Isis : son règne légendaire

Déesse du Soleil, reine mythique d’Égypte, épouse d’Osiris et mère d’Horus, Isis est vénérée sous de multiples noms. Ainsi, le philosophe médio-platonicien Apulée⁽¹⁾ l’appelait « la Mère de la création, la souveraine des éléments, la plus haute des divinités, la reine des esprits, la manifestation des dieux et des déesses en un seul corps ». La légende est née sur les bords du Nil, où Isis fait son apparition au deuxième millénaire avant Jésus-Christ sous les traits d’Aset, « le trône » en égyptien. Son règne est légendaire, et complexe. « Isis est une immense magicienne, elle parvient à connaître le nom secret de Ré, le “maître universel” et à mystifier Seth, dieu du désordre », pose d’emblée Sylvie Verchère Merle⁽²⁾, auteure du Féminin solaire dans la mythologie. Par la ruse, la déesse va dérober le secret même de la toute-puissance du démiurge solaire, à savoir son nom, inconnu de tous.

Isis est également une grande initiatrice : « L’histoire raconte qu’Osiris, son époux, a été démembré en 14 morceaux et jeté dans le Nil par Seth, son frère jaloux. Isis va le ressusciter et lui sculpter un nouveau phallus, pour engendrer Horus le dieu faucon, ancêtre de tous les pharaons », rappelle Marie-Laure Colonna⁽³⁾, philosophe et psychanalyste jungienne. Ainsi, multiples et variés sont les aspects de la déesse : « Elle n’est pas seulement la plus fidèle des épouses et une amoureuse d’une rare constance, c’est également une mère vigilante, riche d’incroyables ressources pour son fils Horus », la décrit l’écrivaine Florence Quentin⁽⁴⁾. Enfin, Isis est la gardienne des passages : « Sa vocation est funéraire, elle est la gardienne de la traversée des âmes dans l’autre monde », ajoute Sylvie Verchère Merle. Aujourd'hui encore, son mythe ne cesse d’être questionné, plaçant la déesse aux nombreuses métamorphoses en figure de proue du féminin solaire.

Son culte à travers le temps

Le culte de la déesse la plus populaire d’Égypte est actif tout au long de la période antique. « Ses sanctuaires les plus réputés étaient à Gizeh. Toutefois, c’est sur l’île de Philae qu’un temple lui a été érigé, vers 380 avant notre ère », précise Laetitia Rensonnet-Meynier⁽⁵⁾, auteure et créatrice du cycle initiatique sur les mystères d’Isis. Y étaient célébrées au printemps les fêtes isiaques, également appelées « fêtes du vaisseau d’Isis ». Son influence va se répandre des rives du Nil à l’Empire romain, avec Plutarque : « Au second siècle après Jésus-Christ, ce penseur majeur de la Rome antique, se passionne pour la pensée mystique de l’Égypte. Le mythe d’Isis et d’Osiris révélait, selon lui, tous les degrés du mouvement de la vie, la puissance de l’âme en action », rappelle Marie-Laure Colonna. Il aurait transmis la légende sous la forme d’un récit. La déesse est alors assimilée à de grandes figures telles que Déméter, Perséphone, Séléné… À l’époque impériale était célébrée à Rome deux fois par an une fête en son honneur. À la date du 5 mars, le calendrier de Filocalus (de l’année 354) note nauuigium Isidis ; du 28 octobre au 1^er novembre, il mentionne Isia. La première fête est printanière, en rapport avec l’ouverture de la navigation sur mer, la seconde est automnale⁽⁶⁾. Selon Laetitia Rensonnet-Meyer, « certaines communautés actives les célèbrent encore, mais elles ne sont pas publiques ».

Avec la montée du christianisme, son culte se serait éteint aux V^e et VI^e siècles de notre ère. Enfin… en apparence ! Selon l’égyptologue Christiane Desroches Noblecourt, la religion chrétienne aurait fait de nombreux emprunts à l’ancienne Égypte. Ainsi, le culte marial pourrait bien s’en être inspiré. La représentation de la Grande Déesse portant la couronne de la Reine du Ciel tenant Horus sur ses genoux n’est pas sans rappeler celle de la Vierge et de l’enfant Jésus. Plus tard, au cours du siècle des Lumières, certains philosophes francs-maçons vont s’inspirer des mystères d’Isis pour leurs rituels de loges. Pour la psychanalyste Marie-Laure Colonna, « c’est aux alchimistes occidentaux de l’Europe du XVII^e siècle que l’on doit d’en conserver le souvenir vivant et opératoire. En place du roi et de la reine, on rencontre souvent Osiris et Isis, mère première et finale, eau de sagesse sophianique, ou encore rusée déesse qui arrache les secrets du dieu Ra. » Récemment, dans les années 1950, la déesse originelle fait à nouveau l’objet de cultes dans les célébrations Wicca, un mouvement féministe particulièrement actif aux États-Unis.

Le renouveau du féminin sacré

« Cette déesse insaisissable », comme l’appelle Florence Quentin, n’a cessé d'être porteuse de sens pour les femmes. Comment expliquer le renouveau actuel du culte de la déesse ? Par une urgence, sans doute, face au consumérisme et à la perte de repères spirituels. « A émergé un impérieux besoin de réhabiliter les antiques savoirs dont les religions nous ont éloignés, et de les réintégrer dans nos espaces collectifs et personnels afin de remettre du sacré dans nos vies », explique Laetitia Rensonnet-Meynier, au même titre que les sorcières, les guérisseuses et les chamanes qui connaissent un réel engouement. Au-delà du simple effet de mode, un nouvel archétype se fraye un chemin : les prêtresses, les gardiennes du temple. Isis ouvre la voie et répond au regain d’intérêt que suscite la tradition égyptienne pour les femmes en quête de spiritualité. Dans les cercles qui lui sont dédiés, le processus initiatique, en marchant dans les pas de la déesse, prime. Laetitia Rensonnet-Meynier est formelle : « C’est une recherche de vérité intérieure, qui porte sur les mystères du monde et la compréhension de ses lois, pour mieux interagir avec l’Univers, les divinités, Isis, et soi-même. » La déesse aux facettes multiples permet à chacune, à travers le culte qui lui est rendu et la richesse de son mythe, de s’approprier ces précieux archétypes (la souveraine, la magicienne, la prophétesse…) Son culte, dans sa version moderne, repose sur l’étude des textes anciens, la culture imaginale, c’est-à-dire les symboles, et la sagesse des plantes. « Baumes, onguents, encens et remèdes faisaient intégralement partie des pratiques sacrées ancestrales », ajoute notre experte. Ainsi, faire appel à Isis peut relever du même élan que pour la médecine d’Hildegarde de Bingen ou les célébrations druidiques et leurs sabbats. Et qui sait, peut-être la Grande Déesse nous ouvrira-t-elle la grande porte « alchimique » : « celle de la mort initiatique et du démembrement, pour renaître à une nouvelle conscience… » Isis, la grande chamane égyptienne !

Donner un nouveau souffle au couple

Si la déesse préférée des pharaons a traversé les époques, c’est aussi grâce au couple qu’elle forme avec Osiris. Aujourd’hui, son mythe pourrait bien insuffler une nouvelle voie à nos relations amoureuses, dans notre quête de sens. Ce binôme emblématique inviterait en effet à un renversement salutaire des valeurs, en résonance avec notre époque. Pour Marie-Laure Colonna, « la grande particularité de ce couple est sa polarité : Isis est la déesse du Soleil, et Osiris le puissant dieu de la Lune, le seigneur nocturne ». En clair, elle incarne l’aspect yang solaire, charmeur et décidé, tandis qu’il représente l’aspect réceptif et contemplatif du yin. Elle est royale, passionnée, créatrice ; lui est poète et visionnaire. « Tous deux nous proposent une image inversée des patterns masculin et féminin développés par le modèle gréco-romain puis la chrétienté, en vogue depuis 2 500 ans », traduit la psychanalyste. Une version d’un féminin solaire et d’une virilité lunaire, en quelque sorte.

Si l’avènement du premier est en cours, au regard des mouvements féministes actuels, la mutation des concepts de virilité pourrait bien être également à l’ordre du jour. En effet, notre spécialiste a pu observer comment le mythe d’Osiris souffle déjà dans le cœur des hommes : « Il y a trente ans, ils franchissaient le seuil d’un cabinet avec une certaine culpabilité, comme s’ils portaient un défaut inavouable ; plus récemment, c’est un désir d’évolution assumé et l'envie de mieux se connaître qui dominent. » Gageons que le temps est venu pour ce couple royal de nous léguer un nouvel héritage et de révolutionner notre paradigme du couple, en réhabilitant une femme reine, yang, et un homme intériorisé, poète, yin, qui encore aujourd’hui sont « stigmatisés » par un collectif archaïque.


(1) Les Métamorphoses, ou L’Âne d’Or, Apulée, éd. Folio, 1975.
(2) Le féminin solaire dans la mythologie, Sylvie Verchère Merle, éd du Cygne, 2016.
(3) Réenchanter l’Occident, Marie-Laure Colonna, éd Entrelacs, 2019.
(4) Isis l’Éternelle, Florence Quentin, éd. Albin Michel, 2021.
(5) Les mystères d’Isis, Laetitia Rensonnet-Meynier, éd. Leduc Éso, 2022.
(6) Compte rendu des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1968, Henri Stern).