Les grands départs et les grandes fins de l’existence humaine sont célébrés par des rituels sociaux ou religieux. Naissance, fiançailles, mariage, anniversaires, décès… Pour tous ces événements, un mode d’emploi est transmis depuis des millénaires au sein des lignées familiales et communautaires. Et si l’expérience vécue varie selon les individus, la marche à suivre est claire. Cependant, il y a un vide dans ce grand parcours de la vie : la rupture ! Elle n’est pas célébrée puisque perçue comme un échec, celui d’un couple. Pas de guide ni de transmission sur la manière d’y faire face. Elle porte pourtant, comme tous les grands passages de la vie, le potentiel d’un éveil à soi. Alors, qu’est-ce qui fait mal dans la rupture ? Est-elle aussi tranchée qu’elle y paraît ? À quoi peut ressembler l’après ?
L’empreinte de la rupture dans le corps-esprit
La séparation amoureuse est avant tout une crise de vie. Et Christiane Martin-Chambard, psychologue clinicienne et psychothérapeute, le précise : «
Ce qui est douloureux, c’est d’abord de se rendre compte que l’autre n’aime pas autant que nous, lorsque l’on est quitté. Cela renvoie immédiatement à des blessures fondamentales au sens de Lise Bourbeau. » Pour la psychologue, une grande partie des couples actuels se forment sur la compensation de ces blessures, particulièrement quand aucun travail introspectif n’a été fait avant. «
Rejet, abandon, trahison… Ce qui a été vécu et non résolu dans la tendre enfance va être réactivé au moment de la rupture amoureuse, précise-t-elle.
C’est la suite logique à donner à la relation d’amour lorsqu’elle se construit sur une base dysfonctionnelle, lorsque le couple tourne en rond dans la réactualisation des manques et des blessures sans en prendre conscience. » Delphine Barthere enseigne la voie de la non-dualité et l’ayurveda. Elle est auteure du site En terres simples et propose de voir la rupture dans son aspect spirituel.
D’un point de vue holistique, la rupture engendre un vide. «
Un espace est libéré quand il y a séparation, et tant qu’il n’est pas habité, c’est l’air qui s’y engouffre avec tous les déséquilibres liés à l’énergie Vata
(selon l’ayurveda) tels que l’anxiété, l’angoisse, les insomnies, l’agitation », explique-t-elle. La souffrance vient du fait que l’on se retrouve face à ce vide et que l’on ne sait pas en prendre soin. C’est pourtant la première démarche à renforcer, s’occuper de ce nouvel espace et de la souffrance qu’il porte. Ainsi, on prévient le développement de maladies somatiques, propres à de tels événements. Cela va passer par un ancrage plus profond, une reconnexion à la matière, à la terre qui nous amène densité et nourriture. Pour rééquilibrer
Vata, calme, douceur, lenteur, chaleur sont à inscrire dans le quotidien. De la même manière, vouloir comprendre à tout prix la rupture n’est pas un facteur d’équilibre. Ressasser, ruminer, repasser le film de la séparation en boucle dans sa tête ne fait qu’accentuer le déséquilibre du corps-esprit. Revenir au corps physique, à l’enracinement, se masser, danser, bouger, s’étirer, renouer avec ce qu’il y a de plus tangible en soi devient alors une voie de guérison.
Rien à surmonter, tout à intégrer
Les manuels de psychologie moderne prescrivent généralement des méthodes pour surmonter la rupture. Il est préférable de se relever rapidement et de reprendre les rênes de son existence, dit-on. Se préparer à retrouver l’amour, c’est l’objectif de ces propositions, souvent sur fond de déni des blessures fondamentales et des émotions qui gravitent autour. Le discours est soutenu par la famille et les amis, souvent mal à l’aise devant la souffrance et l’idée de solitude. Il faut vite se remettre en selle et repartir de plus belle. Or, pour Christiane Martin-Chambard, le bon usage de cette crise de vie voudrait plutôt que cesse l’agitation, au profit d’un véritable travail introspectif, une plongée dans les profondeurs de l’être. «
Le réflexe sera d’aller chercher à rencontrer quelqu’un d’autre pour combler le vide, la blessure, et surtout, ne pas trop vivre la souffrance dans le corps. » Mais ce mode de consommation amoureuse correspond à une tendance sociétale qui consiste à survoler l’expérience de vie au lieu de s’y immerger. «
La société renforce l’idée de devoir se mettre des coups de pied aux fesses au lieu de prendre soin de sa souffrance. On essaye d’éviter de rencontrer ce qui fait mal. L’inclusion de l’expérience vécue est pourtant la meilleure voie à emprunter, mais elle n’est pas à la mode », explique-t-elle. Delphine Barthere va encore plus loin en proposant que l’expérience de la rupture, à travers l’intensité émotionnelle qu’elle peut engendrer, devienne une occasion de se rencontrer spirituellement.
«
Quand on est présent à soi, il n’y a plus d’échappatoire. En fait, il n’y a aucune échappatoire dans l’instant présent. La peine et la souffrance sont alors inévitables et peuvent être rencontrées. Et tout ce que l’on rencontre dans la présence est une porte vers la conscience. » La séparation amoureuse est d’abord une séparation physique. C’est la partie visible d’un ensemble bien plus vaste, d’une intelligence qui sait pourquoi tout cela arrive maintenant. Comme toutes les grandes souffrances, la rupture porte le potentiel d’une ouverture à ce qui nous dépasse. «
C’est une prise de responsabilité, mais pas au sens strict et culpabilisant du terme. Car c’est dans notre nature d’être responsable. Toutes les émotions qui vivent en nous dépendent seulement de nous et non de l’autre, même si l’autre est à l’initiative de la rupture. Prendre conscience de notre responsabilité sur notre paysage intérieur fait partie du chemin de réalisation de soi », précise Delphine Barthere. Alors, dans le grand jeu de la vie, la séparation amoureuse est une épopée comme une autre, aux apparences trompeuses, et à la portée bien plus profonde qu’elle n’y paraît. Elle est l’occasion de rejouer l’illusion de la séparation originelle, jusqu’à ce qu’elle soit démasquée.
La rencontre physique est finalement bien peu de chose lorsque l’on s’immerge dans la non-dualité.
Guérir par la compréhension spirituelle
Si l’on se fie aux apparences, alors le désespoir ne peut être comblé et la tristesse ne peut être soulagée. C’est pourquoi le regard doit se porter au-delà de la scène qui se joue. La rupture peut devenir un maître très puissant sur le chemin
de l’éveil à la véritable nature de l’être. «
La rupture est une initiation. Celui qui quitte, à un certain niveau de compréhension, accepte de remplir le mauvais rôle pour venir révéler un trésor chez celui (ou celle) qui est quitté. Ces événements sont en général issus de ce que l’on appelle un contrat d’âme. Les deux parties sont d’accord pour jouer la rupture, même celui ou celle qui va en souffrir le plus », précise Christiane Martin-Chambard.
Quand on prend conscience que, derrière la séparation ou le divorce, se cache un consentement au plus haut niveau de l’être, alors l’accueil de ce qui est semble plus doux. Il n’y a plus aucune autre direction à prendre que celle qui mène à soi. «
C’est là qu’a lieu le grand retournement vers soi-même. C’est un grand pivot dans l’existence humaine. Ce que l’on a toujours cherché chez l’autre, on commence à le chercher en soi, et alors, la rencontre avec ce que l’on est vraiment arrive », ajoute la psychologue. Pour elle, ce n’est qu’une fois ce chemin parcouru que le couple sacré peut être vécu. Il n’est pas nécessaire de passer par la rupture pour s’y rendre, puisque certains couples avancent ensemble vers plus de conscience et travaillent conjointement sur eux-mêmes. Mais lorsque l’un avance et pas l’autre, alors la rupture devient inévitable pour se rendre vers le couple au sens sacré du terme, selon Christiane Martin-Chambard. «
La rencontre physique est finalement bien peu de chose lorsque l’on s’immerge dans la non-dualité, explique Delphine Barthere.
La relation se passe bien au-delà de la présence physique. Le lien à l’autre existe au-delà du temps et de l’espace. C’est la raison pour laquelle on peut encore s’aimer, même après une rupture ou un décès, tout autant que l’on peut travailler sur la relation, même quand on n’a plus de contact avec son ancien conjoint. » Le regard non dualiste va jusqu’à avancer qu’il n’existe absolument aucune séparation entre les êtres. Lors de la rupture, seule la forme physique s’éloigne, tout le reste est lié, est
« un », dans l’absolu. Toucher du doigt cette dimension ouvre la voie d’une guérison profonde, qui dépasse celle de la rupture amoureuse.
Abandonner la quête pour aimer à nouveau
La rupture amoureuse vécue en conscience devient alors le socle d’une nouvelle expérience du couple. Les larmes font fleurir des qualités d’amour jusqu’alors dormantes. Delphine Barthere, depuis son regard non dualiste, explique que «
dans la relation amoureuse, on cherche la fusion originelle. On tente de retrouver ce qui nous manque en apparence, notre source d’amour. On cherche l’intimité que l’on veut avec soi. Or, lorsqu’on comprend que tout est déjà là, en nous, qu’il n’y a rien à chercher, on n’aspire plus à trouver en l’autre le miroir pour se regarder, ou l’amour qui semblait nous manquer. C’est la fin de cette quête. » Et lorsque la quête est abandonnée, toutes les attentes, les projections s’évanouissent pour la présence à l’autre. La rencontre est véritable, la rencontre est sacrée dans cet espace déjà comblé. «
On comprend que la seule chose importante est de donner. On sort du jeu de l’ego qui compte les points et qui attend toujours un retour. Depuis la vue non dualiste, ce que l’on donne à l’autre, on se le donne à soi, ajoute Delphine Barthere,
et cette histoire de donner est avant tout une histoire d’éveil. » Si la psychologie conventionnelle s’attache à faire de la résilience post-rupture une capacité à recréer une relation amoureuse, à reconstruire un
foyer, du point de vue spirituel, la résilience prendrait plutôt l’aspect
d’une capacité décuplée à aimer et à donner. Prendre soin de ses
blessures et connecter en soi ce qui ne tarit jamais, c’est cela que
propose l’approche spirituelle.
Christiane Martin-Chambard parle en termes de paix fondamentale,
«
celle que l’on trouve quand on a pardonné. Pardonner l’autre, mais aussi se pardonner soi-même. » Dans la présence ou dans l’absence, la quiétude s’installe.
«
L’autre n’est pas utile au bonheur. L’autre est un cadeau », selon Delphine
Barthere. Elle conclut que
si la rupture, comme toutes les
grandes épreuves de la vie, peut
être vue comme un maître, un
moyen de réalisation de l’éveil à la
non-dualité, elle ouvre aussi à une
autre dimension de l’amour. C’est
dans la vulnérabilité de l’intimité
avec l’autre que réside le potentiel de se dévoiler à soi.