Bio express
Jeremy Rifkin est un économiste, conseiller
politique et activiste américain, fondateur
et président de la Foundation on Economic
Trends - FOET (Fondation pour les tendances
économiques). Il est l’auteur d’une
vingtaine de best-sellers dont Le new deal
vert mondial.
À 74 ans, Jeremy Rifkin enchaîne les interviews. «
Nous
allons vivre le moment le plus difficile de l’histoire de l’humanité.
Il faudra être résilients », déclare-t-il alors que
nous sommes encore en train de nous installer. Rencontre
avec ce conseiller de la Commission européenne
et du Parlement européen, de la chancelière allemande
Angela Merkel et de nombreux premiers ministres, ou
encore de la République populaire de Chine.
Que se passe-t-il dans le monde actuellement,
pourquoi avons-nous besoin de changer nos
fonctionnements ?
Les êtres humains sont apparus il y a quelque
200 000 ans. Nous sommes l’espèce la plus jeune
sur cette planète. Cependant, le train de vie que nous
avons développé sur les deux derniers siècles, notre civilisation
fondée sur l’énergie fossile, font que notre
production de CO2 est en train de générer une sixième
extinction de masse. Cette information primordiale ne
fait pourtant pas les gros titres. La vie sur Terre a déjà
connu cinq extinctions de masse, la dernière date d’il y
a 65 millions d’années. Il a fallu à chaque fois 10 millions
d’années pour que de nouvelles formes de vie
prospèrent. Aujourd’hui, les scientifiques nous disent
que nous allons perdre 50 % des espèces vivantes en
moins d’un siècle. Nous entrons dans la période de
crise la plus importante que nous n’ayons jamais eu
à gérer. L’an dernier, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des
Nations Unies a publié un avertissement prudent.
Il indique que nous avons une douzaine d’années pour
complètement transformer notre civilisation. Car si
le réchauffement climatique dépasse 1,5 degré, cela
déclenchera une cascade d’événements qui pourraient
nous mener vers un monde sans humains. La bonne
nouvelle est que des millions de jeunes descendent
dans la rue pour nous alerter.
Quelles sont les étapes de cette observation ?
Premièrement, le mental va ralentir, car le fait de l’étudier,
de voir comment il fonctionne, de l’observer, a
pour effet de le calmer. En ralentissant, il commence à
se dissoudre, car il n’existe que parce qu’il bouge et qu’il
est sans arrêt en train de « fabriquer » quelque chose. Et
c’est là qu’un espace va pouvoir se libérer. Ensuite, l’esprit
rejoint le coeur... Parce que la racine de l’esprit, c’est
le soi, le coeur, c’est ce qu’on va découvrir. Le tout, c’est
de ne plus le conceptualiser, de ne plus se séparer de cet
espace, mais plutôt de se dissoudre dans l’espace ! Ça a
l’air compliqué, mais cela arrive souvent : à chaque fois
qu’on est vraiment heureux, amoureux, le moi comme
identité n’existe plus. On est complètement dans la
sensation de bien-être, d’amour. À ce moment-là, on
est cet amour, ce bonheur, il n’y a plus de séparation.
Dès qu’on se dit « ah oui, je suis heureux », on est déjà
un peu séparé... On commente... Mais quand on est dans la sensation, on ne réfléchit pas, le
coeur s’ouvre. Elle est toujours là, cette extase de liberté,
mais on ne la voit pas, tellement on est entraîné à la
contracter tout le temps, à l’emprisonner.
La jeunesse est-elle en train d’initier une prise de
conscience planétaire ?
Le mouvement insufflé par Greta Thunberg
est le premier mouvement de révolte
planétaire connu dans l’histoire.
Les autres étaient locaux. C’est la
première fois que des jeunes font la
grève partout dans le monde pour
protéger le vivant. Ils disent que
les autres créatures sur cette planète
font partie de notre famille évolutive.
S’ils souffrent, nous souffrons.
S’ils meurent, nous mourrons. Donc
oui, nous sommes témoins d’un changement
majeur au niveau de notre conscience collective.
Les jeunes sont en train de nous montrer que nous
sommes au début d’une nouvelle ère. Nous devons
apprendre que nous n’avons jamais été des agents
autonomes, que nous n’avons jamais pu contrôler la
nature et en faire ce que nous voulions. Nous devons
comprendre que nous avons besoin du vivant, que
tout est relié et que notre mode de vie affecte les autres
êtres vivant sur cette planète : notre façon de manger,
de nous soigner, de consommer, de nous transporter,
d’organiser notre économie, notre gouvernance, etc.
Si nous voulons survivre en tant qu’espèce, c’est une
obligation : nous devons adopter un mode de vie durable.
Nous sommes donc en train de développer une
conscience « biosphérique ». Nous ne pourrons jamais
revenir en arrière, mais pourrons-nous être résilients et
nous épanouir différemment ?
Il semblerait que ce soit la notion même de
progrès qui est remise en question. Quel nouveau
mode de vie devons-nous alors adopter ?
Absolument. L’âge du progrès est terminé. C’était
une fiction. Nous avons pensé que nous pourrions
construire une civilisation fondée sur l’énergie fossile,
mais cette ressource est limitée et bien trop polluante.
Il faut alors comprendre
que nos styles de vie, et même nos
modes de pensée, sont conditionnés
par l’infrastructure de notre société.
Le changement va donc surtout se jouer
à ce niveau-là. Quand une société décide
d’adopter une nouvelle source d’énergie en inventant
de nouvelles technologies, cela provoque la mise en
place de nouveaux moyens de communication, de
transport, de gestion économique, de gouvernance.
Cette nouvelle infrastructure change l’organisation
de cette société et impacte la vie sociale et culturelle
de ses membres. Par exemple, les hommes ont tout
d’abord été des chasseurs-cueilleurs vivant en petites
tribus. L’émergence des civilisations hydrauliques,
qui ont développé l’agriculture, fait que nous avons
commencé à gérer des stocks, à faire du commerce, à
vivre dans des villes. Pour cela, il a fallu créer des canaux,
des routes, une forme de vie urbaine et l’écriture
cunéiforme. Les grandes religions sont nées et nous
sommes passés d’une conscience mythologique à une
conscience théologique. Résultat : le style de vie des
êtres humains a radicalement changé.
Quelle transition vivons-nous actuellement ?
Le XIXe siècle a vu la première révolution industrielle,
fondée sur l’essor du charbon et des moteurs à vapeur.
Les nouvelles imprimantes ont produit des livres et
des journaux distribués en masse. Le télégraphe et la
construction d’un vaste réseau ferroviaire ont permis
d’avoir des communications à distance et des trans ports plus rapides. Les marchés économiques ont pris une ampleur nationale, les villes se sont densifiées.
Nous sommes passés d’une conscience théologique à
une conscience idéologique. Au XXe siècle, la deuxième
révolution industrielle s’est faite grâce à l’énergie fossile
et au moteur à combustion. Les voitures, les camions,
les avions ont amplifié notre capacité de transport. Le
téléphone, puis la radio et la télévision ont décuplé nos
moyens de communication. Nous avons vu l’émergence
d’une globalisation économique et avons basculé
dans une conscience psychologique. Cependant,
cette civilisation fondée sur l’énergie fossile ne peut
pas durer. Le pic pétrolier est déjà passé. Les gens se
demandent pourquoi l’économie ralentit. Je peux leur
répondre : c’est parce que l’infrastructure sur laquelle
repose notre économie est en train de devenir obsolète.
L’infrastructure construite autour des énergies
fossiles appartient-elle déjà au passé ?
Les gens ne se rendent pas compte, mais ce qui se passe
actuellement est énorme ! En 2019, le coût moyen des
énergies renouvelables est devenu inférieur à celui des
énergies conventionnelles. Les énergies solaires et éoliennes
coûtent maintenant en moyenne moins cher
que le charbon, le pétrole, le gaz. Cela implique que
les fonds investis dans l’exploitation des énergies fossiles
sont en train de devenir des investissements « à
perte ». Ainsi, à l’heure actuelle, les banques réalisent
qu’elles sont assises sur une infrastructure – les puits,
les plateformes pétrolières, les pipelines, les pétroliers,
les raffineries, les pompes à essence, etc. – qui va être
abandonnée et sur cent milliards de dollars d’investissement
à perte. Le réseau financier des énergies fossiles
est la plus grande bulle économique de l’histoire. De
nombreuses études récentes, commandées par les industries,
les banques, les assurances, indiquent que l’infrastructure
carbone est en train de s’effondrer. Onze
milliards de dollars d’investissement ont déjà été retirés
de cette industrie. C’est donc le marché lui-même qui
devient aujourd’hui un acteur de la transition. Celle-ci
doit maintenant être accompagnée par les gouvernements
et l’ensemble de la population.
Voyons-nous émerger une nouvelle
infrastructure ?
Oui, elle émerge en temps réel. J’ai notamment eu le
privilège de travailler avec l’Union européenne afin de
développer Smart Europe et avec la République populaire
de Chine, qui a mis en place des projets similaires.
L’idée est toujours la même, il faut créer un nouveau
New Deal – similaire à celui initié dans les années 1930
aux États-Unis pour relancer l’économie. Cette fois, il
est fondé sur les énergies renouvelables : c’est un
Green New Deal. Il s’agit de créer une nouvelle convergence entre une nouvelle source d’énergie et de nouvelles
technologies. Nous savons que 4,5 billions de personnes
sont connectées entre elles via Internet. À cela il
faut ajouter l’Internet des objets qui connecte des milliards
de dispositifs entre eux. Nous avons donc notre
nouveau système de communication. Les énergies
renouvelables seront produites partout, par exemple
grâce à des immeubles intelligents producteurs d’énergie,
et distribuées grâce à l’Internet de l’énergie. Le
transport sera assuré par des véhicules électriques autonomes
et intelligents, connectés à l’Internet de la communication
et de l’énergie. Ainsi, nous allons quitter
une organisation centralisée pour entrer dans une gestion
distribuée, agile et plus économe.
On parle alors
de « glocalisation » : c’est une manière locale de gérer
des données globales, sans organe central de contrôle
et via des structures coopératives. Bien sûr, tout cela
nécessite de gérer les risques liés au cyberterrorisme et
au
Dark Net. Néanmoins, le changement climatique
ne nous laisse pas le choix. La clé est de comprendre
que nous formons avec les autres êtres vivants une seule
famille, que cette planète est notre seule habitation.
Cette conscience écologique et biosphérique est le début
d’une nouvelle ère, celle de la résilience.
Deux concepts pour mieux
comprendre le monde de demain
L’Internet des objets
Aussi appelé IoT (Internet of Things), est fait
de l’interconnexion d’un nombre croissant d’objets ou de dispositifs
via Internet. Équipés de senseurs intelligents, ils peuvent émettre
des informations numériques sur des situations physiques et se
coordonner. Cela crée des environnements interactifs et permet
d’accéder à de nouvelles formes de savoir. En 2025, plus de
150 milliards d’objets devraient être ainsi interconnectés.
L’Internet de l’énergie
Appelé aussi Enernet (Energy Network)
ou IoE (Internet of Energy), désigne une façon de distribuer
l’énergie similaire à Internet et gérée par Internet. Chaque
consommateur peut être producteur de son énergie, mais aussi
fournisseur puisqu’il peut échanger ou vendre son surplus via
un réseau distribué, connecté à Internet.