Venir au monde, c’est sacré, n’est-ce pas ? Mais la (sur)médicalisation du suivi de la grossesse – parfois de l’acte de conception même –, puis celle de l’accouchement et de ses conséquences immédiates (expulsion du placenta, coupure du cordon, allaitement…) ont fait perdre de vue à beaucoup qu’il s’agit de phénomènes ô combien naturels. Et on pourrait dire qu’au passage, on a perdu l’aspect sacré de tout ce processus, comme on aurait jeté le bébé avec l’eau du bain. Depuis quelques décennies, comme par un effet de balancier, on parle d’accouchement physiologique, ou naturel, pour revenir à des fondamentaux où la médecine ne conserve qu’un rôle de « surveillance ». Une excellente chose, pleinement justifiée pour que les femmes aient le choix, bien que parfois teintée d’un discours « antimédical » ou d’un féminisme revanchard. De fait, «
nous avons masculinisé à l’extrême l’environnement (de la naissance) dans la deuxième moitié du vingtième siècle »
(1), note le gynécologue-obstétricien Michel Odent, pionnier dès les années 1970 d’approches alternatives et naturalistes de la naissance.
Féminin sacré
Toutefois, une forme de réhabilitation du sacré a émergé récemment à travers la reconnaissance d’états de conscience particuliers vécus par la femme à l’accouchement, mais aussi avant et après. «
De façon physiologique, on peut comparer l’état de conscience qu’atteignent certaines femmes pendant l’accouchement à des états dits de conscience modifiée qui peuvent être atteints de façon plus ou moins artificielle durant, par exemple, des transes chamaniques », note ainsi Michel Odent. Sa consœur, le D
r Anne-Sophie Charpentier, n’en pense pas moins. Également gynécologue-obstétricienne, elle a remarqué au fil des ans
«
des manifestations physiques qui relevaient clairement de la transe ». Nourrie de voyages et d’ouvertures à d’autres méthodes et savoirs, elle enrichit désormais sa pratique médicale de ce qu’elle désigne, presque par défaut, comme un accompagnement holistique, intégratif, spirituel
(2)… «
J’observe que les femmes accèdent très facilement à des états de conscience élargis pendant la grossesse, et particulièrement au moment de la naissance, leur permettant de traverser physiologiquement des états régressifs, étapes parfois nécessaires pour l’expression révérée du féminin sacré, l’amour inconditionnel, philia
en grec, dont nous nous sommes souvent éloignés », explique-t-elle. Il s’agit finalement d’accéder à une « êtreté » à travers des états de conscience non ordinaires qui peuvent même intervenir avant la conception, poursuit Anne-Sophie Charpentier :
«
Selon moi, le processus de procréation entraîne les
femmes dans un cycle initiatique où chaque étape peut leur permettre d’accéder de façon instinctive, constitutionnelle et autonome à un potentiel d’êtreté plus vaste en traversant des états de conscience élevés. »
J’observe que les femmes accèdent très facilement à
des états de conscience élargis pendant la grossesse.
Amour inconditionnel
De quoi parle-t-on ? La classification des états de conscience que propose le D
r Charpentier diverge des visions classiques inspirées du yoga ou du point de vue plus occidental basé sur les ondes cérébrales. Au-delà des trois états de conscience ordinaires que sont l’éveil, le rêve et le sommeil sans rêves, elle distingue un quatrième état « de type méditatif », «
dans lequel les apprentissages et les dogmes sont absents, et le mental est au repos ; c’est le silence des pensées ». Un regard partagé par Michel Odent pour qui, pendant l’accouchement, «
le néocortex est supposé se mettre au repos […]
, on a l’impression que la femme se coupe du monde, qu’elle ne sait plus ce qui se passe autour […]
, elle oublie ce qu’elle a lu… » Ce quatrième état de conscience évoqué par Anne-Sophie Charpentier est alors «
plus facilement accessible en fermant les yeux dans un environnement calme et sécurisant. À partir de celui-ci va s’installer le cinquième état – dit de “conscience cosmique” – qui se traduit par une conscience accrue du corps et des perceptions sensorielles. » Dans ce champ subtil, «
des phénomènes de régressions et d’auto-EMDR(3) vont permettre de rechercher une information ontologique oubliée ou bloquée suite à des traumas, conscients ou non, de notre histoire personnelle, transgénérationnelle ou collective ». Déstabilisants pour un regard ordinaire (visions, tremblements, sueurs, mouvements et positions inhabituels, pleurs, etc.), ces états doivent être respectés pour être traversés et accéder au sixième état de conscience (« grâce » ou « Amour inconditionnel ») :
«
Le corps va alors être ressenti comme plein mais léger,
souple, fluide et puissant, un peu plus en résonance avec la puissance créatrice de l’Amour, principe ontologique du féminin sacré. » Les femmes décrivent parfois l’impression d’être « bénie », qui n’est pas sans rappeler le bain de lumière et d’amour ressenti au cours d’une expérience de mort imminente. Ces expériences sont méconnues, car il y a finalement le même non-dit autour d’elles, «
mais une femme qui est en reliance avec son corps, qui l’habite et a envie de vivre pleinement ce moment-là, peut de façon instinctive traverser les états quatre et cinq pour atteindre le sixième », constate Anne-Sophie Charpentier.
« Comme un animal »
Il y a bien sûr une correspondance entre des états psychiques et des états physiologiques. Un cocktail d’hormones est également à l’œuvre, et d’aucuns ne manqueront pas de relier causalement la présence d’endorphines, d’ocytocine, de sérotonine, etc., à d’éventuels états de « bien-être » qui alternent avec les douleurs de l’enfantement. «
La douleur n’est présente qu’au moment de la contraction, précise Anne-Sophie Charpentier,
et chacune peut être accompagnée d’une transe, très brève. Entre chaque contraction, on revient au quatrième état de conscience, favorisé par le bain hormonal du travail. » Or, des comportements associés à la transe pendant les contractions débouchent sur une forme de légèreté qui se traduit également par une ouverture du col de l’utérus et une normalisation du rythme cardiaque fœtal. Comme si des mouvements et manifestations qui relèvent d’une certaine « animalité » venaient réparer, et préparer, le corps. «
Le corps a une ressource au-delà du mental qui va permettre de fluidifier quelque chose pour que les choses se passent », constate Anne-Sophie Charpentier.
Cette « régression » instinctive dans l’animalité a été observée sur elle-même par la psychologue et psychothérapeute Marie-Odile Riffard, lors d’un accouchement à domicile pour son troisième enfant : «
Je m’observe presque comme un animal, qui va chercher l’endroit le plus tranquille, le plus isolé, pour pouvoir à un moment donné lâcher le mental, le contrôle, et laisser mon corps entrer dans ce processus de naissance. » Elle a consacré son mémoire de fin d’études à ces aspects psychologiques vécus à l’accouchement en fonction des modalités. «
À l’époque, je ne parlais pas d’états modifiés ou élargis de conscience, mais d’état second, à partir notamment de ma propre expérience, explique-t-elle.
Une sage-femme était présente et m’a aidée à lâcher le contrôle pour entrer dans cet état où je ne serais peut-être pas allée facilement, car je pense que les corps féminins sont très domestiqués et que nous sommes habituées à rester “belles” et avenantes en toute circonstance ! »
Comité d’accueil
S’il est approprié de parler de « transe », c’est parce que la transe est «
un état modifié de conscience lié au corps, initié par le corps qui entre en vibration »,
souligne Marie-Odile Riffard. La période de la naissance est pour la maman une ouverture qui «
plonge dans un état intermédiaire », poursuit-elle. «
Il y a une ouverture de portes, comme pour les personnes en fin de vie, qui sont dans un entre-deux. C’est comme si cet espace qui s’ouvre chez la maman permettait de recevoir l’âme ou la conscience individuelle de cet enfant qui arrive et qui va pouvoir prendre corps de façon spécifique, puisqu’il va être séparé de la maman par la coupure du cordon. » Dans certains peuples autochtones d’Amérique du Nord, une fonction était confiée à des femmes appelées « femmes des passages », qui consistait à accompagner à la fois la naissance et la mort. Marie-Odile Riffard a « connecté » une telle mémoire lors d’une expérience d’état élargi de conscience. L’ouverture se manifeste avant même l’accouchement, pendant le « travail », les contractions régulières. «
J’ai vécu une expérience au moment des contractions, quand il est encore possible de marcher, dans mon jardin, seule à cinq heures du matin, se souvient-elle.
J’entrais dans une sorte d’ouverture, le soleil se levait, fin juin, et à un moment, j’ai vu dans mon jardin un cercle lumineux, comme s’il y avait là une sorte de petite “réunion”. » La vision s’est maintenue quelque temps et ce n’est qu’après l’accouchement et la délivrance qu’elle a envisagé cette expérience comme la manifestation d’un genre de
« comité d’accueil ». Pour d’autres femmes, la présence de figures maternelles réconfortantes, comme
celle de grands-mères décédées, sera parfois ressentie aux moments difficiles.
Un tourbillon venu du ciel
Confortée par l’expérience positive de sa maman, la propre fille de Marie-Odile Riffard, Lilas, a elle aussi fait le choix d’accoucher à domicile pour son premier enfant. Rompue à la méditation, Lilas se plonge dans cet état quand les contractions s’intensifient en pleine nuit. «
Je commence à avoir des images, d’océan, de tortues marines, de baleines, se souvient-elle.
Les tortues sont omniprésentes, mais cela m’apaise. Puis j’ai la vision d’un vortex de couleur rouge, un tourbillon qui vient du ciel et me traverse en direction du bas-ventre. Une puissance colossale ; je commence à penser que mon corps est trop petit. Je fais des mantras pour me sentir plus grande que mes limites physiques… » Les contractions se rapprochent, mais la sage-femme doit venir le matin même à huit heures et le couple se dit qu’il est inutile de l’appeler avant. «
La musique méditative m’aide ; je change de position ; je ressens la présence d’un cercle de femmes autour de moi, raconte Lilas.
Des femmes de ma famille, de ma lignée, dont ma grand-mère paternelle décédée trois mois plus tôt. Elles me donnent leur force, mais aussi leurs compétences. Je ressens également l’énergie très puissante d’une sage-femme amérindienne. Je vois précisément son visage, ses cheveux noirs. Elle a une énergie assez froide, rigide, mais très calme, hyperancrée, comme un pilier. » Quand la sage-femme arrive, le col est déjà ouvert à sept centimètres. La suite est plus « animale », avec une conscience ancrée dans le corps, et les premières poussées vont permettre la venue du bébé puis la délivrance. L’expérience reste positive, mais Lilas se souvient avoir vécu les jours suivants «
comme un état de choc, lié à la puissance qui m’avait traversée et à l’extrême vulnérabilité que j’ai ressentie ».
Pour le D
r Charpentier, «
la maternité, et de façon accélérée l’accouchement, constituent clairement une période initiatique, c’est-à-dire d’ouverture de la conscience et du cœur ; ce qui est vécu peut venir rétablir une connaissance ontologique du Soi, l’estime et la confiance en soi, et servir de base expérientielle viscérale, profonde et inébranlable pour la poursuite de l’incarnation. Et l’entourage en bénéficie. » Heureusement, «
si la femme ne le vit pas ainsi, l’initiation peut être rattrapée lors d’un travail intérieur, également accessible aux hommes », conclut-elle.
(1) Entretien pour
Revue Recto-Verseau.
(2)
https://annesophie-charpentier.fr
(3) Intégration neuroémotionnelle par les mouvements oculaires.