Depuis quinze ans, Christian Clot mène des expéditions à pied, à la voile, en kayak ou à cheval, dans les territoires les plus reculés et extrêmes du globe, avec un questionnement constant : comment le cerveau humain s’adapte-t-il aux situations de changements ? L'aventurier nous confie son regard sur la prise de risque et l'état d'esprit d'exploration que notre monde en mutation nous invite à développer d'urgence.
Vous parcourez le monde depuis de nombreuses années. À quel moment décide-t-on que le voyage devient son métier ?
La première fois, on part pour soi, pour se découvrir. Et puis très vite, il y a deux options : rester dans cette quête personnelle ou s'interroger sur le sens du départ. Je ne pars pas en voyage. Sur place, c'est violent, les conditions sont extrêmes. Alors pourquoi aller là-bas ? Pour moi, le point de bascule s'est fait lors d'un tour à pied du Népal en 1999, en découvrant qu'un pan entier du pays n'était pas cartographié. J'ai compris que je désirais rapporter de la compréhension de notre monde. La quantité de choses inconnues est telle que, plus on part, plus on apprend qu'on ne sait pas grand-chose. Le troisième niveau de cheminement, celui qui me guide aujourd'hui, veut que chaque expédition soit montée avec un questionnement scientifique pour un questionnement scientifique. Je veux étudier l'humain au sens large, tous les êtres, dans ce qu'ils ont de plus intime : cet objet biologique fascinant qu'est le cerveau.
Dans un monde où circulent en permanence des informations, en provenance des quatre coins de la planète, il y a encore des choses que l'on ignore ?
On a beau nous répéter tous les jours, dans les médias et à l'école, que l'on sait déjà presque tout sur tout, les expéditions nous apprennent qu'il nous reste beaucoup à apprendre. L'accès à la connaissance est ce qui a toujours permis à l'humanité de grandir. Le jour où, parmi nos ancêtres, quelqu'un est rentré en disant qu'il avait trouvé l'outil pour tuer plus vite le mammouth laineux, ce qui en même temps évitait que deux ou trois membres de la tribu meurent à la chasse, il a aidé sa communauté à survivre et les générations qui ont suivi. Il ne faut pas confondre connaissance et informations telles qu'on les trouve sur les réseaux sociaux. Je crois qu'il serait dangereux et illusoire de penser que l'on peut arrêter l'évolution des connaissances. Les religions ont essayé ainsi que certains systèmes politiques, d'autres essaient encore aujourd'hui ; cela devient de l'obscurantisme. J'ai traversé une cinquantaine de pays, travaillé avec des sociétés très diverses, et je constate que tous les pays où l'éducation est réelle, et où les femmes sont éduquées, sont en train de réaliser des choses pour demain. L'accès à la connaissance est une ouverture vers une forme de lumière. Être explorateur c'est accepter l'idée d'un déficit d'information, d'une lacune à combler. C'est pour cette part d'inconnue que je fais ce métier. L'humain se trouve aujourd'hui face à des défis gigantesques. Il subit une accélération qui n'est pas encore complètement compréhensible. La vitesse à laquelle il va falloir évoluer est énorme mais pas insurmontable. On a besoin de redéfinir ce qu'est notre fonction et notre rôle en tant que civilisation mais on manque fondamentalement de savoirs. Un apport massif de nouvelles connaissances est la seule et unique chance que l'on peut s'offrir.
Comment des données scientifiques récoltées dans des endroits du globe hostiles à l'homme peuvent-elles nous aider à mieux nous comprendre nous-mêmes ?
La quantité d'événements qui se produisent en un ou deux mois d'expédition correspond au nombre de nouveautés et de défis que va connaître un individu sur deux ou trois années de sa vie. L'expédition nous met en défaut, nous oblige à aller très vite. C'est ça l'intérêt : agir comme un simulateur grandeur nature de ce que peut être l'évolution humaine face à la nécessité de survivre malgré la difficulté. Face à une situation qui nous est impropre, il y a une réaction prépondérante, c'est la peur. La peur est une chose que l'on évite tous. Pourtant, face à la peur, j'ai l'opportunité de me demander comment faire en sorte qu'elle devienne une ressource qui m'aide à avancer. Il est possible d'apprendre à être fluide avec cet état, comme avec un outil.
L'expédition agit comme un simulateur grandeur nature de ce que peut être l'évolution humaine face à la nécessité de survivre malgré la difficulté.
Les analyses cérébrales réalisées après chaque expédition tendent à montrer que la zone du cerveau qui a été la plus active est associée à la sphère émotionnelle. Comment l'expliquer, quand ces expériences semblent surtout nécessiter de la rationalité afin de faire les bons choix ?
Nous sommes encore embryonnaires sur ce point mais on observe que c'est d'abord le corps qui capte les informations : mon corps sent du vent, ce vent vient de derrière ou d'en-dessous ou de côté. J'écoute les sensations corporelles car si j'écoute uniquement avec mon lobe préfrontal, je vais entendre dans la direction que je voudrais donner à mon écoute, donc je vais potentiellement rater des choses. Imaginez, je navigue dans un canal, je tombe, l'eau est à deux degrés, mon embarcation dérive à plusieurs centaines de mètres. Là, il se passe beaucoup de choses : il y a ma décision spontanée de nager, il y a mon corps qui m'envoie des signaux de douleurs et puis progressivement la fatigue et le doute. Mon corps n'est pas fait pour survivre plus de cinq minutes dans ces conditions et mon cerveau le sait, ce qui ajoute au stress. À ce stade, il est beaucoup plus facile de stopper ses efforts et de se laisser sombrer que de maintenir cette lutte. On se trouve face à un dilemme : est-ce que je continue à avoir mal ou est-ce que j'arrête tout de suite de souffrir ? Qu'est-ce qui me fait continuer à nager ? C'est là que moi je mets l'émotion. Car je ne continuerai à lutter qu'à travers quelque chose d'exogène à moi, qui dépasse ma propre personne. Pour beaucoup de gens c'est la pensée des enfants, de la personne qu'on aime. Cela tend à prouver que ce qui nous tient en vie est lié au fait de ressentir.
Vous parlez d'instinct : nous en serions donc tous dotés, ou cela peut-il se développer comme un muscle ?
Intrinsèquement, nous naissons tous avec cette volonté farouche de vivre. Pourtant, les rapports d'accidents montrent parfois que des personnes très blessées ont survécu là où d'autres, en meilleure santé, se sont laissées aller. Certaines personnes sont en tel déficit de ressources que le cerveau dit stop. De nos jours, les dépressions, les burn out, les suicides posent question. Je pense que ce que nous expérimentons sur le terrain peut renseigner sur la dureté de certains milieux comme celui de l'entreprise. J'ai l'intime conviction que l'école a un rôle important d'entraînement qu'elle ne joue pas. L'école reste coincée dans cette volonté de faire passer des savoirs et non des compétences.
À quelles compétences pensez-vous ?
Aujourd'hui, aucun système éducatif ne propose de s'exercer à l'anticipation. Il faut s'interroger sur la manière dont on va renforcer l'apprentissage sur les notions d'adaptation et de préparation au changement. Dans le cadre de nos expéditions collectives, nous étudions la cognition en observant comment plusieurs cerveaux fonctionnent face à une même situation : y a-t-il des similitudes, peut-on dresser des grands principes ? On étudie aussi les interactions, la coopération, le leadership. Un groupe humain a besoin d'un leader parce que chaque entité du groupe détient une partie de la solution et qu'il faut les mettre en commun. Mais finalement, le leadership n'est-ce pas quelque chose de tournant ?
C'est l'inconnu qui va nous fournir notre matériau d'adaptation et des pistes de solution
Dans des contextes de vie protégés, comment se préparer au changement lorsque l'on n'est pas explorateur ?
Le confort et la facilité sont des notions intéressantes. Pourquoi prendrais-je le risque de changer, juste parce que « peut-être » demain les choses auront un peu changé alors que j'en ai aucune certitude ? J'en reviens à l'éducation qui, selon moi, est le seul moyen d'apprendre que rien n'est jamais un acquis définitif. On sort d'une période de quarante ans durant lesquels l'Occident a bénéficié d'une facilité de vie extraordinaire. On s'est même convaincus qu'il était normal de recevoir. L'humain aime le confort, le contrôle. Il va falloir faire un gros travail pour retrouver cette volonté d'exploration dans nos systèmes économiques et sociétaux. Les gens pensent que pour me préparer, je fais des treks dans le désert mais ma meilleure préparation est de rester ouvert à tout. La clé, c'est d'être curieux, essayer de nouvelles petites choses tout le temps, pratiquer des sports variés. Nous avons perdu la notion de risque. Que l'on soit ingénieur ou paysan, on essaie tous de limiter notre prise de risque mais c'est une aberration car c'est lui qui permet d'évoluer. Je mets au défi quiconque de dire quel sera notre monde dans un an. Nous devons donc rester ouverts, malléables car c'est l'inconnu qui va nous fournir notre matériau d'adaptation et des pistes de solutions. L'exploration est un état d'esprit, elle est possible même dans son fauteuil !