Elles ne sont pas si nombreuses, ces personnes dont l’existence tisse la trame de notre évolution et de notre identité. Si l’une d’elles disparaît, tout s’effondre, le temps se fige, le sens nous échappe, ne laissant que l’écho de notre tristesse et de notre colère... Comment continuer à vivre ? Psychiatres et psychothérapeutes nous donnent quelques clés pour traverser au mieux le long processus du deuil, chemin de reconstruction intérieure et de préservation du lien avec la personne aimée.
Si le deuil n’a jamais été chose aisée, ébranlant jusqu’aux profondeurs de nos êtres, notre société moderne n’a fait que le complexifier davantage. Transférant l’acte de mourir de la maison à l’hôpital, elle a mis la mort « à distance » et s’est par là même dépouillée de tous les rituels, traditions et codes sociaux qui marquaient et accompagnaient la séparation. Fini le temps de veiller le défunt, de suivre le prêtre en procession à travers le village et de laisser nos vêtements noirs dire à notre place la peine qui nous habite...
« Cette mise à distance de la mort a généré une peur, qui elle-même a généré l’exclusion des personnes endeuillées, explique le Dr Christophe Fauré.
On attend d’elles de tourner la page, d’être fortes et d’avancer. Mais le processus de deuil est extrêmement long et douloureux et ne peut être raccourci. »
D’après ce psychiatre, spécialiste du sujet, la perte de la connaissance ancestrale de la mort et du deuil ajoute beaucoup de souffrances inutiles à l’épreuve vécue.
« On pense généralement, à tort, que le deuil, c’est couper le lien et oublier, reprend-il.
Il s’agit en fait de restaurer le lien de façon appropriée, de passer d’une relation extérieure, “objective”, à une relation intérieure, “subjective”, par-delà la mort. »
Au final, le défunt n’est pas un absent dont on doit taire le nom, mais un présent intériorisé auquel on peut se référer lorsqu’on le souhaite. Sa consœur Nadine Beauthéac parle de
« mettre la personne disparue à sa juste place : ni trop loin, pour ne pas sombrer dans l’évitement, ni trop près, au risque de ne pouvoir poursuivre son chemin ».
De l’importance d’exprimer ses émotions
Comment faire pour vivre au mieux cette transformation de soi et du lien à l’être aimé ?
« “Faire son deuil”, vous pouvez rayer ces mots de votre vocabulaire !, répond le Dr Fauré.
Il n’y a rien à faire, seulement laisser faire, et accompagner avec le plus de douceur et de patience possible, le processus intelligent de cicatrisation qui va se mettre en place naturellement, au-delà de notre volonté, pour cicatriser notre plaie psychique... À tout jamais, nous porterons une cicatrice, mais plus de plaie béante capable de nous mettre en danger. »
Ce processus inné exige de nous laisser traverser par toute une gamme d’émotions criantes et bien souvent déroutantes, sans chercher à savoir si elles sont appropriées ou non. Si s’accorder des trêves émotionnelles en essayant de se changer les idées est un conseil récurrent, vouloir retenir ses émotions serait plus que néfaste. Nombreux sont les spécialistes qui s’accordent à dire que ce ne sont pas les épreuves en elles-mêmes qui peuvent nous rendre malades, mais le fait de n’avoir pu ou su nous exprimer à leur sujet. D’où le conseil d’Élisabeth Kübler-Ross :
« Laissez couler vos larmes, elles sont un merveilleux moyen dont nous a doté la nature pour extérioriser notre chagrin. Criez si vous en éprouvez le besoin ! Laissez éclater votre colère devant un thérapeute. Elle signifie que vous progressez, que vous autorisez des sentiments, jusque-là jugés trop forts ou déplacés, à remonter à la surface. »
La disparition d’un être cher constitue un véritable traumatisme. Si le cœur est brisé et l’esprit affligé, le corps physique lui aussi accuse le coup. Bourdonnements d’oreilles, vision trouble, sensation de froid ou de chaud, douleurs et oppressions, palpitations, vertiges, perte d’appétit, nausées, insomnies font partie des signes physiologiques multiples qui peuvent se manifester à l’annonce du décès et représenter de vrais risques de santé s’ils perdurent. Le système immunitaire est généralement affaibli et des maladies déjà avérées peuvent également s’aggraver.
C’est pourquoi il est important de prendre soin de nous avec du repos, des massages, de la sophrologie, une alimentation saine, l’écoute de musique douce pour s’endormir... et de sortir des tabous qui nous interdisent de reprendre du plaisir alors que l’être cher n’est plus là.
« Ne vous jugez pas si vous éprouvez du désir sexuel. Il ne s’agit pas d’infidélité, écrit Élisabeth Kübler-Ross. Si la mort brise des liens, la sexualité peut en créer et vous en avez besoin. »
Aussi, les différents spécialistes de l’accompagnement du deuil nous encouragent à accepter les faces cachées et les parts d’ombre du défunt et de la relation que nous avions avec lui. Si des regrets surgissent, nous pouvons toujours en parler avec le défunt à partir de notre cœur, lui pardonner et se pardonner à soi-même...
D’une manière générale, accueillir et accompagner au mieux le processus naturel du deuil seraient bénéfiques non seulement pour nous, mais également pour nos enfants. Connue pour sa précieuse contribution à la psychogénéaologie, Anne Ancelin Schützenberger n’a cessé d’interpeller son public sur le fait qu’un deuil refoulé pouvait générer des maladies psychosomatiques graves sur les descendants, par un subtil mécanisme de fidélités familiales...
Les étapes naturelles du deuil
Bien que chaque deuil soit unique, coloré en fonction des circonstances du décès, du caractère de la personne et de la nature de la relation qu’elle avait avec le défunt, les médecins identifient un certain nombre d’étapes clés que la personne endeuillée devra inévitablement traverser.
D’après l’expérience de Christophe Fauré, proche de celle de sa consœur Élisabeth Kübler-Ross, la première étape est celle du choc, de la sidération. C’est l’annonce insoutenable du décès et l’état d’irréalité dans laquelle elle nous plonge. Nous ne pouvons pas y croire. Nos émotions sont comme bloquées, anesthésiées. Après les obsèques, commence la phase de fuite et d’agitation devant le tsunami de souffrances qui semble vouloir nous rattraper et nous ensevelir. Nous avons besoin de nous reconnecter à la personne disparue de manière concrète, de voir et de toucher des objets lui ayant appartenu, de continuer à cultiver un lien matériel avec elle. Dix ou quinze mois après le décès, les supports tangibles qui préservaient le lien s’estompent. On vide les affaires, on perd déjà des souvenirs, et les soutiens extérieurs s’amenuisent. Alors qu’on pensait que le processus de deuil se stabilisait, tout s’ébranle à nouveau...
La troisième étape identifiée par le Dr Fauré est celle de la déstructuration. Le ventilateur qui maintenait l’énergie de la relation encore vivante s’est arrêté définitivement On prend douloureusement conscience de l’irrémédiable départ de l’être aimé et une sensation dépressive nous assaille.
« On croit que l’on sera figé à tout jamais dans cet état, mais n’oublions pas que c’est un processus qui continue à faire son œuvre dans les tréfonds de notre être », rappelle le thérapeute dans sa conférence donnée à l’INREES. Après un à trois ans, plus selon les cas, arrive enfin la phase de restructuration. D’imperceptibles changements se font sentir en soi et redéfinissent tout doucement notre relation au monde et à la personne disparue. « On commence à percevoir que la présence du défunt est toujours avec nous, qu’elle ne dépend plus ni du temps, ni du lieu, et qu’on peut même s’autoriser parfois à ne plus y penser... »
Le chemin parcouru mène aussi à une redéfinition de soi : que suis-je devenu(e) après avoir traversé tout cela ?
« À la lumière de ce que je viens de vivre, comment vais-je dorénavant me traiter ? Avec respect et tolérance, en m’accordant le pardon pour ce que j’ai fait ou que je n’ai pas fait ? Avec attention, en ayant réalisé combien il m’était indispensable d’exprimer mes sentiments et émotions ? Avec soin, en prenant le temps de m’occuper de moi ? Ou bien avec haine, amertume, mépris et indifférence, manipulé par la force destructrice de ma culpabilité et de ma peur ? », nous interpelle le docteur dans son livre Vivre le deuil au jour le jour.
Le sens au cœur de la solitude
Au final, si nous avons grandement besoin des autres pour nous accompagner dans ce processus intense et si les réseaux de soutien sont indispensables pour nous aider à tenir le cap, le deuil reste une expérience de solitude ultime,
« un mouvement centripète qui nous ramène au cœur du cœur de notre être, à cette solitude fondamentale qui est là à notre naissance, et que l’on retrouve à l’autre bout de la vie... »
Ce processus, à son terme, se révèle contenir une incroyable force de guérison. Avoir traversé l’enfer et en être sorti fait généralement jaillir chez les personnes endeuillées des ressources insoupçonnées. Tout en acceptant l’intensité de l’épreuve qui a été vécue et le manque de l’être cher qui pourra toujours se faire sentir, elles se surprennent elles-mêmes à honorer l’existence de façon nouvelle, à développer des talents cachés, à entreprendre des choses inenvisageables auparavant, et surtout, à témoigner un amour bien plus grand à la vie en elles et autour d’elles.
« Loin de nous enfermer dans les angoisses de la mort, la prise de conscience de la précarité de notre vie humaine nous invite à saisir la saveur inestimable de l’instant présent. C’est le dernier enseignement de celui qui est parti. Par sa mort, il nous implante encore davantage dans la vie ! », conclut le médecin.
Accompagner un proche en deuil
C’est dans la constance de notre présence et de notre écoute, même silencieuses, que nous pouvons être réellement soutenants auprès d’un ami endeuillé, acceptant notre impuissance face aux larmes qui ont besoin de couler et aux histoires passées qui ont besoin d’être répétées. Il est important de ne pas neutraliser ces flots d’émotions par des encouragements intempestifs, tels que : « Cesse de pleurer, tu es fort ! », « Tu es jeune, tu pourras te remarier ! », « Secoue-toi, passe à autre chose ! », « Tu peux toujours faire un autre enfant... »
Acceptons que notre ami en deuil ait autant besoin de temps pour soi que de temps de partage. Invitons-le à sortir, mais respectons aussi les temps de retrait et de solitude qui lui sont nécessaires. Se promener en pleine nature à ses côtés, silencieusement, peut être une aide précieuse pour l’aider à se remettre en mouvement en douceur. Quand nous ressentons qu’il a besoin de parler, Christophe Fauré nous conseille de le guider à travers les questions suivantes :
« Parle-moi de la personne que tu as perdue et de la relation unique que vous aviez. » « Raconte-moi encore ce qu’il s’est passé, l’accident ou le chemin de la maladie. » « Dis-moi où tu en es physiquement, émotionnellement, spirituellement. » Revisiter les faits encore et encore fait partie du processus de guérison. Notre ami en a besoin. Laissons-le s’exprimer.