Les arbres nous ressemblent… à moins que ce soit l’inverse ? Les racines ancrées dans le sol, dans lequel ils puisent leurs ressources, le corps droit qui grandit et les branches dressées vers le ciel, comme pour tutoyer les étoiles. Symboliquement, les Esséniens ne s’y étaient pas trompés : cette tribu juive de guérisseurs de l’époque du Christ avait construit ce parallèle dans l’arbre-support de méditation et de prière utilisé dans leur spiritualité. Chaque racine et chaque branche étaient connectées à un jour, et un moment était consacré à un retour à soi, pour honorer la vie sous toutes ses formes, ainsi que le divin. Mais ils ne sont pas les seuls à avoir choisi un arbre comme référence mystique, car tout autour du monde, on retrouve des arbres fondateurs ou soutiens de la mythologie. «
Lorsque l’on étudie les religions de jadis, on rencontre, à peu près chez toutes, des cultes rendus à des arbres considérés comme sacrés, et singulièrement au plus vénéré d’entre eux, l’Arbre cosmique. Celui-ci constituait le pilier central, l’axe autour duquel s’ordonnait l’univers, naturel et surnaturel, physique comme métaphysique. Sous la mythologie telle que d’ordinaire elle est exposée, on peut encore découvrir un fond très archaïque, dans lequel les arbres étaient les agents privilégiés de la communication entre les trois mondes, les souterrains abysses, la surface de la terre et le ciel, et constituaient aussi les manifestations par excellence de la présence divine », explique l’historien des religions Jacques Brosse, qui était aussi moine zen et naturaliste, dans son livre
Mythologie des arbres(1). Dans ses nombreux ouvrages consacrés à la nature, aux arbres et à la spiritualité, il alerte également sur ce lien qui commence à se distendre. Aujourd’hui, notre rapport à la nature et au sacré est mis à mal, et renouer avec ces deux éléments nous permettrait peut-être de sortir de l’impasse. Retour vers cette connaissance qui nous constitue.
Yggdrasil, le frêne de l’Europe
L’axe et le support du monde, pour la mythologie du nord de l’Europe, sont incarnés dans le frêne géant décrit dans l’
Edda, le texte référent qui retrace des siècles de tradition orale celto-germanique, écrit au XI
e siècle par l’Islandais Snorri Sturluson. Appelé Yggdrasil, ce frêne est « l’arbre cosmique » dont les trois racines plongent dans le monde des Ases, les premiers dieux, mais aussi dans celui des géants qui ont précédé la venue des humains, et enfin dans le monde des morts. Mais Yggdrasil abrite aussi des animaux légendaires, dont la chèvre Heidrun qui nourrira le dieu Odin. «
Yggdrasil signifie coursier d’Ygg, l’un des noms d’Odin, le premier et plus ancien des Ases, le père de tous les dieux. Odin est d’abord un dieu de la guerre, mais il est devenu un maître de sagesse et de connaissances occultes », raconte Jacques Brosse. C’est grâce à trois épreuves initiatiques que le dieu obtint cette sagesse : la première fut de donner son œil unique à Mimir, le gardien de la source, puis de dérober l’hydromel des poètes, et enfin de se pendre aux branches du frêne pendant neuf jours et neuf nuits avant de se transpercer lui-même d’une lance. Il subit ainsi la mort rituelle dont découle le savoir de la magie, notamment celle des runes. «
Si Yggdrasil signifie le coursier d’Odin, c’est au sommet de l’arbre que le dieu attache sa monture, le gibet est appelé “cheval des pendus”, car les victimes sacrifiées à Odin étaient pendues à des arbres », souligne l’historien. Pendant plusieurs siècles, des humains étaient en effet offerts en sacrifice à Odin. Délivré par les runes, il devint le dieu des guerriers, des poètes et des chamanes. Il succombera comme les autres dieux au cataclysme Ragnarök, le crépuscule des dieux, dont Yggdrasil sortira sans avoir été détruit, tout comme un homme, Askr, qui veut dire frêne et une femme, Embla, qui signifie orme, à l’origine de l’humanité nouvelle, reliée aux arbres…
Le bouleau et le sapin des chamanes
«
Comme les Germains et les Scandinaves, les populations sibériennes croient à l’existence d’un arbre sacré dressé au centre du monde », rappelle Jacques Brosse. Il s’agit souvent du sapin, considéré comme géant, mais chez les Tatars, c’est le bouleau blanc. Chez les Yakoutes et les Mongols, on retrouve l’arbre du monde, qui fait le lien entre les cieux et les enfers et qui abrite les premiers hommes. «
Deux autres légendes yakoutes relient les chamanes à cet arbre primordial. Selon l’une, l’arbre Yjyk-Mar qui, lui, n’a pas de branches, monte jusqu’au neuvième ciel et les âmes des chamanes s’abritent dans les nœuds du bois. Suivant l’autre, elles prendraient naissance sur un sapin géant, très loin dans le nord, et se tiendraient ensuite dans des nids posés sur des branches ; les plus grands chamanes occupant les plus hautes », raconte Jacques Brosse. Il n’est pas rare que, lors de leur maladie chamanique, celle qui leur révèle leurs dons, les appelés rencontrent l’esprit du bouleau, «
l’arbre du seigneur de la terre, ancêtre de toute plante », à même de leur transmettre tous les secrets. Chez les Bouriates de Sibérie, le bouleau est utilisé comme purificateur avant chaque cérémonie ; ses branches sont trempées dans un mélange sacré, puis balayées sur les apprentis. Avant le rite, les futurs initiés coupent, en direction du chamane, des bouleaux provenant de la forêt où sont enterrés les défunts, pour que les ancêtres les bénissent. Un grand bouleau est érigé en « mât » au centre de la yourte de chaque candidat, qui s’en servira « comme centre du monde » lorsqu’il fera ensuite ses propres cérémonies. Mais le bouleau ouvre également la porte des mondes subtils, car il abrite entre ses racines le champignon amanite tue-mouche utilisé par de nombreux chamanes et autres « sorcières » de l’Europe centrale, pour ses effets psychédéliques. On en suit l’utilisation jusqu’en
Inde où, dans le
Rig-Veda, le texte sacré, il est question du
Soma, «
le roi des plantes et des herbes », qui est vénéré car principe nourricier à la fois du corps mais aussi de l’esprit et qui serait, selon certains spécialistes, l’association mystique et chimique du bouleau et de l’amanite.
Lorsque l’on étudie les religions de jadis,
on rencontre, à peu près chez toutes, des cultes rendus à des arbres considérés comme sacrés, et singulièrement au plus vénéré d’entre eux, l’Arbre cosmique.
Le figuier de l’Éveil
S’il est un autre arbre connu, c’est bien le figuier –
Ficus religiosa – sous lequel le Bouddha a atteint l’Éveil. Appelé « arbre de la Bodhi », il est aujourd’hui encore debout à l’endroit historique de Bodhgaya, en Inde. Selon la légende, c’est le Bouddha lui-même qui fit pousser l’arbre lors d’une vie antérieure où il était oiseau… En réalité, l’arbre a été « détruit » plusieurs fois, et replanté à partir de graines affiliées. La dernière replante daterait de 1881, lorsqu’un archéologue anglais nommé Alexander Cunningham, passionné par l’histoire de l’Inde, aurait désigné le lieu selon ses recherches historiques. Mais si Shakyamuni, arrivé au bout de sa quête intérieure, a choisi de s’asseoir sous un tel arbre pour sa dernière étape, c’est parce que, dans la mythologie indienne, il existe aussi Açvatta, le figuier des ascètes, l’arbre cosmique des hindouistes. «
Dans les croyances hindouistes, bien antérieures à Shakyamuni, le contact avec l’arbre suffisait à réveiller dans la conscience de celui qui en approchait la mémoire endormie de ses existences antérieures. C’est par l’arbre qu’on venait à la vie, par lui que l’on redécouvrait ses origines, par lui aussi que, les ayant retrouvées, on parvenait à l’immortalité », explique Jacques Brosse. Ainsi, dans les premiers textes bouddhiques, c’est l’arbre lui-même qui est le grand éveilleur. Il faut souligner que le
Ficus religiosa, aussi appelé le figuier des pagodes, parce que souvent compagnon des temples, offre lorsqu’il est à maturité une véritable petite forêt intérieure. Ses longues branches fines tombantes et ses milliers de feuilles en forme de cœur, créant un vrai cocon, offrent un abri à de multiples espèces animales, mais aussi un véritable havre de fraîcheur pour les hommes en quête de repos. Une authentique invitation à la méditation.
Les forêts celtes
Caroline Duban est historienne, spécialisée notamment dans le savoir qui nous vient des forêts, dont celles reliées au celtisme. Elle explique la fascination des hommes pour les arbres : «
C’est incroyable comme la forêt est une projection de notre âme humaine ! Il est indubitable que l’arbre est une entité à la fois intelligente et sensible qui reflète, avec une parfaite exactitude les recoins de notre être dans sa complexité, sa dualité, sa splendeur et son côté obscur. [L’arbre et l’humain] sont tous deux l’expression de valeurs fondamentales qui s’épanouissent avec l’âge et l’expérience. De la petite graine à l’éclosion, de la cellule au nouveau-né, à travers les âges qu’ils traversent, l’écorce s’endurcit autant que le cœur de l’homme gagne en force, en courage ou, au contraire, en haine et en froideur. »
(2) Quoique ces deux derniers traits ne soient pas facilement imputables à l’arbre, il n’en demeure pas moins qu’il est parfois associé à une forme de puissance indépassable. D’autant plus lorsqu’il est assemblé en forêt où mille secrets et mystères ont toujours fasciné et enseigné aux humains. En Europe, les Celtes utilisaient les arbres dans tous leurs rituels, mais aussi comme origine de lecture du monde, des oracles et même pour les prémices de l’écriture. Un « alphabet » des arbres, l’
ogham, était utilisé par les druides. Parmi tous ces arbres-êtres-âmes subtils, le chêne et son hôte le gui sont des plus notables. La botaniste et biochimiste irlandaise Diana Beresford-Kroeger raconte que «
le chêne est l’arbre chéri du monde celte ». Outre ses glands comestibles, le
Quercus robur produit le tannin gallique généré par son tronc au contact de l’eau – «
la uisce dubh
, l’eau noire des druides-médecins, une molécule puissante, un polymère encore utilisé aujourd’hui, notamment dans le traitement des grands brûlés », explique la spécialiste dans son livre
(3). Les vieux chênes sont recouverts d’un périderme, une fine couche de tissu cortical qui va produire de la poussière et un compost humide, parfait pour abriter, entre autres, le gui, le
Viscum album, à savoir «
le drualus
, l’herbe magique des druides », qui servait autant pour les cérémonies (car symbole d’éternité), que comme plante médicinale.
Les arbres sacrés d’Amérique du Sud
En Amérique du Sud, on retrouve un Arbre du monde, à l’origine de la création. Il est appelé Yax’che chez les Mayas, l’arbre sacré. Il s’agit d’un arbre géant qui nourrissait tous les hommes et portait les esprits des morts vers les cieux, qu’ils rencontraient lorsqu’ils arrivaient en haut de la canopée. Les treize dieux mayas leur permettaient ensuite d’accéder aux mondes supérieurs. Les Européens ont appelé cet arbre le Ceiba pentandra, le kapokier ou « cotonnier d’Inde » pour les explorateurs, car il délivre des petites graines entourées d’une soie blanche. Arbre géant au bois solide, il est très prisé encore aujourd’hui. Il partage sa mythologie avec de nombreux peuples des Antilles. Tout comme le palo santo, le Bulnesia sarmientoi est utilisé par les chamanes incas pour ses vertus purificatrices et en tant qu’intermédiaire du monde des esprits. Il sert aussi à sceller les mariages : les couples doivent en planter une jeune pousse à l’abri des regards pour que leur amour dure éternellement.
(1)
Mythologie des arbres, Jacques Brosse, éd. Petite bibliothèque Payot, 2015.
(2)
Forêts merveilleuses, Caroline Duban et Lawrence Rasson, éd. Vega, 2022.
(3)
La voix des arbres, Diana Beresford-Kroeger, éd. Tana, 2023.