Scénario de plus en plus fréquent du fait de la détérioration de leur habitat, des animaux sauvages se promènent dans nos villes.
Et ce phénomène interroge : quelle place leur laisser, quels enjeux pose cette cohabitation, et est-elle vraiment souhaitable ?
Voir traverser des canards sur les passages cloutés, surprendre un aigle en survol au-dessus d’un immeuble, ou entendre un sanglier fureter dans les poubelles... Cela vous semblerait-il surprenant ?
Des villes silencieuses, des rues désertes, un air et des eaux moins pollués... Pendant la pandémie, plusieurs millions d’êtres humains ont été confinés. Face à ce phénomène sans précédent, la faune sauvage s’est hasardée à franchir le seuil de nos cités. Nous avons assisté, émerveillés, à la présence de daims, sangliers et ratons laveurs, tandis que des renards étaient aperçus dans les cimetières. Tout récemment, ce sont plusieurs grands mammifères marins qui se sont trouvés dans nos fleuves. Largement relayé par les médias, le phénomène questionne nos conditions de vie, notre rapport au sauvage, et la place que nous lui accordons.
Alors que les collectivités sont conduites à s’interroger sur les modes de gestion et d’intégration de l’animal dans la ville, comment expliquer que ce phénomène semble s’installer durablement ? Selon Joëlle Zask, philosophe et maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, le problème est plurifactoriel : «
Leur environnement naturel est pollué, dénaturé, fragmenté par l’étalement urbain. S’installent par ailleurs autour des villes des zones insalubres, des bidonvilles où vivent plus d’un milliard de gens à l’heure actuelle. Cela crée un écosystème pour des animaux qui vont y trouver un milieu de vie favorable à leur multiplication. » En parallèle de cela, on assiste à un verdissement des villes, une amélioration du biotope urbain plus rapide que dans celui des zones rurales. La faune y trouve eau, nourriture et abris... qu’elle n’a plus dans son milieu naturel. L’herbe, plus verte ailleurs ? Beaucoup s’accommodent aussi très bien de la pollution, et notamment de celle que constituent nos déchets, qui nourrissent beaucoup d’animaux, à l’instar des rongeurs.
Si les raisons
peuvent être rationnelles, mythologiques ou rituelles,
le sauvage fait clairement peur et les remparts sont une protection contre les bêtes.
Le sauvage, du fantasme à la réalité
Si cohabiter avec des biches et des hérissons fait fantasmer, cet effacement des frontières est-il pour autant souhaitable ? Vinciane Despret, philosophe et éthologue, rappelle fréquemment dans ses écrits que la cohabitation homme-animal est un rêve d’humain, et non un souhait émanant de l’animal. Pourquoi alors nos prédécesseurs ont-ils souhaité s’isoler de cette nature, dont nous faisons pourtant partie ? La place occupée par l’animal dans notre société n’a cessé d’évoluer au fil du temps. La sédentarisation de l’homme s’est accompagnée de la domestication des animaux. Puis vint une époque où l’homme dit « civilisé » décida d’ériger des forteresses mettant le sauvage à l’écart, jusqu’à la fracture que l’on constate aujourd’hui. Joëlle Zask explique : «
Si les raisons peuvent être rationnelles, mythologiques ou rituelles, le sauvage fait clairement peur et les remparts sont une protection contre les bêtes. La ville est une forteresse qui s’isole de la nature, car c’est aussi le siège de la civilisation. Se couper de la nature, c’est aussi avoir plus de chances de s’élever dans les champs de la spiritualité. »
Avec la récente pandémie, notre trop grande proximité avec l’animal sauvage a été mise en cause. Nos modes de vie actuels impliquent que cet effacement des distances et des frontières homme-animal peut se retourner contre nous... Entre autres exemples, les nourrir régulièrement – un geste qui semble sympathique à première vue – peut contribuer au développement rapide de certaines espèces susceptibles de déséquilibrer l’écosystème local. «
Aux États-Unis, par exemple, l’industrie du nourrissage d’animaux sauvages est en pleine expansion. Certains se rencontrent sur des sites d’alimentation alors qu’ils ne le devraient pas, et pataugent dans les excréments des uns et des autres, ce qui est favorable à la prolifération des virus, et à leur propagation à l’homme », rapporte la spécialiste. Comme le relaye la journaliste Frederika Van Ingen, les zoonoses, définies par l’OMS en 1952 comme des «
maladies ou infections qui se transmettent naturellement des animaux vertébrés à l’homme et vice versa », sont de plus en plus nombreuses, signalant un déséquilibre des humains avec le monde qui les entoure. Ainsi, 70 % des nouvelles maladies (Ebola, Zika) et «
presque toutes les pandémies connues (grippe, sida, Covid-19) proviennent de pathogènes animaux, ont conclu en octobre 2020 les experts des Nations Unies sur la biodiversité (IPBES) », peut-on lire dans son récent ouvrage,
Ce que les peuples racines ont à nous dire (éd. Poche).
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