouette féminine dans l’arrière-salle qui faisait la vaisselle. — Suzanne. Elle est douce, elle est gentille, elle ne me fait pas tout le temps des reproches. Elle masse mes épaules, en plus elle fait super bien la cuisine.
C’est une aide précieuse au cas où des humains reviennent manger chez moi. Tu veux que je te dise, Stéphane ? Elle m’a réconcilié avec les femmes ! Je bus une bière et quittai le bistrot « Chez Franckie » tout en me disant que le monde était en train de changer.
Sur le chemin je croisai quelques prostituées androïdes qui me lancèrent des « Cent cinquante euros la passe, alors tu viens chéri ? » en exhibant leur fente dorsale prête à recevoir les cartes de crédit. Les prostituées brésiliennes et africaines n’étaient plus là, probablement écœurées par cette concurrence jugée déloyale. Encore plus loin je distinguai ce qui remplaçait les anciennes cabines de toilettes de trottoir, c’étaient des habitacles à psychanalyse. Cent cinquante euros la séance là aussi, mais ce n’était pas présenté par une jeune femme à la plastique parfaite mais par un vieil homme à la barbe blanche, sosie de Freud avec le costume et la pipe d’époque qui, lui, affichait : « Ici on ne prend pas les cartes de crédit, il faut payer en liquide de la main à la main sinon la guérison ne se produit pas et vous restez avec vos névroses. »

— Une thérapie brève, ça vous intéresse ? Je vous fais l’enfance et l’adolescence pour le même prix.
Je haussai les épaules et poursuivis qu’ils aient autant de droits que les autres citoyens.
Pour les androïdes, c’était allé encore plus vite que pour les esclaves ou les femmes de notre Histoire.
Là encore, l’intégration s’était faite par mon chemin.
Tout en marchant, je me remémorai comment on en était arrivé là.