Que faire face aux problèmes scientifiques récalcitrants ? Émettre des hypothèses insolentes ! C’est ce qu’ont fait une poignée de scientifiques au début du XX
e siècle afin d’aborder la question de l’infiniment petit. L’ennui… c’est que ça a marché. Leurs propositions extravagantes ont été confirmées par les expériences et la physique quantique s’est révélée féconde en applications. Il a alors fallu revoir les
a priori scientifiques.
« Les trois premières décennies du XXe siècle changèrent radicalement la situation de la physique. Deux développements autonomes – celui de la théorie de la relativité et celui de la physique atomique – invalidèrent tous les concepts principaux de la vision newtonienne du monde tels que : les notions d’espace et de temps absolus, de particules élémentaires solides, de phénomènes physiques de nature strictement causale, ainsi que l’idéal d’une description objective de la nature », résume Fritjof Capra dans
Le Tao de la physique. Ce qui paraissait impossible est alors devenu un nouvel étalon pour la science. En fournissant un socle novateur, la physique quantique a résolu un grand nombre de problèmes… mais elle en a soulevé d’autres – et pas des moindres. Certains ont pensé qu’elle apportait un système d’explication complet, l’histoire nous montre qu’il nous faut chercher encore.
Il était une fois les quanta
Nous sommes en 1900. Afin d’élaborer une équation cruciale permettant de calculer le rayonnement d’un corps noir, le physicien Max Planck, qui recevra le prix Nobel de physique en 1918, a l’idée saugrenue de quantifier ledit rayonnement en petits bouts – qu’il appelle des quanta. L’idée surprenante de ce Prussien, pourtant très protocolaire, lui permet d’élaborer une solution cohérente et applicable.
« Aberration ! Les quanta sont un tour de passe-passe destiné à disparaître », pensent ses collègues. Rupture radicale avec l’idée établie que l’énergie circule forcément en continu, la révolution quantique ne s’est pas dissipée.
Quantum et constante de Planck
Max Planck découvre que l’énergie est discontinue. Les quanta sont ainsi les unités de base composant cette énergie. La constante de Planck – une des trois constantes fondamentales avec la vitesse de la lumière et la constante gravitationnelle –, est utilisée pour décrire la taille des quanta. C’est la plus petite mesure indivisible connue de notre univers.
La lumière quantifiée
En Suisse, un inspecteur des brevets de 26 ans, Albert Einstein, est pris d’une fièvre créatrice. Il publie en 1905 quatre articles scientifiques exceptionnels.
« Un seul autre savant et une seule autre année soutiennent la comparaison avec Einstein et ses succès de 1905. L’Anglais Isaac Newton, en 1666 » , précise Manjit Kumar dans
Le Grand Roman de la physique quantique. À partir de là, le jeune génie élabore la théorie de la relativité générale, qui remet en cause les notions d’espace et de temps classiques. Son équation E = mc2 le rend célèbre dans le monde entier. Il reçoit le prix Nobel de physique en 1921. Ce qui est moins remarqué, c’est qu’il applique également le concept des quanta à la lumière, qui se propagerait par petits paquets – plus tard baptisés des photons.
« Personne, à l’exception d’Einstein, ne crut à sa théorie quantique de la lumière » , souligne Manjit Kumar.
La relativité générale d’Einstein
La relativité générale ne fait pas partie de la mécanique quantique, mais ses implications sont primordiales pour la physique moderne. Elle énonce que l’espace et le temps sont liés – nous ne pouvons penser l’un sans l’autre – et que la gravitation n’est pas une force, mais la manifestation de la courbure de cet espace-temps. Cette théorie stipule aussi que toute observation dépend du référentiel de l’observateur – des personnes voyageant à des vitesses différentes auront une appréciation différente d’un phénomène dans l’espace-temps…
Les quanta au cœur de l’atome
En 1913, un Danois de 27 ans s’inspire de Planck et d’Einstein, ainsi que de la structure atomique d’Ernest Rutherford. Niels Bohr, dont l’influence sur la science contemporaine est inestimable, publie alors un modèle de l’atome dans lequel les électrons passent d’une couche à l’autre en émettant des quanta – les fameux paquets d’énergie. La base de la mécanique quantique est posée ! L’Institut Niels Bohr, fondé en 1921 à Copenhague, au Danemark, devient un des fiefs principaux de cette nouvelle science – en plus de Göttingen et Munich, en Allemagne. Bohr reçoit le prix Nobel de physique en 1922. Il suppose ainsi que les électrons font des sauts quantiques aléatoires entre différentes orbites autour de l’atome. Encore une fois, l’idée est totalement avant-gardiste. Le grand scientifique Isaac Newton avait stipulé que
« la nature ne fait pas des bonds », d’autant moins de manière spontanée. Cependant,
« Bohr soutint qu’aucune détermination exacte de l’instant et de la direction n’était jamais possible », souligne Manjit Kumar. Le principe même de causalité est remis en question, ce qui est impensable pour Einstein. Il ne veut pas renoncer à une causalité totale car
« Dieu ne joue pas aux dés » . Deux courants de pensée différents émergent au sein de la physique quantique.
Sauts quantiques
Le saut quantique est le passage d’un électron d’un état d’énergie à un autre état autour de l’atome, tout en émettant un quantum. Il provoque ainsi une émission électromagnétique. Le saut quantique est un phénomène discontinu, brusque et instantané. Ce concept est parfois utilisé dans le cas de la réduction de paquets d’ondes au moment d’une mesure scientifique, puisque ce phénomène est également soudain et aléatoire.
Une incertitude fondamentale ?
En 1927, le physicien allemand Werner Heisenberg, élève de Bohr, tombe sur un fait surprenant.
« Il fit une découverte qui heurtait tellement le bon sens que même lui, l’enfant prodige de la mécanique quantique, eut du mal au début à en saisir la signification », rapporte Manjit Kumar. Son principe d’incertitude stipule qu’il est impossible de mesurer en même temps la position et la vitesse d’un électron. Il y aurait une impossibilité constitutive à définir une particule élémentaire.
« Les atomes ne sont pas réels », affirme-t-il. Pour ce prix Nobel de physique (1932), le monde quantique est indéfini et discontinu, il apparaît seulement lorsque nous le mesurons. Bohr ne tarde pas à annoncer
« qu’il n’y a pas d’univers quantique » . Frissons.
N’y a-t-il pas de réalité indépendante de nous là dehors ? Deux hypothèses s’opposent alors :
« Ondes et continuité chez Schrödinger, particules et discontinuité chez Heisenberg. […] Il fallait une formulation unique. Ce furent Dirac et Jordan, indépendamment l’un de l’autre, qui trouvèrent pareil formalisme », résume Manjit Kumar. Le physicien britannique Paul Dirac reçut le prix Nobel de physique en 1933.
Le principe d’incertitude et le problème de la mesure
Le principe d’incertitude démontre qu’il y a une impossibilité fondamentale à connaître l’état total d’une particule avant de la mesurer. Ce n’est pas par manque de connaissance, mais parce que l’incertitude est une caractéristique intrinsèque de la réalité subatomique. C’est seulement lorsque nous choisissons un dispositif de mesure que la fonction d’onde s’effondre. Le résultat serait donc conditionné par le choix de l’observateur.
Des ondes ou des particules ?
Cependant, tous les scientifiques ne sont pas d’accord. Tout pourrait ne pas être si discontinu. Le physicien français Louis Victor de Broglie affirme dans sa thèse en 1924 que
« toute particule, comme l’électron, doit être transportée par une onde dans laquelle elle est incorporée ». Ce lauréat du prix Nobel de physique de 1929 pose ainsi les bases de la mécanique ondulatoire. Erwin Schrödinger, un physicien autrichien, reprend son hypothèse.
« Je ne peux pas imaginer un électron en train de sauter comme une puce », déclare-t-il. Il met au point l’équation de la fonction d’onde qui permet de décrire l’évolution des particules d’un endroit à un autre. Schrödinger reçoit le prix Nobel de physique en 1933. Einstein soutient ses découvertes, bien qu’il réfute l’aspect probabiliste de la fonction d’onde. Le problème est complexe.
Il faut bien l’avouer : personne ne comprend vraiment ce que devient l’électron quand il n’est pas mesuré.
« L’équation de Schrödinger décrit la réalité quantique comme une superposition de possibilités », précise Manjit Kumar. Pour le physicien autrichien, l’électron subsiste bel et bien entre deux mesures, mais il est dans tous ses états potentiels en même temps. Pour nous, il est une probabilité ondulatoire.
Dualité onde-corpuscule et superposition d’états
La dualité onde-corpuscule annonce que tous les objets quantiques peuvent présenter des propriétés d’onde et de corpuscule. Ce qui est démontré par l’expérience dite « des fentes de Young » au cours de laquelle des particules passant séparément par différentes fentes se comportent pourtant comme des ondes. La théorie de la superposition d’états affirme ainsi que l’électron est dans tous ses états potentiels tant qu’il ne s’est pas réduit pour devenir une particule. L’expérience de pensée du chat de Schrödinger, imaginée en 1935, examine ce problème.
Le congrès Solvay
Le cinquième congrès de physique Solvay, en 1927, fut l’une des plus remarquables rencontres de cerveaux jamais tenues. Bohr y expose son cadre conceptuel comprenant une complémentarité entre la fonction d’onde et le principe d’incertitude. Parler de l’existence d’un objet quantique indépendant de la mesure n’a pour lui pas de sens. Einstein ne s’y résout pas.
« Pour lui, le rôle de la physique est de saisir la nature de la réalité indépendamment de l’observateur », indique Manjit Kumar. Il pense que la mécanique quantique est incomplète – sa réunion avec la théorie de la relativité générale n’a notamment pas encore été réussie. Pendant le congrès, Einstein ne cesse de contrecarrer Bohr. Tous les matins, Bohr arrive avec une nouvelle solution. Einstein semble battu. L’« interprétation de Copenhague », que Bohr juge complète, devient synonyme de physique quantique.
Une étrange non-localité
Dès les années 1930, l’attention se déplace vers le noyau. La découverte du neutron et le perfectionnement des accélérateurs de particules ouvrent de nouveaux horizons. Einstein, lui, revient à l’attaque. Accompagné des physiciens Boris Podolsky et Nathan Rosen, il élabore en 1935 l’expérience de pensée dite EPR (pour Einstein, Podolsky, Rosen) qui questionne l’intrication quantique soutenue par Bohr. Celle-ci stipule que lorsque des objets sont intriqués ou enchevêtrés, un changement d’état chez l’un modifie l’état de l’autre. Le problème est que si nous prenons deux photons – particules de lumière – il est impossible d’expliquer comment un signal voyage du photon A au photon B puisque rien ne va plus vite que la vitesse de la lumière, à laquelle ils se déplacent eux-mêmes. Mystère. Einstein se moque des « procédés télépathiques » décrits par Bohr. Il suggère l’existence de « variables cachées », de paramètres que nous ne connaissons pas encore – une idée qui sera développée par la suite par le physicien David Bohm.
L’affaire EPR ne sera tranchée qu’en 1981 lorsque le physicien français Alain Aspect démontrera, grâce au théorème de John Stewart Bell, physicien irlandais, que c’est encore une fois Bohr qui a raison. La mécanique quantique est une physique non locale.
Intrication quantique
Lorsque des objets quantiques sont intriqués ou enchevêtrés, leurs propriétés physiques semblent liées l’une à l’autre. Ainsi, l’intrication quantique a un grand potentiel d’applications dans les domaines de l’information quantique, tels que la cryptographie quantique, la téléportation quantique ou l’ordinateur quantique.
La conscience en physique
Bien que certaines de ses affirmations aient été invalidées scientifiquement, Albert Einstein semble avoir été un garde-fou pour la physique quantique. Il n’a jamais lâché l’idée qu’il existe une réalité indépendante de l’observateur et que la science nucléaire est incomplète. Il se trouve que la recherche continue.
« Un nombre croissant de physiciens se montrent disposés à chercher quelque chose de plus profond que la mécanique quantique », atteste Manjit Kumar.
Le débat perdure. Devons-nous considérer que c’est la conscience de l’observateur qui crée la réalité (Bohr) ? Existe-t-il quelque chose d’indépendant de nous (Einstein) ? L’univers ne pourrait-il pas exister tel un champ de potentialités indépendant de nous, auquel notre conscience – parmi d’autres – participerait, afin de lui donner forme (traditions spirituelles) ? La science doit-elle s’occuper de telles questions métaphysiques ?
« Le problème est qu’il est devenu impossible de faire autrement que d’introduire la conscience en physique, sauf à s’habituer à un nouveau Dieu : le hasard, totalement incapable d’expliquer l’émergence de la vie », souligne le physicien Philippe Guillemant. Il fut un temps où les savants étaient autant scientifiques que philosophes, devrions-nous revenir à plus d’interdisciplinarité ?