La docteure Jill Bolte Taylor revient sur son parcours, qui l’a menée à devenir neuroscientifique, puis à expérimenter par elle-même des conditions neurologiques hors norme, après avoir été victime d’un AVC à l’âge de 37 ans. Dans son dernier livre, Le cerveau extralucide paru aux éditions J’ai Lu, elle recense, non pas deux hémisphères (droit et gauche), mais quatre zones principales et détaille leur rôle primordial pour apporter de nouvelles compréhensions et changer nos sociétés.
Sciences
DR/Midjourney
Mon histoire et notre cerveau
J’ai décidé d’étudier le cerveau parce que mon frère, mon aîné de dix-huit mois, a été diagnostiqué schizophrène. Quand nous étions petits, nous étions inséparables. Mais très tôt, j’ai compris que lui et moi avions une manière complètement différente d’appréhender la réalité. Nous vivions les mêmes expériences, pourtant nous en avions des interprétations très différentes. Par exemple, il pensait que notre mère était furieuse, au ton de sa voix, alors que j’étais pratiquement certaine qu’elle était inquiète à l’idée qu’on se blesse. Dès lors, j’ai voulu comprendre ce qui était considéré comme « normal », car il était évident que l’un de nous deux était considéré comme « atypique ». Apparemment, mon frère n’avait pas conscience de nos divergences de perceptions.
Pour préserver ma santé mentale, j’ai commencé à m’intéresser de près au langage corporel et aux expressions faciales. Je voulais mieux comprendre les gens. J’étais fascinée par l’anatomie et, à l’université de l’Indiana, j’ai suivi un double cursus de psychologie physiologique et de biologie humaine. Après deux années dans un laboratoire de neuroanatomie, j’ai préparé un doctorat de sciences humaines dans la même université, sans passer le master au préalable.
Alors que mes recherches à la faculté de médecine de l’université de l’Indiana se concentraient sur la neuroanatomie, j’exerçais ma vraie passion dans le laboratoire d’anatomie macroscopique, où nous disséquions des cadavres humains. Pour moi, rien n’est plus extraordinaire que le corps humain, si bien que travailler au laboratoire « macroscopique » était un immense privilège. C’est au cours de mes études de doctorat qu’on a diagnostiqué à mon frère, à l’âge de trente et un ans, une « schizophrénie chronique ». Comme vous pouvez l’imaginer, une partie de moi a été soulagée d’apprendre qu’il était considéré comme « anormal », car cela faisait de moi une personne « neurotypique ».
Après avoir obtenu mon doctorat à l’université de l’Indiana, j’ai filé à Boston, où j’ai passé deux années dans le département des neurosciences de Harvard. Ensuite, j’ai travaillé quatre ans dans le département de psychiatrie, où j’ai collaboré avec l’étonnante « Reine de la schizophrénie », le Dr Francine Benes. Ma carrière professionnelle prenait son essor. J’adorais être un rat de laboratoire et j’étais inspirée par les magnifiques cellules que j’étudiais à travers la lentille de mon microscope.
Le fait que notre cerveau crée sa propre perception de la réalité me stupéfiait. J’examinais les cellules et les circuits neuronaux post-mortem des gens « typiques » – qui constituaient le groupe témoin des expériences que je menais –, puis je les comparais aux tissus cérébraux d’individus atteints de schizophrénie, de troubles schizo-affectifs ou de bipolarité. Durant la semaine, j’étais plongée dans ces recherches innovantes et passionnantes, qui se soldaient par des articles dans les revues spécialisées, avec des titres abracadabrants comme « Colocalisation de l’immunoréactivité de la glutamate décarboxylase, de la tyrosine hydroxylase et de la sérotonine dans le cortex préfrontal médian du rat ». Cet article est devenu une référence, car il est le premier à avoir été publié dans le premier journal scientifique exclusivement en ligne, Neuroscience-Net.
Le week-end, je prenais la route, ma guitare en bandoulière, et je sillonnais le pays telle la « scientifique chantante » pour le compte de la Banque des Cerveaux. Mon but était d’expliquer aux familles de patients souffrant de troubles mentaux le manque critique de tissus pour la recherche et l’importance des dons de cellules neuronales. À trente-six ans, j’étais la plus jeune élue du comité directeur national de la National Alliance for Mental Illness(1) (NAMI). Cette formidable organisation regroupe 100 000 familles de personnes atteintes de maladies mentales graves. La NAMI est une importante ressource nationale, fédérale et locale pour les familles dans le besoin (NAMI.org). Entre mes travaux de recherche et mon engagement auprès des associations de lutte pour les maladies mentales, ma vie avait un but. J’aidais les gens comme mon frère en faisant de la recherche et en m’investissant pour la cause.
En pleine possession de mes moyens, je grimpais un à un les échelons de Harvard. Je réalisais mon rêve de devenir une neuroscientifique de renom dans le domaine de la schizophrénie et je menais ce combat au niveau national. Puis, le matin du 10 décembre 1996, à l’âge de trente-sept ans, je me suis réveillée avec une violente douleur derrière l’œil gauche.
Mon éclair de génie
Il s’avéra que j’étais atteinte d’un trouble neurologique congénital. Je n’en avais pas conscience, du moins jusqu’à mon accident. Une malformation artérioveineuse cérébrale (MAV) avait éclaté dans l’hémisphère gauche de mon cerveau, et en l’espace de quatre heures, mes fonctions neuronales se sont éteintes une par une. L’après-midi de l’AVC, je ne pouvais plus marcher, parler, lire, écrire, et je n’avais plus aucun souvenir. En somme, j’étais devenue un nourrisson dans un corps d’adulte.
Comme vous pouvez l’imaginer, il était fascinant pour une neuroscientifique de voir son cerveau se déliter. Les dommages dans l’hémisphère gauche étaient si graves que j’ai logiquement perdu la capacité de parler et de comprendre le langage. De plus, l’« esprit de singe » bavard de mon hémisphère gauche s’est tu. Ce dialogue interne étant off, je me suis retrouvée avec un cerveau totalement silencieux pendant cinq semaines complètes. J’ai même perdu la petite voix de mon ego gauche qui affirmait : « Je suis un individu à part entière. Je suis le Dr Jill Bolte Taylor. » En l’absence de mon cerveau gauche rationnel et linéaire, j’ai embrassé les sensations inspirantes de l’instant présent, un moment merveilleux. En plus de mes déficiences combinées de langage et d’individualité, les dommages de mon lobe pariétal gauche, qui traitait les informations sensorielles du monde extérieur, m’empêchaient d’identifier mes propres limites corporelles. Dès lors, ma perception de moi-même était altérée. Au lieu d’une entité physique, j’avais la sensation d’être une boule d’énergie aussi grande que l’univers. Dans la conscience de mon cerveau droit, je percevais mon essence comme vaste et étendue, et mon esprit dérivait vers l’immensité libre, telle une baleine glissant dans un océan d’euphorie silencieuse.
Sur le plan émotionnel, je suis passée des émotions normales, comme celles que j’éprouvais avant mon AVC, à un sentiment de félicité absolue. Cela semble une bénédiction, et cela l’était certainement, mais ressentir tout un éventail d’émotions rend la vie plus riche et plus intéressante. Physiquement, alors que je nageais un kilomètre et demi en trente minutes, je me suis retrouvée en une matinée clouée dans un lit d’hôpital, l’esprit piégé dans un corps inerte qui pesait une tonne.
Il a fallu huit ans pour que mon corps se remette entièrement et que je puisse refaire du ski nautique. Durant cette période, j’ai retrouvé les circuits émotionnels du ressentiment, de la culpabilité, de la gêne, ainsi que d’autres émotions subtiles qui rendent la vie si passionnante. Nos émotions, même négatives, enrichissent et nuancent notre perception de l’expérience. J’ai raconté mon AVC, ma convalescence et tout ce que j’ai compris sur la neuroplasticité et la capacité du cerveau à se régénérer dans mon autobiographie, Voyage au-delà de mon cerveau.
Depuis, j’ai réfléchi à ce que j’avais appris de plus précieux lors de ce voyage au cœur de mon cerveau : nous pouvons allumer et éteindre nos circuits émotionnels à volonté. En fait, c’est le même principe que les réflexes neurologiques, comme le réflexe rotulien lorsqu’on percute le ligament patellaire : quand nos circuits émotionnels sont activés, nous réagissons instinctivement par la peur, la colère ou l’hostilité.
Une fois la réaction émotionnelle enclenchée, il faut quatre-vingt-dix secondes à la chimie de cette émotion pour nous inonder puis s’évacuer complètement de notre système sanguin. Bien sûr, nous pouvons consciemment ou non revenir sur la pensée qui a provoqué cette réaction et continuer à nous sentir blessés, furieux, tristes ou que sais-je encore, au-delà de ce laps de temps. Auquel cas, sur le plan neurologique, nous relançons le circuit émotionnel, qui fonctionne alors en boucle. S’il n’est pas réactivé, le circuit s’arrête au bout de quatre-vingt-dix secondes, le temps nécessaire à la chimie pour le neutraliser. On nomme ce principe la « règle des 90 secondes ». Nous en montrerons des exemples dans les chapitres suivants.
Le « nous » à l’intérieur du moi
Ma conférence TED entrait dans la problématique générale des « Grandes questions » et, pour la séance d’ouverture, nous, les conférenciers, avions pour consigne d’aborder la thématique « Qui sommes-nous ? » J’ai décidé d’évoquer le « Nous » à l’intérieur de notre cerveau, le « Nous » de nos hémisphères droit et gauche. La liste des orateurs incluait plusieurs scientifiques de renom, dont l’anthropologue canadien Wade Davis et la paléontologue du National Geographic Louise Leakey. Ensuite, c’était à moi, une scientifique de l’Indiana formée à Harvard qui avait retrouvé ses fonctions cérébrales après un AVC massif. Inutile de vous dire que j’étais la dernière en lice.
Nous avons le pouvoir de décider, jour après jour, qui nous voulons être dans le monde.
La veille de la conférence, j’ai répété ma présentation sur scène, devant le personnel TED et les techniciens de la salle. Ils réglaient le son, les lumières, la logistique, et comme j’avais apporté un vrai cerveau humain, il fallait vérifier les mesures de conservation. Au bout de six minutes d’exposé, j’ai fait une pause et je pensais m’arrêter là, quand Chris Andersen, le responsable des TED, m’a encouragée à poursuivre. Sa propre mère avait fait un AVC, aussi était-il particulièrement intéressé par le sujet.
Dans la deuxième partie de ma présentation, j’ai raconté aux auditeurs le court-circuit de mon esprit, le matin de mon attaque. Dès lors, j’ai eu l’impression d’osciller entre la conscience de mes cerveaux droit et gauche. Un combat tragique où mon hémisphère gauche tentait désespérément de me sauver, tandis que mon hémisphère droit se laissait happer par une douce euphorie.
J’ai lutté pour rester connectée à mon cerveau fonctionnel gauche et j’ai réussi à passer un appel téléphonique pour demander de l’aide, alors même que j’étais incapable de formuler une phrase intelligible. Lorsque je me suis retrouvée en position fœtale dans l’ambulance, j’ai senti mon esprit rendre les armes et, dans cet abandon, j’ai compris que j’étais dans une phase de transition. À cet instant de ma présentation, à ma grande surprise, un silence religieux était tombé sur la salle : le personnel et les techniciens avaient suspendu leurs activités et retenaient leur souffle, dans l’attente de la suite.
Et la voilà… « Lorsque j’ai repris conscience plus tard dans l’après-midi, j’ai découvert avec stupeur que j’étais encore en vie. Quand j’avais compris que mon esprit abandonnait la partie, j’avais dit adieu à ma vie. Puis j’ai songé : Je suis encore vivante et j’ai trouvé le Nirvana, et si j’ai trouvé le Nirvana et que je suis encore en vie, alors toutes les personnes en vie peuvent trouver le Nirvana. Je me suis représenté un monde rempli de gens beaux, sereins, compatissants, aimants, capables de faire appel à leur cerveau gauche pour trouver la paix. Ensuite, j’ai compris quel don merveilleux représentait cette expérience, et combien cette crise de conscience pouvait être bénéfique dans nos vies. Et j’ai eu envie de guérir. »
La salle n’était plus silencieuse. À la fin de mon discours, j’ai entendu des reniflements et des sanglots. Chris a aussitôt modifié l’ordre de passage pour que je prenne la parole la dernière. J’étais une inconnue venue de l’Indiana, mais Chris savait que cette présentation était spéciale et que les auditeurs seraient profondément émus. Et il avait raison.
Grâce à la réaction du personnel, j’ai bien dormi cette nuit-là, et je me suis réveillée en pleine forme pour le jour J. Et pour répondre à la « Grande question », j’ai achevé mon discours sur ces mots…
Qui sommes-nous ?
Nous sommes la force vitale de l’univers, doués de dextérité manuelle et de deux esprits cognitifs. Nous avons le pouvoir de choisir, à chaque instant, qui nous sommes et ce que nous voulons apporter au monde.
Ici et maintenant, je peux invoquer la conscience de mon hémisphère droit, où sont tous les êtres humains, où je suis la force vitale de l’univers. Je suis la force vitale des cinquante trillions de génies moléculaires qui me composent, je ne fais qu’Un avec le grand Tout.
Ou bien je peux décider d’embrasser la conscience de mon hémisphère gauche, où je deviens un simple individu, une entité solide, séparée du grand Tout, séparée de vous. Je suis le Dr Jill Bolte Taylor : intellectuelle et neuroanatomiste.
Tels sont les « Nous » à l’intérieur de moi.
Lequel choisissez-vous… et quand ?
Je pense que plus nous passerons de
temps dans la paix intérieure profonde de notre hémisphère droit, plus nous distillerons de sérénité dans le monde, et plus notre planète sera en paix.
Et je pense qu’il faut diffuser ce message. […]
(1) « Alliance nationale pour les maladies mentales »
Le cerveau extralucide, Jill Bolte Taylor, éditions J’ai Lu, 2023, p. 17 à 26, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carole Delporte.
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