À en croire les dernières découvertes scientifiques, la vie tirerait son inventivité de mélanges étonnants. Serait-ce parce que l’état de séparation n’a pas de sens pour le vivant ?
En 2002, l’Américaine Lydia Fairchild, enceinte de son troisième enfant, se sépare de son compagnon. Elle demande une aide financière à l’État de Washington, où elle réside. S’ensuit un test ADN pour prouver que le père est bien le géniteur des deux enfants déjà nés. Résultat ? Positif pour le père, mais pas pour la mère ! Lydia ne serait pas la maman des deux bouts de chou qu’elle dit avoir mis au monde. Elle est alors accusée de fraude pour les aides sociales qu’elle a déjà reçues. Devant son insistance, le juge ordonne qu’un témoin soit présent à l’accouchement du troisième enfant et que des échantillons de sang soient prélevés immédiatement. Le test ADN indique qu’elle n’est pas non plus la mère du dernier-né. Cherchez l’erreur. Heureusement pour Lydia, le procureur tombe sur le rapport d’une histoire similaire dans le
New England Journal of Medicine.
Un test de compatibilité établi en vue d’une transplantation de rein aurait établi que Karen Keegan, une habitante de Boston, n’était pas, elle non plus, la mère de deux de ses enfants. Après une batterie d’examens, la médecine lui apprend finalement qu’elle est… une chimère. C’est la consternation générale. Comme Lydia, Karen a un double génome – c’est-à-dire deux ensembles de gènes distincts – parce qu’elle a fusionné
in utero avec son jumeau. Elle est une sorte de « deux personnes en une ».
« Une chimère peut se développer de deux manières. L’une est pour ainsi dire mineure : c’est le transfert de matériel génétique entre la mère et le fœtus. Le placenta est fait pour empêcher ces échanges, mais cela se passe quand même assez souvent. Vous vous retrouvez avec un chimérisme dans le sang. La vraie, la belle chimère, c’est lorsque de faux jumeaux fusionnent. Si cette fusion est bien faite, chaque organe est un mélange des deux. Si elle est inégale, elle portera sur une petite partie de l’individu, sur un ou deux organes », explique le biologiste Denis Duboule, directeur du département Génétique et évolution de l’université de Genève, dans le magazine
Le Temps.
Je suis plusieurs
« Avant j’étais schizophrène, maintenant nous allons mieux », peut-on lire sur certains T-shirts à la mode, pour plaisanter sur nos troubles de la personnalité. Cependant, à l’heure où nos profils ADN sont vus comme le nec plus ultra de la signature individuelle, ces histoires de chimères font office de pavé dans la mare. Comment certifier l’identité d’une personne dans de pareils cas ? D’autres tests sur Lydia montrèrent que selon la partie du corps où l’ADN était prélevé, les résultats étaient différents. En 2004, la série télévisée
Les Experts s’inspire de l’histoire et met en scène un violeur qui déroute la justice car son sperme contient un autre ADN que sa salive. En 2010, Kathy Reichs publie
Les Traces de l’araignée, un roman dans lequel apparaît une chimère qui présente un œil marron et l’autre vert, mais aussi des lignes de Blaschko.
« Ce sont des raies de couleurs dans le dos, qui peuvent apparaître lorsque les cellules qui déterminent la pigmentation de la peau ont des génomes différents. Il y a des animaux rayés de cette manière », rapporte Denis Duboule. Ainsi, les chimères dont il est question ici sont des êtres qui possèdent d’autres gènes que les leurs dans leur corps. Ceux-ci proviennent d’un individu de la même espèce : leur mère ou leur jumeau. De plus, le chimérisme sanguin
« existe peut-être chez tout le monde. Nous serions tous des chimères », indique l’expert. Notre vision d’un moi comme étant le résultat de la formation d’un seul corps vient d’en prendre un coup.
Nous mélangeons nos chromosomes et notre chimie depuis la nuit des temps.
(...)