« Au-delà de l’univers » : telle est la signification du mot-valise « métavers »,
metaverse en anglais. Avec ce concept, en pleine (r)évolution, la science-fiction infiltre le réel. Nous sautons à pieds joints dans
Matrix ! Le métavers augure d’un saut quantique, inédit prédit-on, qui transformera l’Internet d’aujourd’hui en Web 3.0. Il offrira une plongée intégrale dans un monde parallèle, d’un virtuel vertigineux.
Dans cet espace numérique, aux contours encore flous et aux possibilités infinies, des utilisateurs bien réels pourront interagir virtuellement via des avatars. Par le biais de casques de réalité virtuelle, ils s’immergeront, certains diront qu’ils s’abîmeront, dans des univers extraordinaires, sans limite autre que l’imagination humaine... et au-delà, si d’autres entités informationnelles s’en mêlent. Les questionnements – éthiques, existentiels, économiques – sont au diapason de l’immense inconnue du développement futur de cette technologie. «
Le refus du réel est le dogme numéro 1 de notre temps », constatait déjà le philosophe René Girard, à l’aube de l’an 2000.
Alors, le métavers va-t-il augmenter la réalité ou, au contraire, la rétrécir, voire l’anéantir, comme beaucoup le craignent ? Signera-t-il une fuite pour les humains en errance ou des noces inattendues entre visible et invisible, sujet et objet, matière et esprit ? Les réponses elles-mêmes sont en clair-obscur, car tout est encore ouvert. C’est le principe même du métavers ! Une chose est sûre, cet univers virtuel est à nos portes. Il infiltrera, qu’on le veuille ou non, le quotidien. «
La vraie vie ne sera bientôt plus qu’un monde parmi les autres. Une réalité ni plus ni moins importante que tous les univers virtuels dans lesquels nous serons immergés. Ceux-ci seront si réalistes qu’il n’y aura aucune différence entre faire l’amour dans la vraie vie et faire l’amour de façon virtuelle dans un lit imaginaire », augure le D
r Laurent Alexandre, dans
La mort de la mort (éd. JC Lattès, 2011), où il corrèle transhumanisme et inéluctable essor technologique.
Monde parallèle, marchands du temple et fous rêveurs
À quoi va ressembler le métavers ?
Second Life, sorti en 2003, a été précurseur en la matière. Ce jeu vidéo en 3D est un métavers où les utilisateurs incarnaient déjà un autre (que) soi, dans un monde créé de toutes pièces par les « résidents » eux-mêmes : objets, environnement, événements, magasins, monnaie ou encore ambassades virtuelles. Afin d’y vivre une seconde vie, avec ses rêves, ses réussites, mais aussi ses excès et même ses délinquants. Le succès a été à la hauteur de la chute post-2007, pour diverses raisons : crise des subprimes, effet buzz qui, en se dégonflant, désinvestit acteurs économiques et médias, jeu complexe et redondant...
Le concept, lui, ne date pas d’hier. Dès 1992, le livre
Le Samouraï virtuel figurait l’émergence d’un univers parallèle rédempteur. C’est dans ce roman dystopique et cyberpunk, écrit par Neal Stephenson, qu’est né le terme « métavers ». Son héros, livreur de pizzas dans un monde en perdition et hacker émérite, devient un samouraï respecté une fois dans la peau de son avatar jouant du sabre dans l’univers virtuel du métavers. Depuis, la réalité augmentée a envahi un temps nos rues via
Pokémon Go qui permettait de capturer dans le « vrai » monde des monstres virtuels via l’écran de son smartphone. Aujourd’hui, le métavers est en pleine ébullition, avec une promesse d’innovations inouïes qui éveillent l’étincelle des créatifs autant que l’appétit des acteurs de la tech et des financiers. Dans ce monde parallèle, chacun pourra travailler, jouer, se cultiver, avoir une vie sociale, collaborer, ou encore créer. Deux événements ont notamment mis le feu aux poudres. En octobre 2021, coup de tonnerre : Facebook, sous la houlette de Mark Zuckerberg, devient Meta (pour Metaverse). Le leitmotiv de ce démiurge en quête de rédemption qui promet de démocratiser le métavers ? «
Ne plus naviguer sur Internet mais dans Internet. » Derrière ce vœu pieux se cachent des enjeux colossaux pour dominer ce monde-ci et ce monde-là, doublés d’une gigantesque manne financière. Selon une récente étude de Bloomberg, publiée fin 2021, le métavers pourrait peser 800 milliards de dollars dès 2024. «
Il est clair que le métavers va attirer des marchands du temple. En même temps, nous sommes dans une ère fascinante, où de grands entrepreneurs osent entreprendre l’impossible. Avant, on avait l’image du patron un peu grisâtre qui accumulait de la fortune pour lui et ses descendants. Aujourd’hui, on a des fous rêveurs ! Je n’ai aucune fascination pour ces gens, qu’on peut aduler ou conspuer, mais le phénomène m’intéresse sur le plan sociétal. On a le sentiment que ces entrepreneurs ont l’envie de transcender la réalité. Ça, c’est très nouveau », s’enthousiasme Romuald Leterrier, en pleine écriture, avec Jan Kounen, d’un livre inédit sur le métavers (sortie prévue fin 2022 aux éditions Guy Trédaniel). Autre facteur déterminant : l’irruption de la Covid-19 et des confinements a, littéralement d’un jour à l’autre, propulsé la connexion virtuelle au cœur du quotidien, entre travail, relationnel et consommation.
La vraie vie ne sera bientôt plus qu’un monde parmi les autres. Une réalité ni plus ni moins importante que tous les univers virtuels dans lesquels nous serons immergés.
Accélérateur de conscience
Les peurs que le métavers suscite sont à la hauteur de l’ambiguïté de cette technologie créée par l’humain, reflet donc de nos ambivalences et zones d’ombre. «
À trop se concentrer sur la reconstitution alternative du monde, on oublie que la tempête n’est pas qu’extérieure. Elle est aussi en nous. [...] Nous avons accueilli le robot au plus profond de nous-mêmes. À l’intérieur, quelque chose se passe, s’empare parfois de nous en provoquant un trouble infini, océanique. L’outil de libération développe notre servitude », souligne Bruno Patino qui, deux ans après le succès de
La civilisation du poisson rouge, récidive avec
Tempête dans le bocal (éd. Grasset, 2022) qui prolonge ses recherches et réflexions sur notre civilisation numérique, secouée par l’imprévu de la Covid-19, et des nouvelles manières d’interagir qu’elle a développées à grande vitesse. Si on peut, légitimement, craindre le délitement des liens et l’effritement des êtres dans la vie ordinaire, toujours plus hyperconnectés et catapultés que nous serons dans des univers imaginaires, le constat est à nuancer. L’objectif – affiché du moins – est d’améliorer la relation entre monde réel et monde virtuel, de fluidifier la frontière poreuse entre ces mondes.
Et si, à contre-courant des peurs et tollés qu’il soulève, le métavers représentait une formidable opportunité de révolutionner l’exploration de la conscience, à travers une expérience directe ? C’est le pari de Romuald Leterrier et Jan Kounen (gageons que leur ouvrage fera du bruit !). «
Le métavers est fortement décrié, comme beaucoup de technologies nouvelles. Dans notre livre, sans pour autant en faire un paradis, nous prenons le contrepied : nous pensons qu’il risque d’être un accélérateur de conscience, un outil extraordinaire pour l’explorer, voire pour apporter des éléments de réponse aux grandes questions qu’elle suscite, grâce à cette dimension immersive du futur Internet. » En spécialistes des états de conscience élargis, notamment via les plantes de vision, Romuald Leterrier et Jan Kounen présument que le travail et les dispositifs expérimentaux élaborés autour des avatars vont, en effet, permettre de comprendre et d’expérimenter que la conscience n’est pas « encagée » dans notre corps. Au-delà de cet aspect, ces outils technologiques pourraient offrir la possibilité d’abolir certaines frontières entre le visible et l’invisible, entre le réel et le virtuel, l’état de veille et l’état onirique. «
Une explosion de créativité va surgir du métavers », postule Romuald Leterrier.
La grande éclipse
De l’immersion dans un autre univers à l’engloutissement dans le néant, il n’y a qu’un pas... Déjà, les psys tirent la sonnette d’alarme tandis que l’addiction aux écrans gagne du terrain, notamment chez les jeunes, avec des risques de déconnexion du réel, déprime, agressivité, insomnie(1). Ce qui est vrai avec la technologie actuelle risque de l’être davantage avec le métavers, où il ne s’agit plus d’une « simple » connexion aux écrans mais d’un plongeon dans un monde parallèle. Deux films visionnaires préfiguraient cette évaporation de l’être. Dans l’étrange Vidéodrome de David Cronenberg, film culte datant de 1983, le protagoniste capte sur sa télévision un programme pirate mêlant sévices et sexe. Hallucinations et autres altérations physiques effritent la frontière entre réalité et virtuel... jusqu’à être happé par l’écran. Le road-movie Jusqu’au bout du monde de Wim Wenders (1991) anticipe, lui, l’aube du XXIe siècle et une apocalypse annoncée, provoquée par un satellite hors de contrôle. Wenders y devance les technologies numériques en inventant des moniteurs portatifs. Retranchés derrière ces « écrans des rêves » qui ressemblent étrangement aux nôtres, les personnages deviennent dépendants, donc sous contrôle. Dans cette vision, se couper de la réalité revient à se couper de son âme. Cette crainte est sensible chez les explorateurs de la conscience, qui aspirent à une transition nous reliant davantage au vivant, à la nature, aux liens humains. Cet autre monde qui, lui, n’a rien de virtuel !
(1) A contrario, des thérapies d’avenir intègrent la réalité virtuelle pour soigner peurs, phobies, TOC, addictions. À lire :
Psychothérapie et réalité virtuelle, D
r Éric Malbos et Rodolphe Oppenheimer (éd. Odile Jacob, 2020).