Chartres, Rocamadour, Montserrat... Des lieux étroitement liés aux Vierges noires et aux mystères qui les nimbent. Que représentent ces statues aux mains et visages « noircis », apparues au Moyen Âge ? La fascination qu’elles exercent est toujours aussi intense ; ces Vierges suscitent de nombreuses interrogations, tant sur les secrets de leur origine que sur leur couleur, leur filiation... Autour d’elles converge un faisceau de synchronicités et de symboles universels qui pourrait évoquer la Déesse primordiale, la Déesse Mère... ou encore la « Mère obscure » des anciens cultes et Notre-Dame, la très pure. Suivre la piste de ces sens cachés mènerait peut-être à un chemin initiatique à redécouvrir, une tradition primordiale, une voie de sagesse pour notre monde d’aujourd’hui.
Repères historiques et faisceau de similitudes
L’Histoire nous donne des points de repère pour situer les Vierges noires dans la course du temps. «
Elles apparaissent toutes entre la fin du XIe siècle et le tout début du XIIIe siècle », précise Nathalie Lair, géobiologue et conférencière spécialisée dans les lieux sacrés
(1). Nous sommes à l’apogée de la civilisation du haut Moyen Âge, sous l’influence des grands ordres monastiques. La Vierge Marie prend une place centrale, un rôle orchestré en premier lieu par saint Bernard de Clairvaux (1090-1153), qui lui voue un culte particulier. Monastères cisterciens et cathédrales gothiques sont consacrés à Notre-Dame. «
Et si le culte marial était la renaissance du culte primordial à la Grande déesse ? », s’interroge Nathalie Lair. Pour bien comprendre le rôle spécifique des Vierges noires dans la statuaire sacrée, rappelons qu’au Moyen Âge, la notion même d’art n’existait pas, du moins selon notre vision contemporaine. «
Il fallait donc une motivation sérieuse et utilitaire pour que cette statuaire se développe », affirme Jacques Bonvin(2). D’après le spécialiste, «
la civilisation du Moyen Âge est initiatique, c’est-à-dire que la tradition se transmet par le compagnonnage ; le grand maître d’œuvre recevait du sacerdoce la symbolique religieuse, pour la transmettre aux constructeurs manuels... » Il faut donc faire appel à la symbolique pour approcher le sens, occulte et universel, des Vierges noires.
Quels messages initiatiques porteraient ces statues qui, entre autres faits troublants, auraient toutes en commun nombre de spécificités permettant de les identifier ? «
C’est une statue en bois, représentant la Vierge en majesté, c’est-à-dire assise sur un trône, portant un enfant sur ses genoux », décrit Thierry Gautier, géobiologue et sourcier, dans son livre
L’énergie des lieux sacrés. Leurs proportions sont étonnamment identiques, à savoir une hauteur de 70 centimètres et un socle carré de 30 centimètres. «
La statue est donc réalisée dans une proportion de sept à trois, deux nombres chargés d’une signification sacrée pour les anciens : le trois évoque les diverses trinités, tandis que le sept, autre nombre premier, correspond par exemple à la durée de la création », commente Nathalie Lair. La Vierge noire est assise sur une cathèdre (siège assez sobre, avec un dossier court). «
Dans les représentations antiques, Isis était assise sur ce type de siège », ajoute la conférencière. Toutes présentent un aspect solennel, austère même, et leurs mains sont presque démesurées. L’enfant posé dans le giron attire également les regards : «
Il est de petite taille, mais avec un visage d’adulte ! », pointe Thierry Gautier. De quoi remettre en question l’éventualité d’une Vierge Marie, avec le Christ sur les genoux. Comme l’évoque le spécialiste en symbolique maçonnique Jean-Pierre Bayard
(2) : «
L’enfant divin a déjà le visage de l’homme mûr qui a parcouru le chemin de la connaissance. »
Au registre des traits communs aux Vierges noires, les légendes attachées à leur découverte aiguisent également la curiosité des spécialistes. «
On les trouve dans le sol, un champ, le lit d’une rivière, dénichées par un bœuf qui butte sur l’emplacement où est enterrée la statue », détaille Thierry Gautier. Un endroit qui ne relève pas du hasard, au contraire ; il indique avec précision où construire une chapelle pour l’abriter. «
On raconte que la statue placée dans un sanctuaire avoisinant reviendra d’elle-même au lieu d’origine, comme pour signifier que ce lieu est sacré », rapporte Nathalie Lair. Comme ce fut le cas pour une Vierge noire de Bretagne (Morbihan) qu’un laboureur avait découverte puis emmenée chez lui. Les statues seraient donc toutes placées à un point spécifique d’échange entre les forces du ciel et de la terre, un lieu exceptionnel et d’une forte intensité tellurique, capable de guérir le corps et l’âme. Nathalie Lair est formelle : «
On peut parler de sanctuaire, un athanor, un endroit où une transformation pourra s’opérer. » Et si ces emplacements dits « d’enfouissement » étaient des lieux de cultes celtiques, ou plus ancestraux encore, dédiés à une Vierge plus ancienne, la Déesse Mère ?
On ignore combien de Vierges noires existeraient en France. « Un recensement datant de 1550 en dénombrait 180 », écrit Jacques Bonvin. D’après l’inventaire revu et corrigé par Émile Saillens en 1945, «
seulement 40 ont été authentifiées », précise Nathalie Lair. Selon les ouvrages qui leur sont dédiés, la majorité se trouve dans le Massif central, d’autres au Sud, autour du bassin méditerranéen. Aux Vierges noires sont notamment associées Rocamadour, Vézelay, Chartres, bien sûr, le Puy-en-Velay et bien d’autres... «
Elles baliseraient aussi le chemin de Compostelle », d’après la spécialiste.
Dans les représentations antiques, Isis était assise sur ce type de siège.
Noire est ma couleur !
Au cœur de l’énigme se trouve la couleur noire des statues. Alors que l’Église cherche à y voir une représentation de la Vierge Marie et du Christ, des hypothèses fantaisistes affluent : la Vierge est noire parce que Marie avait le teint basané, selon le père jésuite Van den Steen (1556-1637) ou encore les statues auraient été fabriquées par des artisans noirs ; enfin, autre hypothèse, les statues auraient été noircies par le temps sous l’effet d’actions diverses, comme celle des cierges allumés par des générations de pèlerins. Pour l’historien Raoul-Rochette, la couleur noire pourrait traduire la mélancolie d’un Moyen Âge finissant... Il faut se rendre à l’évidence : pour le moment, on ignore tout du procédé et aucune explication valable n’est apparue. Un fait qui n’est pas si étonnant, d’autant que pour être précis, il existe trois sortes de statues : les premières ont le teint sombre, parfois mordoré comme la peau d’une personne qui se serait laissée bronzer, les secondes sont noires et les dernières sont peintes. Plus mystérieux encore, rappelle Nathalie Dulac, «
contrairement à une idée répandue, son visage n’est pas forcément noir ! » Pour sa part, Thierry Gautier observe : «
La question ne se pose pas ainsi. Au “Comment Notre-Dame, la très pure, le Lys, est-elle devenue noire ?” qui reste sans réponse, il faut s’ouvrir au “Pourquoi des Vierges noires ?” »
Ce qui amène à chercher ailleurs, du côté d’une hypothèse symbolique. «
Vers la représentation d’une Vierge plus ancienne, la Déesse Mère », propose Nathalie Lair, ou «
ces déesses de dessous terre », comme les nomme Jean-Pierre Bayard. Une hypothèse qui renvoie au fait que les statues sont trouvées dans la terre, dans les champs. Pour l’écrivain Jacques Bonvin, «
l’addition des faits précités laisse apparaître une tradition commune, quasi universelle dans le fond et très rapprochée dans la forme, quant à la représentation de la Déesse Mère et de son symbolisme de déesse de la fécondité ». À l’apogée du christianisme, la Vierge Marie serait devenue sa dernière représentation iconographique. Ainsi la déesse initiatrice prend-elle la forme de cette Vierge noire, apparaissant des entrailles de la Terre et célébrée dans les endroits les plus sombres du sanctuaire... «
Cela pourrait être Isis, Cybèle... Bien sûr, nous n’en avons pas la certitude. » Quant à la couleur noire ? «
C’est la couleur du féminin, caché, sinueux », traduit Thierry Gautier. Nous y voilà, noire est ma couleur ! Le noir renvoie à l’initiation.
Du miracle à l’initiation
La notion de miracle est intimement liée aux Vierges noires. Mais qu’entend-on par là ? «
Les miracles légendaires ne cherchent pas la vraisemblance. Ce sont des récits initiatiques, comme les contes ou les mythes, transportant en leur sein les symboles se rattachant à la fonction de la Vierge noire. Il y sera question de prisonniers libérés, de marins sauvés, de voyageurs retrouvant leur chemin, mais aussi de sourds et d’aveugles retrouvant leurs sens perdus », développe Nathalie Lair. Certaines Vierges ont leurs spécificités. Avioth, Chappes, Douvres, Manosque, Orcival... sont autant de Vierges noires qui auraient la capacité de ramener à la vie les enfants mort-nés, le temps de les baptiser, ce qui est incontestablement le phénomène le plus spectaculaire. On attribue à la Vierge noire de Liesse le pouvoir de libérer les captifs de leurs chaînes et la protection des marins.
Cependant, la légende n’est qu’un prétexte dont il faut déchiffrer le message initiatique. Nathalie Lair met en lumière l’aspect alchimique du culte à la déesse et s’interroge sur l’enfant, le présumé Christ posé dans le giron. «
Cet enfant de petite taille, avec un visage d’adulte et les pieds nus, c’est l’impétrant qui vient demander l’intercession de la Vierge... Il a dans sa main un livre fermé et il lève l’autre en signe de bénédiction... » Ainsi la divinité montrerait-elle le chemin intérieur au pèlerin... Dans les cultes aux déesses noires Isis et Cybèle, c’était par elles que l’initié renaissait.
Comment auraient-elles procédé ? Les Vierges noires sont faites pour capter l’énergie de la Terre... et elles ont de grandes mains... «
C’est par la grandeur des mains que les imagiers du Moyen Âge ont symbolisé la force tellurique de la Vierge noire, c’est-à-dire de l’endroit où elle se trouve », nous informe Jacques Bonvin. Plus grandes sont ses mains, plus grand est son pouvoir. Dans la ferveur du miracle que la Vierge noire accomplit, le sanctuaire prend tout son sens. Rappelons que les initiations aux secrets anciens se déroulaient au sein des grottes, des souterrains, durant la nuit. Or, les statues sont placées dans une crypte, dans les ténèbres. Le rôle de la crypte, grotte artificielle, est d’amplifier la résonance magnétique du lieu. C’est là que l’énergie tellurique va s’accumuler. Ainsi canalisées, les énergies du ciel et de la terre servent pour la guérison de l’âme, de l’esprit et du corps. Par ailleurs, symboliquement, la crypte est comme l’ancienne caverne : «
C’est notre propre nature qu’il nous faut découvrir. Dans cette caverne, sont détenus notre vérité et nos monstres, car c’est le lieu où naissent nos dragons et nos nouvelles lumières », explique Robert-Jacques Thibaud, auteur spécialiste des mythes.
Aujourd’hui encore, la Vierge noire permet une transformation profonde, qui s’opère selon notre niveau d’évolution, de conscience. «
Elle va permettre à certains de se retrouver, à d’autres de s’élever. Elle répond à des questionnements ou à des demandes physiques », énonce Nathalie Lair. À Rocamadour, la spécialiste a eu le sentiment de recevoir une décharge : «
Cette Vierge noire travaille avec le feu. On se voit tel qu’on est et parfois ce n’est pas confortable. Comme toute initiation. » À l’inverse, à Vassivière, les témoignages convergent : c’est une Vierge tranquille, d’une grande douceur, qui apaise et travaille avec l’eau. C’est une énergie plus sereine. Chaque statue agit spécifiquement, selon l’endroit où elle se trouve. Aussi assiste-t-on à un nouveau phénomène autour des Vierges noires. Nombre de statues ont migré loin de leur lieu d’origine. Le plus souvent, elles sont déplacées dans la grande église la plus proche... Certaines ont même disparu littéralement, emportant leur mystère, attendant peut-être le moment propice pour réapparaître. Gageons que notre désir ardent de nous initier à la « voie de la Grande déesse » nous pousse encore et encore à soulever les voiles des Vierges noires. Ainsi restera bien vivante une démarche traditionnelle, ancestrale et peut-être porteuse de sagesse pour notre monde d’aujourd’hui.
Les pistes de filiation des Vierges noires
Les Déesses Mères des premiers mythes, porteuses du féminin originel, furent refoulées à la fin du Néolithique par l’hégémonie virile et les dieux guerriers masculins. Les déesses primordiales se cachèrent, mais prirent place dans l’inconscient. Leur mémoire fut conservée par le biais des symboles et des archétypes, mis en évidence depuis par Jung. Apparurent, plus tard, les déesses noires de l’Antiquité, reliées aux ténèbres, à la nuit, à la lune, à l’eau, à la fécondité, aux initiations. À l’aube du christianisme, en Occident, carrefour des religions antiques, un syncrétisme s’opéra.
Aux divinités celtes se superposèrent les romaines, issues des grecques, puis les égyptiennes, en vogue dans l’empire colonisateur. Trois déesses dominèrent : la Cybèle phrygienne, la Diane romaine et l’Isis égyptienne. Proliférèrent aussi dans les campagnes des déesses dédiées au culte des eaux, des arbres, des pierres. Puis arriva la nouvelle religion : l’Église affaiblit le culte à la déesse et l’introduisit en son sein, avec la Vierge Marie : si ses qualités de fertilité et de fécondité lui furent ôtées, sa symbolique persista.
(1)
http://lieuxsacres.canalblog.com, Nathalie Lair
(2)
Vierges Noires, la réponse vient de la Terre, Jacques Bonvin, préface de Jean-Pierre Bayard, éd. Dervy, 2000.