Si la tentation d’échapper à ses origines pour s’affranchir et conquérir sa liberté est tout à fait séduisante, les conséquences sont loin d’être anodines, et peuvent déboucher sur un sentiment d’exil, de perte de sens ou des difficultés à trouver sa place. Nous voilà en quelque sorte hors-sol, déracinés, sans terre. Un prix à payer pour un déni de lignée d’autant plus coûteux qu’en réalité, nous ne pouvons pas nous « séparer » de notre arbre, nous lui « appartenons ». Les traditions ancestrales l’avaient bien compris : dans les cérémonies chamaniques, les ancêtres sont invités pour nous donner protection et sagesse, tandis qu’en Asie, un autel leur est dédié dans chaque maison ! La réponse à notre « déracinement » pourrait bien se trouver dans un changement de regard sur notre arbre généalogique. Et si mieux connaître nos racines pour les honorer pouvait nous permettre de nous enraciner et de poser de solides fondations pour vivre nos vies avec fierté ? Pourquoi s’en soucier aujourd’hui, et comment renouer avec le culte de nos ancêtres ?
Se couper de sa lignée : un exil probable
«
La vie a un moyen de s’adresser au futur, ça s’appelle la mémoire. Pour résoudre le futur, nous devons sauver le passé », écrit Richard Powers dans L’arbre monde (éd. Le Cherche midi, 2018). Ainsi, nos racines, porteuses de l’héritage du passé, seraient les plus sûres garantes de notre avenir ! Toutefois, il semblerait qu’à notre époque, nous ayons des réserves à mettre nos pas dans ceux de nos ancêtres, en niant nos lignées, tant nous avons hérité de sombres histoires. Un phénomène observé tout particulièrement dans les cabinets de thérapeutes transgénérationnels ! «
La plupart du temps, l’intention première d’aller explorer son arbre en psychogénéalogie est de l’ordre d’une profonde libération des secrets et des fardeaux », pose d’emblée le psychanalyste Bruno Clavier
(1). Une fois ces derniers révélés, la priorité est de nettoyer, pour ne pas répéter, et le plus souvent de « couper », pour se réinventer, libre de toutes empreintes vécues comme autant de freins. Toutefois, la vigilance est de mise, cette « coupe » parfois radicale en vogue à notre époque pourrait contribuer à nous maintenir « hors-sol », sans racines. Les thérapeutes s’accordent sur ce point : ce déni de lignée n’est pas sans conséquence, la notion de perte est centrale, à commencer par celle du sens, accompagnée d’une sorte de mélancolie. «
Nous pouvons confusément nous sentir en exil, et souffrir d’une perte de terre. » Enfant, la psychanalyste transgénérationnelle Noëlle Lamy
(2) se sentait apatride, de « nulle part ». De son côté Bruno Clavier observe chez ses patients des sentiments d’isolement, des difficultés à trouver leur place et à « faire famille ».
Ainsi, se couper de la mémoire de ses origines fragiliserait plus qu’on ne pourrait le croire et ouvrirait des espaces laissés « déserts » à bien des fantômes. «
Se libérer du toxique est une étape, pas la finalité ! » nous assure Noëlle Lamy. «
Nous sommes inscrits dans une lignée qui comprend bien sûr une part toxique, sa part d’ombre, et également une part d’espérance de vie, sa lumière. » Nous sommes donc aussi la concrétisation du rêve de vie de nos aïeux. À ce titre, renouer avec cette lumière pour faire racine pourrait bien se révéler bénéfique, pour nous comme pour les générations à venir.
Pratique de connexion aux ancêtres
« Un processus de réflexion et d’inventaire constitue la base de toute approche, ou rituels, ultérieure avec vos ancêtres », selon le Dr Daniel Foor, docteur en psychologie, spécialisé dans les rituels aux ancêtres.
Connaissez-vous les noms de vos ancêtres ? Combien de générations d’ancêtres connaissez-vous de nom ? Ces noms vous ont-ils été communiqués par des membres de votre famille ou bien les avez-vous découverts lors de recherches ?
Quelles histoires avez-vous entendues au sujet de vos ancêtres récents ? Qui dans votre famille a partagé avec vous des histoires sur les générations précédentes ? Comment ces histoires influencent-elles la façon dont vous percevez ces ancêtres ?
Vous êtes-vous rendu sur les tombes de vos ancêtres récents ? Si vous savez où ils sont enterrés (ou le lieu où leur mémoire a été honorée) et que vous leur avez rendu visite, avez-vous pris le temps de vous connecter à eux en esprit ? Si oui, comment l’avez-vous vécu ?
Avez-vous des objets qui leur appartenaient ? Y a-t-il dans votre maison, quelque chose qui vous relie à certains ancêtres ? Que vous évoquent ces objets aujourd’hui ?
Que savez-vous de l’histoire de votre peuple au cours des siècles écoulés ? Avez-vous déjà cherché à mieux comprendre la vie et l’époque de ceux qui vous ont précédé ? Vous et vos ancêtres récents avez-vous besoin de vous pardonner quelque chose ? Quels sont les sentiments à l’égard de vos ancêtres : positifs, négatifs ?
Guérir avec ses ancêtres, Dr Daniel Foor, éd. Véga, 2023.
Prendre la responsabilité de sa lignée
Et si assumer la responsabilité de notre lignée était le nouveau défi à relever, tant individuellement que collectivement, «
plutôt que de la fuir, ou encore se dédouaner en rejetant la faute sur ses ancêtres », comme a pu souvent le constater Bruno Clavier en consultation ?
«
D’autant plus que, qu’on le veuille ou non, nous portons la responsabilité et l’historicité de quelque chose qui a pris racine en nous, il y a plusieurs générations », ajoute Noëlle Lamy.
La thérapeute nous rappelle que nous avons en nous les mémoires de nos ancêtres, notre patrimoine
génétique, bien sûr, transmis de génération en génération, mais également leurs affects, leurs traumas… «
Et sans aucun doute leurs rêves aussi », ajoute en souriant Bruno Clavier. Souvenez-vous de la première phrase du best-seller de Paul Auster
(3) : «
Selon la légende familiale, le grand-père de Ferguson serait parti à pied de sa ville natale, avec cent roubles cousus dans la doublure de sa veste. » Nous avons tous dans notre histoire une légende qui va connaître bien des variations, des trajectoires et des bifurcations pour finalement influer sur notre propre destin, au fil des générations avant nous. «
C’est un postulat de base, même si nombre de raisons, conscientes ou pas, nous poussent à l’occulter », rappelle le psychanalyste.
À ce titre, chercher à se couper de ce lien est en quelque sorte voué à l’échec. Il ajoute : «
La seule décision sensée qu’on puisse prendre pourrait être de soigner ses lignées, pour transmettre moins de schémas négatifs. » Notre arbre nous offrirait un fantastique processus initiatique, une traversée de l’ombre et de la lumière que ses branches recèlent, le pire et le meilleur, « salauds » comme héros. Noëlle Lamy propose quant à elle de libérer le pouvoir alchimique de l’arbre : «
Il s’agit de l’inconscient de l’arbre, des zones d’ombre de nos aïeux, à savoir les folles, les collabos, les violeurs… tous ceux qui nous dérangent, qui sont exclus. » Regarder l’ombre en face met souvent en évidence l’existence de plus de blessures que de monstres. Une autre voie se fait jour alors : la décision de traquer notre héritage positif, grâce à nos ancêtres-ressources. «
Nous sommes également les héritiers de personnes incroyables ; dans notre arbre se trouvent aussi ceux qui nous ont aimés, encouragés, qui ont fait bouger les lignes, ou encore embrassé un fabuleux destin… » confie Bruno Clavier. Quand nos ancêtres reçoivent l’hommage qu’ils méritent, notre arbre se met à palpiter. La thérapeute nous l’assure : «
Il y a une sorte de renversement, et l’arbre nous fait un don, celui de nos racines. » C’est le retour de l’entente cordiale.
Nourrir son sentiment d’appartenance
«
En réalité, nous ne pouvons pas nous séparer de notre arbre, car nous “appartenons” à une famille, et à son histoire », soutient Noëlle Lamy. L’accepter est la première clé. Toutefois, un travail est nécessaire pour s’inscrire dans sa lignée et ainsi nourrir ce sentiment d’appartenance : l’un des cinq besoins fondamentaux selon la pyramide de Maslow. «
“Faire exister” son arbre va permettre de faire racine », conseille Noëlle Lamy, qui préconise des recherches généalogiques. «
Un travail d’archives permet de rentrer de plainpied dans sa réalité, et non celle fantasmée par la famille, quand elle vous la raconte. » Rechercher des actes de naissance et de décès dans des registres d’état civil va planter un décor, concret. Une démarche facilitée par la numérisation. «
Qu’on ne s’y trompe pas, l’émotion, elle, fait fi de la technologie et du temps, venant vous cueillir sans crier gare », prévient la thérapeute qui en a fait l’expérience. Ainsi, la découverte de la signature de nos ancêtres, les pleins, les déliés vont nous plonger dans leur réalité. «
Alors se crée un lien direct entre vous et vos ancêtres, cet ancêtre-là dont vous avez l’acte sous les yeux. Vous pouvez presque sentir vos racines pousser », s’amuse-t-elle. Toutefois, établir son génogramme est essentiel pour faire des liens, comprendre, découvrir des dates anniversaires, et révéler l’histoire de vos ancêtres… Il s’agit d’une représentation graphique, une carte précise de la structure familiale, une mise en relation du présent avec les événements du passé qui ont marqué votre histoire. La clé est de prendre le temps de vous émerveiller de vos origines, de l’histoire de ces hommes et de ces femmes avant vous. Alors survient une prise de conscience à la fois émouvante et primordiale, nous promet Noëlle Lamy, «
celle de cette étincelle de vie, qui malgré les drames, a perduré jusqu’à vous, pour votre incarnation ». Peut-être pourrons-nous aussi nous relier à la grande famille des ancêtres, comme l’écrit Ken Follett dans son ouvrage dédié à Notre-Dame
(4) : «
Le plus émouvant était de savoir que pendant plus de huit cents ans nos ancêtres avaient, comme nous, célébré Noël dans cet édifice. »
Devenir un bon ancêtre
«
Prenons soin de nos anciens vivants », préconise Bruno Clavier. Comment arriver à faire racine, dès lors que nous renions nos origines et écartons nos « vieux » ? Dans les sociétés traditionnelles d’Amérique du Nord, le décès d’une personne âgée est une catastrophe. «
C’est du savoir qui s’en va pour la communauté. L’aîné ne sera plus près de nous pour nous aider à comprendre et à vivre », nous explique-t-il. Une sagesse qui nous semble si éloignée du mépris affiché, plus ou moins ouvertement, dans nos sociétés marquées par le « jeunisme », et qui contribue à la tendance « horssol » actuelle. «
Essayons également d’être de bons ancêtres », conclut Bruno Clavier. En d’autres termes, il s’agit de se poser la question de ce qu’on laisse en héritage aux générations futures, leurs racines.
«
Que vous ayez des enfants ou pas ne change rien, nous sommes tous un maillon constitutif d’une famille cousins, tantes, beaux-parents, vous voyez ! » poursuit le psychanalyste. Ce dernier relate comment, lors de cérémonies amérindiennes, on s’adresse aux descendants des sept générations après soi. Une expérience déterminante qui ouvre un champ de compréhension inédit :
«
Nous ne sommes qu’un maillon de cette chaîne de transmission ! » C’est une question que Bruno Clavier nous laisse en cadeau : «
À partir de là, la seule chose qui compte n’est-elle pas d’être un bon relais, bien enraciné ? »
(1)
Devenir un bon ancêtre, Bruno Clavier, éd. Payot, 2024.
(2)
L’alchimie de l’arbre, Noëlle Lamy, éd. Quintessence, 2024.
(3)
4321, Paul Auster, éd. Babel, 2018.
(4)
Notre-Dame, Ken Follett, éd. Robert Laffont, 2019.