L’artiste serbe Marina Abramović est l’incarnation même du Body Art. Ses performances transgressives font du corps l’épicentre initiatique de la libération. Dans sa biographie, Traverser les murs, elle témoigne sans fard de son art de repousser les limites. Du corps, de la douleur, de la conscience... et du cœur. Portrait d’une artiste chamane.
MoMa de New York, 2010. Pendant trois mois, six jours par semaine, huit heures par jour, Marina Abramović communie en silence avec des visiteurs assis face à elle, séparés par une simple table. Plus de 1 500 personnes prennent part à
The Artist is Present, une performance inouïe qui drainera 750 000 visiteurs ! Certains restent quelques minutes, d’autres des heures, tous sont bouleversés par ce darshan du regard. Derrière les ondes cérébrales qui se synchronisent, surgit la part d’humanité.
« Ce que j’ai observé, c’est que les gens assis en face de moi éprouvaient une vive émotion. Dès le début, ils étaient en larmes – moi aussi. Étais-je un miroir ? J’avais l’impression que c’était plus que cela. Je voyais et je sentais la douleur des gens », témoigne l’artiste. Abolir les frontières de la conscience individuelle pour contacter une énergie plus vaste, telle est l’essence de sa création vouée à l’expansion de conscience.
« Il n’y a aucune séparation entre l’œuvre, les spectateurs et moi. C’est l’art de performance ! Ce qui m’intéresse, c’est son pouvoir transformateur qui amène les gens d’un état à un autre. Je crois que la connaissance universelle est tout autour de nous. Le choc sert donc seulement à créer une surprise, une ouverture, pour y accéder. Choquer pour choquer ne m’intéresse pas ! »
Transe-formation
Dans sa biographie, publiée l’automne dernier en français, Marina Abramović, née en 1946, se met à nu.
« Mon travail et ma vie sont intimement mêlés », écrit-elle, en guise de manifeste. Mi-gourou mi-déesse de l’art contemporain, atteignant un degré de notoriété inédit depuis sa performance au MoMa (notoriété qui a mis des années à arriver), elle se voit comme une « guerrière », habile à traverser les murs – des refus, des conventions et autres carcans. Ses parents étaient des héros nationaux. Avec le recul, elle dit devoir son courage à une éducation sans concession, tissée de discipline... de coups aussi, copieusement donnés par sa mère et sa tante. Une éducation stricte parachevée par l’enseignement classique de l’Académie des Beaux-Arts de Belgrade.
Sa première performance
Rhythm 10 au Festival d’Édimbourg, en 1973, concentre sa rébellion contre son éducation et la culture répressive de la Yougoslavie sous Tito. Selon un rite et un rythme qu’elle crée, elle plante un couteau de plus en plus vite entre ses doigts, jusqu’aux inévitables blessures.
« Un jeu de bravoure, de bêtise, de désespoir et de noirceur, slave par excellence. » Ce rituel cru marque le début d’une exploration des limites mentales et physiques qu’elle ne quittera plus, à travers des dizaines de performances cultes. Lacéré, affamé, mis en danger ou encore offert en pâture au public
(1), son corps devient l’outil de son art. Sa voie de libération.
« De purification, précise-t-elle. Le corps n’est qu’une enveloppe, à l’intérieur de laquelle l’âme vit sa vie. »
Avec le Body Art (expression du poète américain Vito Acconci), elle met en scène la douleur, propice à la transe.
« La douleur est une porte sacrée donnant sur un état de conscience différent. Quand on atteint cette porte, un autre côté s’ouvre. » Sa transgression ne vise pas le sensationnel, mais bien la transformation. Elle pratique un art du dépassement. S’il dérange, c’est pour faire sens.
« Les êtres humains ont peur de choses simples – de la souffrance, de la mort. Ce que je fais dans mes performances, c’est mettre en scène ces peurs, pour le public : exploiter son énergie pour pousser mon corps aussi loin que possible. Ce faisant, je m’affranchis de ces peurs. Je deviens un miroir pour les spectateurs : si je peux le faire, ils le peuvent aussi. »
Et de citer, dans son livre, ce vers de Rilke qui l’inspire depuis l’enfance :
« Ô Terre ! Invisible ! Sinon cette métamorphose, quelle est ta pressante mission ? »
Le corps n’est qu’une enveloppe, à l’intérieur de laquelle l’âme vit sa vie.
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