Quatorze mois plus tôt, il m'est arrivé une chose étrange.
L'adjectif est sans doute un peu faible.
Ma vie est sortie de son axe, comme une funambule qui aurait décidé de faire un pas de côté. Sans prévenir, ni envoyer de signaux annonciateurs de métamorphose, elle a quitté les rails de la raison. Me déposant au cœur d'un paysage inconnu.
Sans boussole.
À la merci des tempêtes et des aurores boréales.
Un samedi midi, je déjeunais tranquillement en famille, quand un visage d'Indien m'apparut.
L'apparition en elle-même n'est pas évidente à décrire. Une fine paroi transparente, courbée comme la rétine d'un œil, se plaça subitement entre le monde et moi, et sur cette paroi était imprimé le visage d'un chef indien. En transparence. Car derrière lui, ou plutôt, à travers lui, je voyais encore le mur de la cuisine, les objets posés sur la table.
Un peu comme si des phosphènes s'étaient rassemblés, pour former une image claire, nette, présente: le visage d'un Indien au regard intense qui me contemplait en silence.
Il n'était pas exactement en face de moi.
Juste un peu à côté.
Sur la gauche.
Quand je fixais l'horizon, je percevais sa présence, comme un papillon épinglé à la périphérie de mon champ de vision, mais quand je tournais le regard vers lui, je plongeais dans ses prunelles.
J'avais la nette impression qu'il avait quelque chose à me dire. À me transmettre, peut-être.
Il m'observait. Imperturbable.
Insistant, mais pas menaçant.
Plus sur prise qu'effrayée, j'annonçai la chose à E. et à nos enfants.
« C'est bizarre, mais je vois un Chef Indien. »
Cette phrase commença par les faire rire, je crois, ce qui semble assez normal. Aucunement offensée par cette réaction, je délaissais mon assiette de spaghettis et me plantais devant l'ordinateur du salon, pour chercher
« Chef Indien » sur Google Images, dans l'espoir, sans doute un peu fou, d'identifier cette ombre surgie des limbes.
Le choc fut grand, car j'ai immédiatement reconnu mon Indien dans les photos apparues sur l'écran. En cliquant sur l'image, j'ai même découvert l'identité de celui qui flottait toujours à la gauche de mon regard Sitting Bull.
Je connaissais ce nom, bien sûr, mais n'aurais su l'associer à un visage précis.
Je fis part de ma découverte à mes proches : « C'est Sitting Bull. Celui que je vois. Sitting Bull.»
E. m'a rejointe au salon. Il est resté derrière moi, alors que je parcourais, avide, la page Wikipédia du célèbre chef indien, cherchant à déceler, entre les lignes, les raisons de sa présence fantomatique.
E. a dû me dire quelque chose comme : « Qu'est-ce que tu racontes?» Et j'ai sans doute dû lui répéter la même information, aussi invraisemblable fût-elle :
« Je vois Sitting Bull. Il est là. »
Montrant le vide, un peu à gauche : « Là. »
Mes enfants vinrent à leur tour. Se demandant si c'était un jeu. Mais ils comprirent vite que je ne plaisantais pas. Sans aller, peut-être, jusqu'à croire en la réalité de cette vision (mais peut-on parler de réalité quand il s'agit d'images surgies des mondes invisibles ?), ma famille réalisa que j'étais sincèrement persuadée qu'elle était là. Devant moi.
Il n'est pas nécessaire que les Aigles soient des Corbeaux.
S'en inquiétèrent-ils ? C'est probable. Mais ils ne le laissèrent pas paraître. Se résolvant, probablement pour
dédramatiser la situation, à mettre cette lubie sur le dos de mon imagination trop vive. De ma sensibilité un poil exacerbée, je l'admets.
Je passai mon samedi après-midi sur Internet à lire des témoignages sur Sitting Bull, à regarder des documentaires sur sa vie, puis, par extension, à m'abreuver jusqu'à la nausée de l'histoire des Amérindiens, grâce aux synapses étoilées de la Toile virtuelle.
De temps en temps, mes enfants passaient dans le salon : « Toujours tes Indiens ? » Et je hochais la tête, sans pouvoir, pour autant, quitter des yeux l'écran où défilaient ces mots, ces images que je cherchais à décrypter, sans comprendre exactement ce que j'y cherchais.
Une clé. Un début de réponse.
(Mais quelle était la question qui m'avait été posée ?).
Au cours de ces explorations, une phrase, attribuée à Sitting Bull, entra en résonnance avec moi, sans que je puisse expliquer tout à fait pourquoi.
Cette phrase disait (en parlant du Grand Esprit, ou Grand Mystère) :
Each man is good in His Sight. It is not necessary for Eagles to be Crows. Ce qu'on pourrait traduire ainsi : « Chaque homme est bon dans Son Regard. Il n'est pas nécessaire que les Aigles soient des Corbeaux. » Ces mots firent resurgir deux instants de mon passé, gravés dans ma mémoire.
À neuf ans, je vivais aux États-Unis. Nous avions fait un road trip en famille lors des vacances d'été, et un aigle royal avait fendu le ciel au-dessus de ma tête, quelque part en terre indienne, justement.
Cette vision m'avait bouleversée. Je croyais me souvenir - mais peut-être mélangeais-je plusieurs événements survenus dans des déserts américains - que, peu après cette apparition, des flots de sang s'étaient mis à couler de mon nez. Chose qui m'arrivait fréquemment quand je prenais trop le soleil.
Dans mon esprit, quoi qu'il en soit, tout paraissait lié, comme une étoile à trois branches : l'apparition de l'aigle, l'émotion qui me submergeait - qui aurait presque pu me faire perdre connaissance -, puis mes petites mains recueillant le sang chaud qui s'écoulait, les emplissait, comme pour sceller la beauté de cette rencontre essentielle.
Des années plus tard, j'avais, je crois, dix-neuf ans, et passais deux mois à Moscou, ville dans laquelle je faisais un stage pour parfaire ma connaissance du russe.
En rentrant du bureau, en fin d'après-midi, alors que j'empruntais un immense pont, non loin des murs du Kremlin,
un corbeau me précéda durant toute la traversée reculant de quelques coups d'ailes chaque fois que je m'avançais et me dévisageant tout au long du chemin.
C'est sur ce pont, dans un état curieux, proche d'une forme de transe, fascinée par ce corbeau qui semblait tout à la fois m'attendre et me fuir, que je m'aperçus que je connaissais par cœur,
sans jamais l'avoir appris, un poème de Roger Gilbert-Lecomte, « Je veux être confondu... ou la Halte du prophète ».
Vous vous trompez je ne suis pas celui qui monte
Je suis l'autre toujours celui qu'on n'attend pas
Ma face sous ce masque rouge gloire et honte
Tourne au vent que je veux pour seul guide à mes pas.
Les vers se déversaient un à un dans mon cœur, alors que je parcourais cet interminable pont - déserté des hommes et habité par cet étrange oiseau.
J'assumerai l'immobilité des statues
Sous la colère de l'orage aux gestes tors
Qui rompt au sol vos fronts ruines abattues
Mais me laisse debout n'ayant raison ni tort
À mesure que les mots de Lecomte me revenaient, mes larmes coulaient et des sanglots essoraient mon ventre.
Qu'espérez-vous de moi seul droit dans la tourmente
Terriblement absent roide et froid sans sommeil
Pour parler aux vieux morts il faut trouver la fente
Par où filtre un rayon noir de l'autre soleil.
J'avais l'impression
d'être le poème. Il habitait chacune de mes cellules, me pétrissait de son antique douleur. La mélancolie qui me transperçait était telle, que je craignais de ne pouvoir survivre à ce périple. Si mon corps n'avait pas été si lourd - lesté par une force inconnue - j'aurais presque pu sauter du pont, pour en finir, pour ne plus avoir à supporter la souffrance métaphysique que les vers infusaient dans les fibres de mon être.
La phrase de Sitting Bull me remémora ces deux instants de vie. Deux rencontres inoubliables avec un aigle et un corbeau.
Il n'est pas nécessaire que les Aigles soient des Corbeaux.
Qu'étais-je, moi ? Aigle ou corbeau ? Difficile à dire. Ces oiseaux reflétaient peut-être des parts différentes de ma personnalité. Représentaient deux aspects de ma présence au monde.
Cette phrase du chef indien résonnait en boucle dans ma tête et je postai, sur le mur Facebook de Trixie-Rose, l'héroïne de mon premier roman qui allait paraître dans quelques mois, un dessin trouvé sur le Net, sur lequel figurait cette citation, représentant Sitting Bull, entouré d'un corbeau et d'un aigle.
Une espèce de pudeur m'interdisait de le poster sur mon propre mur, de peur que
tout ce monde comprenne que quelque chose ne tournait pas rond.
Cela dit, je ne pouvais pas ne rien poster. Un besoin brutal, viscéral, me poussait à exprimer un peu de ce mystère qui m'obsédait, dont je ne savais que faire, mais qu'il me fallait partager, fût-ce avec des moyens codifiés. Je fis également un photomontage que je mis en photo de profil, sur lequel on me voyait, visage remplacé par un engrenage d’horlogerie, entourée de vers de Roger Gilbert-Lecomte, tirés de son poème.
Nuit morte d'Alexandrie.
Où chantaient les parfums, râle un goût de poussière;
Et l'astre vacillant dont blêmit la, lumière,
Sur ce néant qui baille est une porte ouverte !
Une porte s'était bien ouverte, oui... Mais où menait-elle ?
Un rien apaisée par ces actes - rituels magiques compréhensibles de moi seule - je repris mes lectures.
Versai des larmes amères en me plongeant dans l'historique du génocide efficace dont les Amérindiens ont été les victimes, au sud comme au nord des Amériques.
Génocide d'autant plus terrible, peut-être, qu'il n'a jamais été reconnu comme tel.
Christophe Colomb et les conquistadors ne sont-ils pas encore présentés, dans nos livres d'histoire, comme de courageux explorateurs ayant « découvert » de nouveaux continents ?
Aurait-on oublié de nous préciser que la conquête de l'Ouest - héroïsée dans les westerns de mon enfance - avait été bâtie sur des charniers ?
Massacres, promesses non tenues, trahisons. Couvertures distribuées dans les premières réserves, portant dans leurs fibres le virus de la variole.
On jouait les généreux pour mieux tuer en douce.
J'appris qu'Hitler se serait inspiré de la manière dont les Américains avaient scientifiquement éradiqué les Natifs pour construire son propre programme de destruction massive. En l'
améliorant, en quelque sorte.
Découvris l'inhumanité des internats dans lesquels on emprisonnait les enfants, dès la fin du XIXè siècle, pour les couper de leur culture et les forcer à ingurgiter l'
American way of life, assené par des hommes blancs, violents, crucifix cloués à la main. Et par des femmes blanches, intransigeantes ou charitables, Bible greffée à la place du cœur.
Massacres, promesses non tenues, trahisons.
Un lavage de cerveaux en bonne et due forme, avec obligation d'oublier leur langue natale (par les coups, s'il le fallait), leurs croyances ancestrales et de détruire tout lien avec les racines profondes de leurs peuples.
Ethnocide impeccable.
Et au passage, on leur distillait une bonne louchée de honte, pour qu'ils se sentent à jamais inférieurs. Marqués par le sceau de l'infamie.
Des Peaux-Rouges. Des sales Peaux-Rouges. Ignorants. Barbares. Sauvages. Primitifs. Incapables de penser par eux-mêmes. À rééduquer d'urgence. Une lie de l'humanité à parquer dans des réserves. Et à noyer sous un flot de whisky, histoire qu'ils ne retrouvent pas la mémoire. Qu'ils oublient que cette terre était à eux.
Même si, cette terre, ils ne la considéraient pas leur, justement. Au contraire. Ils n'y plantaient pas de barrière pour délimiter des territoires, estimant que tous, hommes, animaux, végétaux, nous appartenions à cette étendue fertile : notre mère nourricière.
Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler.
Et alors que je pleurais sur toutes ces tragédies, Sitting Bull continuait à m'observer.
Impassible.
Je lui lançais quelquefois des coups d'œil pleins de compassion, tout en me demandant ce que je pouvais bien faire pour lui...
Moi, frêle, blanche, de la lignée des
agresseurs moi, si peu intéressée par ce qui ne touche pas à l'art, née dans une France bourgeoise, tranquille, élevée loin des guerres dans un confort absolu d'esprit et de corps.
Que me voulait-il ? Qu'attendait-il de moi, cet homme resurgi du passé ?
Le soir, au dîner, dans un état d'esprit fébrile, j'essayais de raconter à ma famille ce que j'avais appris de Sitting Bull, chef indien et
holy man d'origine Lakota. (Nous les nommons « Sioux », mot qui vient de serpent et qui reflète le regard que les Blancs posaient sur eux. Ce sont des « Lakotas ».)
Né dans le Dakota du Sud, Sitting Bull, homme de paix à l'intelligence vive, prit part aux guerres indiennes, refusant de se soumettre à l'autorité du gouvernement américain qui, sous couvert de traités, volait, peu à peu, toutes les terres des Indiens, et particulièrement leurs terrains de chasse : gage de leur survie.
Réfugié avec son peuple dans les Black Hills, vaste territoire montagneux s'étendant sur plusieurs États qui, d'après le traité de Fort Laramie signé en 1868, devait appartenir exclusivement aux tribus lakotas et cheyennes, Sitting Bull vit les Américains envahir les lieux, alors qu'une ruée vers l'or attirait des hordes d'hommes sans foi ni loi sur les terres sacrées des Indiens.
Hautement charismatique, Sitting Bull parvint à rassembler plusieurs tribus ennemies dans une sorte de coalition et, en 1876, il inspira, grâce à un rêve prophétique, la stratégie de la bataille de Little Big Horn, au cours de laquelle les Américains furent battus, et le lieutenant-colonel Custer, tué.
Custer, à la tête du 7è régiment de cavalerie, avait été envoyé dans le Dakota du Sud pour surveiller la bonne avancée d'un nouveau chemin de fer, que les investisseurs de Wall Street craignaient de voir détruit par les tribus Indiennes, hostiles au passage du train sur les terres qui leur avaient été promises. Custer devait aussi « pacifier » par les armes les tensions grandissantes entre colons et Natifs. Grande figure de la guerre de Sécession, sa mort à la bataille de Little Big Horn fut un choc énorme. Même si Sitting Bull n'était pas sur le terrain et n'a fait qu'inspirer la bataille, il fut dès lors considéré comme le « tueur de Custer ».
Recherché par le gouvernement qui voyait en lui un dangereux agitateur, Sitting Bull s'exila au Canada. Là-bas il se lia d'amitié avec le major James Walsh, chef de la police montée canadienne. Leur relation était vue d'un mauvais œil par les autorités américaines qui souhaitaient arrêter le chef la kota, et, rapidement, Walsh fut transféré dans une autre région. Sans appui, au cœur d'un hiver rude dont les bisons étaient absents, Sitting Bull et sa tribu revinrent aux États-Unis, pour ne pas mourir de froid et de faim.
Sitting Bull fut alors emprisonné pendant deux ans, puis envoyé à Standing Rock, une réserve du Dakota du Nord.
Plus tard, il a été embauché dans le Wild West Show de Buffalo Bill, sorte de parodie à paillettes des guerres indiennes, y jouant son propre rôle, celui du « tueur de Custer » . Le public se déplaçait en masse pour le voir et Sitting Bull signait des autographes à ceux qui l'avaient chassé de ses terres et qui le considéraient à présent comme une espèce d'attraction de foire.
Ce point de sa biographie me semblait amer. Quelle cruauté que de devoir rejouer une version pré-hollywoodienne des drames qui avaient frappé et décimé les siens. Endosser le masque d'une marionnette qui lui ressemblait étrangement, accepter de devenir ce figurant prestigieux - « sauvage » vaincu mais fier - que l'on observait en famille, en dévorant une glace. La réalité crue, violente, se travestissait en spectacle à succès, dans lequel les cow-boys avaient le beau rôle. Attaques de diligence, bisons qui galopaient dans l'arène, « Peaux-Rouges » féroces armés de tomahawks. Et Sitting Bull faisait partie de la troupe.
That's Entertainment...
Difficile de comprendre comment ce grand sage a pu accepter de rejoindre la troupe clownesque de Buffalo Bill. Certains ont dit que son statut de prisonnier d'État ne lui laissait pas de choix. D'autres, qu'il a fait ça pour nourrir les membres de sa tribu, vivant dans un état d'extrême pauvreté. Les cachets des spectacles lui permettant de gagner quelques dollars : nouveaux dieux des lieux.
Sitting Bull tourna un temps avec le spectacle, mais le gouvernement refusa qu'il suive la troupe en Europe, craignant qu'il ne s'échappe.
Le chef des Lakotas retourna donc à Standing Rock.
En 1889, se répandit dans les réserves indiennes un mouvement mystique et politique, appelé
Ghost Dance, ou « Danse des Esprits » : certains Indiens étaient persuadés que s'ils dansaient avec les esprits, dans une sorte de transe extatique, un déluge s'abattrait sur les Blancs et les éradiquerait. Ils croyaient aussi à la venue d'un messie qui devait les sauver. Sitting Bull ne participa pas directement au mouvement, mais le soutint philosophiquement. Les Américains craignaient une nouvelle révolte et le surveillaient de près, effrayés par le pouvoir spirituel qu'il avait encore sur les Natifs. On lui interdit formellement de quitter sa réserve.
Le 15 décembre 1890, à l'aube, des membres de la police indienne de Standing Rock - sortes de « kapos » lakotas travaillant pour le gouvernement américain - encerclèrent sa maison, pour l'arrêter. La cavalerie était postée autour de la réserve, prête à intervenir. Les proches de Sitting Bull jugèrent cette arrestation abusive et, très vite, une violente révolte éclata.
Le chef lakota fut tué : une balle dans la poitrine et une autre dans la tête. Son fils, quelques-uns de ses amis et des membres de la police indienne perdirent également la vie ce matin-là. L'arrivée - tardive - de la cavalerie arrêta le massacre.
C'est ainsi que s'acheva la vie de Sitting Bull : assassiné par les siens.
On peut lire sur la Toile que le chef indien savait qu'il serait tué par des Lakotas, sa mort lui ayant été annoncée par une sturnelle: alouette aux ailes tigrées, au ventre jaune et au chant mélodieux.
Ma famille m'écouta attentivement, alors que je ressortais, assez chaotiquement sans doute, toutes ces informations apprises le jour même, mais dont j'étais si imprégnée, qu'il me semblait les connaître depuis toujours.
Quand ma fille me demanda si Sitting Bull était
toujours là, je hochai la tête. Il n'avait pas bougé. Brillait même avec plus d'intensité.
« Mais pourquoi? »
Impossible de lui donner une réponse cohérente, car je n'en avais pas.
Seule la phrase sur les aigles et les corbeaux avait l'air d'avoir un sens secret, que je devais déchiffrer.
Après dîner, je m'attelai à faire un nouveau photomontage. Je partis d'un portrait de moi et y ajoutai, en transparence, le visage de Sitting Bull (sur la gauche). Au-dessus de moi, je fis apparaître la tête d'un corbeau, et au-dessous, la tête d'un aigle. Leurs becs m'entouraient comme un cadre organique.
Pressée de partager cette nouvelle image - sorte de talisman,
trace concrète de ma vision-, je décidai de la poster sur Instagram. Ce compte étant à peu près vide et ne possédant qu'un nombre très limité d'abonnés, j'avais l'impression, en agissant ainsi, de brouiller les pistes, de ne pas donner trop d'indices.
À ce stade, je me posai, bien entendu, des questions sur ma santé mentale. Et entre de nouvelles recherches sur les Amérindiens, j'interrogeais Google avec une certaine angoisse, tapant des mots-clés comme « apparition », « hallucination visuelle », ou encore « symptômes tumeur cerveau ».
Cette apparition était une énigme.
Le mot « apparition » me conduisit vers des sites plus ou moins mystiques. Je me demandais, entre deux cigarettes, si les prêtres et les nonnes qui se sentaient
appelés avaient tous vécu une expérience semblable à la mienne. Jésus ou Marie remplaçant mon chef indien.
Je finis par aller me coucher, en espérant secrètement que le monde des rêves absorberait en son sein l'image entêtante de Sitting Bull.
Lectrice assidue de Nerval et Daumal, j'ai toujours été à peu près persuadée que le monde des morts était visitable en songe. Je me disais que mon revenant profiterait peut-être de mon séjour dans ce royaume pour regagner ses contrées.
Mais le lendemain, au réveil, le chef lakota était toujours là.
Il flottait à ma gauche, pendant mon petit-déjeuner.
M'accompagna sous la douche, où il gagna même quelques couleurs : un ciel bleu apparut derrière lui et sa peau (jusqu'ici en noir et blanc, légèrement sépia) prit une teinte plus ocre.
Il ne disparut pas quand je conduisis pour me rendre à la projection du film d'un ami, qui passait dans une salle de banlieue.
Je fus même à deux doigts d'avoir un accident sur le périphérique, quand le son se joignit brusquement à l'image entêtante. J'entendais des mots énigmatiques om me
wani ou
pani et autres sonorités que je ne parvenais pas à mémoriser, tant elles m'étaient étrangères. Des sons de tambour accompagnaient le tout.
Quand j'avouai la chose à E., il me conseilla de faire demi-tour, mais nous sommes finalement parvenus sans heurt jusqu'à la salle de cinéma.
Même si Sitting Bull ne me lâchait pas des yeux, je regardai le film avec plaisir. J'essayais de me concentrer sur l'écran, pour oublier quelques instants l’omniprésence de mon fantôme.
Quand la lumière se ralluma, j'eus comme une pressante envie de fuir. Me retrouver au milieu d'une foule m'incommodait, car je ressentais, à nouveau, l'impression dérangeante que
tout le monde allait voir que j'avais un souci.
Je félicitai rapidement mon ami, puis m'éclipsai.
De retour chez moi, je me replongeai aussitôt dans mes recherches. J'avais, à présent, une petite boule au ventre, m'inquiétant de la durée de cette vision, me demandant si elle me quitterait un jour, ou si je devais simplement m'habituer au fait d'avoir, à tout jamais, un visage d'Indien épinglé à la gauche de mon regard.
Les sons s'étaient tus, en tout cas. Ce qui était déjà une avancée. Ça devenait légèrement parasitant.
Sur Internet, je suis tombée sur un article parlant d'une coiffe ayant appartenu à Sitting Bull, conservée au Musée royal de l'Ontario, au Canada. De cette coiffe, dont l'archivage avait été perdu, les conservateurs savaient seulement qu'elle datait de la fin du XIXè siècle, période pendant laquelle le chef lakota vivait sur les terres canadiennes. Peut-être un cadeau que Sitting Bull aurait fait au major Walsh, pour le remercier de son soutien et de son amitié, lors de son exil forcé au Canada.
L'article faisait mention d'un certain Ernie LaPointe, arrière-petit-fils de Sitting Bull, qui aurait, en passant ses mains sur la coiffe, senti l'énergie de son ancêtre, et pu affirmer, ainsi, que la coiffe lui appartenait bien.
Heureuse (et surprise) d'apprendre qu'il existait encore un descendant direct de mon
spectre, je googlisais Ernie, découvrit qu'il avait une page Facebook (magie du XXIè siècle) et qu'il avait écrit un récit sur son arrière-grand-père. Je commandai aussitôt son livre.
L'après-midi, puis la soirée s'écoulèrent. Une tristesse ancrée ne me quittait pas. Je continuais, au fil des pages de la grande bibliothèque virtuelle, à pleurer sur les atrocités commises contre le peuple Indien et ne parvenais pas à penser à autre e chose.
J'hésitais à prendre rendez-vous chez un neurologue, mais sentais, pourtant, que ça ne m'aiderait pas. Que ça
endormirait peut-être la vision. Un temps. Mais que ça n'expliquerait rien.
Or, il me semblait que j'avais quelque chose à comprendre. Quelque chose de primordial. Cette apparition était une énigme. Ou plutôt, une clé.un ciel bleu apparut derrière lui
Je devais trouver la porte qu'ouvrait cette clé et la pousser.
Et l’astre vacillant dont blêmit la lumière, Sur ce néant qui baille est une porte ouverte !