Afin de réaliser ses nombreuses missions, le chamane,
quelle que soit sa tribu, a recours à de multiples outils artistiques :
chant, danse, conte, musique… Sa création en devient totale,
un art au service de la passerelle des mondes.
S’approcher de la figure du chamane, ce
n’est pas seulement entrer en contact
avec un univers fascinant et profond où
un simple homme, élu par l’invisible, a
le pouvoir de se transformer en un porte-voix des
dieux et des esprits de la nature. Ce n’est qu’une
seule lecture parmi les multiples possibles de la
définition du chamane. En effet, nous pouvons
aussi « lire » l’activité de cet être « connecté » en
permanence avec l’univers entier selon un autre
point de vue : celui de l’art. Ainsi, le chamane
devient un danseur fin et habile, capable de se
laisser façonner par la puissance sinueuse de la
transe rituelle ; un musicien et chanteur délicat,
exercé dans l’énonciation mélodieuse des mythes
ancestraux de sa propre tribu ; un enchanteur expérimenté
dans l’art d’attirer ou de soumettre les
esprits invisibles par le charme de la parole magique
et du verbe poétique… Pas un simple artiste
donc, mais un véritable « artiste total » recourant,
en permanence, à une myriade infinie d’outils,
afin d’infuser signification et efficacité aux rituels
dont il est le « grand maître de cérémonie ».
Entrer en transe
Quiconque a eu l’occasion d’assister à un rituel
chamanique authentique sait parfaitement que
celui-ci possède l’aspect d’une véritable « pièce
de théâtre sacrée » où les hommes et les dieux se
donnent temporairement rendez-vous. Le chamane
devient le protagoniste indiscutable de cette
même pièce, un intermédiaire vivant entre une
pléthore de puissances invisibles invoquées et
les hommes de sa communauté présents ici
non seulement pour « assister » au rituel,
mais surtout pour solliciter de l’aide : guérir
une maladie « envoyée » par des esprits
de la nature, connaître les causes cachées
d’un événement, poser des questions sur le
futur, se libérer du danger d’une calamité
imminente, impétrer la faveur des ancêtres
du groupe…
S’il est vrai que la transe extatique, cet « outil
» destiné à transformer le corps du chamane
en un « conteneur » vivant apte à recevoir temporairement
les êtres invisibles appelés, représente
le « moteur » et le véritable « épicentre incandescent
» de tout rite chamanique, il est aussi vrai
que la liturgie utilisée – vaste ensemble de gestes
codifiés, de paroles et de situations cohérentes – a
pour but de permettre à ce même « moteur » de
« démarrer » et de rester en mouvement pendant
toute la durée du rituel. Il s’agit ici d’un véritable
code partagé, permettant à la transe de se révéler
et surtout de devenir « compréhensible », que ce
soit pour le monde des invités invisibles ou pour
son auditorium humain. C’est justement dans ce
cadre que le chamane se transforme en un artiste
et un véritable
performer. Au-delà de ce but « communicatif
», ses actes et ses paroles possèdent
une forte prégnance magique, leur rôle étant
véritablement de bâtir, de manière prodigieuse,
un « microcosme parallèle » au monde matériel
et qui doit se maintenir pendant toute la durée
du rituel. C’est en effet cette réalité impalpable,
comparable à une « hutte » temporaire, construite
grâce à son pouvoir d’artiste, qui constitue le véritable
contexte permettant aux puissances invisibles
d’être attirées dans l’espace ainsi créé et d’y
être gardées pendant la durée entière de la séance.
Le chamane
se transforme
en un artiste
et un véritable
performer.
Musique et danse,
les premières clés
Voilà donc le chamane en action. Nous l’écoutons
jouer de son tambour. Malgré la puissance
naturelle du rythme, il ne s’agit pas d’une simple
mélodie d’entraînement ni d’un accompagnement,
mais la véritable « colonne
vertébrale » de la séance
entière.
Si d’un côté, la musique
a pour fonction d’aider
le chamane à entrer en transe,
elle a aussi le rôle de créer un
véritable « pont » entre le visible
et l’invisible, permettant
aux esprits de « glisser » vers
l’espace rituel et aux hommes
de faire « monter » leurs requêtes.
Dans les mains du
chamane, le tambour et sa
robuste « voix » peuvent aussi
se transformer en outils de
protection créant une puissante
muraille de son autour des participants, afin
d’empêcher les démons aux énergies néfastes qui
pourraient se trouver dans les alentours, de s’introduire
furtivement dans l’espace sacré du rituel.
Ce que nous décrivons pour la musique peut s’appliquer
également à ses performances en tant que
danseur. La danse n’est pas non plus un simple
outil ludique ou théâtral fondé sur l’improvisation.
Au contraire, elle est le résultat d’un long
et ardu apprentissage, transmis aux néophytes par
les vieux chamanes et en même temps par les esprits
eux-mêmes, durant les rêves initiatiques par
exemple. Ici, aux formules canoniques codifiées
par la tradition pourront alors s’ajouter des variations
et des détails suggérés directement par les
êtres invisibles, capables d’enrichir le répertoire du
chamane et de rendre unique sa façon de jouer des
instruments musicaux ou de mener la chorégraphie
de ses danses. De la même manière, la danse
n’est jamais assujettie à un protocole préétabli et
ne possède pas toujours la même signification : il
existe en effet des danses d’évocations – en vertu
de leurs formes gracieuses et de leur mouvance sinueuse
– capables d’attirer, voire d’ensorceler les
esprits. D’autres, en revanche, ont pour but explicite
d’agir en tant que véritables exorcismes : des
danses fortes, violentes et coupantes où la force
physique, la précision et l’attitude intérieure se
mêlent, en créant un ensemble unique.
Un bal avec les esprits
Au fur et à mesure que la séance prend forme grâce
à la combinaison de la musique et de la danse, le
chamane bâtit autour de lui un tableau cohérent
permettant aux participants de suivre et d’interpréter
ses « aventures » vis-à-vis de l’univers invisible.
Pour rendre encore plus clair ce dessin, le chamane
musicien et danseur se transforme aussi en chanteur,
poète et conteur.
Pendant la séance, les sons
qui sortent de sa poitrine enflammée par la transe
ne sont pas seulement le condensé d’un répertoire
de contes millénaires, transmis de bouche à oreille,
de maître à disciple depuis le début des temps,
mais ils permettent alors aux mythes qui ont fondé
l’identité de son groupe de revenir à la vie. Ici le
chamane est barde et enchanteur à la fois : il garde
et renouvelle sans cesse la mémoire collective de
sa tribu ; grâce à l’histoire mythique des lignages
anciens, il confirme et réaffirme en même temps la
cohésion sociale de son peuple.
Parfois, ces mêmes
paroles magiques, capables de créer un lien vivant
entre le présent et le passé ancestral de l’ethnie,
pourront aussi avoir le pouvoir d’inviter, d’attirer
les dieux au banquet sacrificiel qui a été préparé
pour eux, ou encore, de façon plus prosaïque, de
« trancher la gorge » sans aucune pitié des esprits
malfaisants qui apportent la maladie et la mort.
Dans d’autres circonstances, cette même chaîne
de paroles sacrées pourra bâtir une véritable « passerelle
de sons », permettant aux âmes des morts
de rejoindre les lointains royaumes des défunts :
des contrées écartées et cachées, atteignables uniquement
après avoir parcouru un long et tortueux
itinéraire où les dangers et les épreuves sont disséminés
par une foule d’entités néfastes prêtes à tourmenter
l’âme ou à la dévorer, sans aucun remords.
Dans ce cas, grâce à son expérience de voyant et de
« seigneur des deux mondes », le chamane se transforme
en un guide fiable pour le défunt solitaire
et dépaysé. Se servant du véhicule magique de la
parole, le chamane se chargera ici d’évoquer l’âme
du défunt afin de l’escorter, pas à pas, depuis sa
maison jusqu’à sa destination finale.
Mais la force n’est rien sans la rondeur de la beauté.
Ici comme auparavant, le chamane doit être capable
de « dire » en rajoutant à chaque vers énoncé
son propre « savoir-faire », son propre art, son
propre « style », bref sa propre « signature ».
Ici
le chamane
est barde et
enchanteur
à la fois.
La puissance
du symbole
Artiste solitaire et hautement
polyédrique, le chamane montre
ses capacités aussi dans d’autres
circonstances, se transformant à
l’occasion en « artiste visuel ».
Au sein de nombreuses cultures
archaïques, le chamane peut en
effet agir en tant que dessinateur
expert, ayant la capacité de
donner forme – en l’espace de
seulement quelques minutes – à
la figure d’un dieu ou d’un esprit
censé intervenir au cours d’un rituel. Dans
ses mains, il pourra garder un simple morceau de
charbon, une poignée de sable ou de poudre colorée,
à disposer finement à terre pour tracer une
série de lignes. Nous ne retrouverons rien qui fasse
forcément référence à quelque chose de « figuratif
» dans ces images reliées à la réalité intangible
et à l’univers euclidien. Bien au contraire, ces figures
seront formées uniquement par quelques
traits agiles ou à peine esquissés. Il s’agit d’un art
rapide qui est uniquement « symbole » et « allusion
», mais qui pourtant a le pouvoir de se rendre
instantanément intelligible soit par les divinités,
soit par les personnes présentes qui, grâce à un
code visuel partagé, peuvent suivre l’évolution des
événements. Comme pour les autres formes d’art
dont le chamane a le monopole, leur usage et signification
peuvent être ambivalents.
En effet, le
dessin ou la peinture peuvent servir à attirer un
être invisible au sein de la séance, mais aussi se
transformer en un piège dangereux où emprisonner
pour ensuite détruire un esprit démoniaque.
Un seul art pour un but double et parfois bien
opposé. Ce que nous décrivons
pour les dessins se retrouve de
façon identique dans les objets
éphémères qui – avec la forme
de sculptures ou d’objet tridimensionnels
– peuvent être utilisés
au cours des séances chamaniques.
Ici aussi, la matière
est simple et rudimentaire : du
bois, du bambou tressé, de la
boue façonnée, des fragments
de roche, de simples objets hétéroclites
assemblés entre eux.
Ici à nouveau, c’est la puissance
du symbole, unie à la créativité
personnelle et à la puissance vivide
des visions extatiques, qui s’incarne dans la
matière brute…
Au centre de tout cela, le chamane, toujours. Il est
non seulement le prêtre de sa tribu et le « grand
maître de la transe », mais il est aussi et surtout un
kaléidoscope vivant, un corps de chair magmatique
en activité incessante, capable d’exhiber une
énergie créative inépuisable et infinie.