Le 18 février 1982, Philip K. Dick est retrouvé allongé face au sol, pris en étau entre son canapé et la table basse de son salon à la suite d’un accident vasculaire cérébral. Deux autres attaques dans les jours qui suivront lui seront fatales. Ainsi s’en est allé cet auteur de science-fiction mon¬dialement reconnu dont l’œuvre prolifique est à l’origine de nombreux blockbusters.
Blade Runner, Minority Report, Total Recall, A Scan¬ner Darkly comptent parmi les nombreux films d’une industrie du cinéma qui ne s’y trompe pas : l’œuvre de K. Dick a ce quelque chose de génialissimement déjanté et percutant qui fait que nous acceptons de nous laisser questionner par ses délires.
« Je lis Dick et j’y trouve des choses que je n’ai vues nulle part ailleurs. Le choc a été à ce point fort que, encore maintenant, j’ai du mal à lire autre chose que Dick. Chaque fois que je lis autre chose, je trouve ça mou avec très peu d’idées », confesse l’écrivain Bernard Werber sur son site Internet. Ainsi, Philip K. Dick a laissé derrière lui une mine de scénarios débridés mus bien souvent par des losers, héros malgré eux.
Ce qui est surprenant est que 7 ans avant sa mort, K. Dick décrit dans une lettre à Claudia Bush, une amie, une situation vue en rêve qui ressemble de manière frappante à ce qui allait lui arriver à 53 ans. Il relate avoir vu de haut
« une scène austère et horrible, inerte mais pas im¬mobile : un homme d’âge moyen est allongé mort, face au sol, dans un salon entre le sofa et une table basse ». Philip K. Dick était-il doté de capacités prémonitoires ? Surnommé « l’homme qui se souvenait du futur », par Anthony Peake, auteur de A Life of Philip K. Dick, l’écrivain a été maintes fois qualifié de visionnaire.
« Il est presque comme un homme du futur débarqué chez nous », expose Bernard Werber dans Adickted, un documentaire de Thomas Cazals. C’est que, né en 1928, K. Dick dépeint dès les années 40 et tout au long de ses quelques 120 nouvelles et 44 romans, un univers futuriste effréné soulevant des questions vertigineuses auxquelles nos technologies de pointe, l’avènement de l’intelligence artificielle et un changement de paradigme scientifique (avec l’approche quantique), nous confrontent aujourd’hui.
Qu’est-ce qui différencie un humain d'un androïde ? Notre monde est-il réel ou virtuel ? Le temps est-il linéaire ? Pouvons-nous voyager dans d’autres dimensions spatiales et temporelles ?
« C’est un auteur qui a vu de quoi le futur allait être fait, pas tant au niveau ethnologique mais au niveau psychologique et philosophique. Les questions qu’il posait sont les questions que l’on se pose aujourd’hui », complète Daniel Riche, auteur et scénariste spécialiste de science-fiction. Portrait d’un homme aux antennes câblées sur le futur.
Une réalité déphasée
Pour beaucoup d’experts de K. Dick, tout s’est joué dès le début. Le 16 décembre 1928, à Chicago, Dorothy Dick donne naissance à des jumeaux, prématurés de 6 semaines.
« On les appela Philip et Jane. Par ignorance, semble-t-il, parce qu’elle n’avait pas assez de lait pour les deux […], leur mère les laissa souffrir de la faim pendant les premières semaines de leur vie. Le 26 janvier, Jane mourut », raconte l’écrivain Emmanuel Carrère dans
Je suis vivant et vous êtes morts, une biographie de Philip K. Dick. Le divorce de ses parents, alors qu’il a 5 ans, le laisse avec une mère hypocondriaque.
À 14 ans,
« il fit tourner chèvre son premier psychiatre […] il apprit à déjouer les pièges que cachaient les questions et à deviner les réponses qu’on attendait de lui », poursuit l’écrivain français. Psychologiquement fragilisé mais doté d’une intelligence hors normes, le jeune homme féru de vulgarisation scientifique et de psychopathologie est prédisposé à imaginer la complexité. Il écrit des essais de science-fiction dès sa jeune adolescence. Sa première nouvelle professionnelle, Roog, est publiée en 1951.
« On y voit un chien poursuivre les éboueurs de ses aboiements parce qu’il a deviné que ce ne sont pas de vrais éboueurs, mais des extraterrestres qui commencent par enlever et analyser les déchets terriens avant, devine-t-on, d’enlever les Terriens eux-mêmes », écrit Emmanuel Carrère. K. Dick décide de devenir écrivain à plein temps. Il vend 4 nouvelles en 1952, 31 en 1953, et en 1955 il publie son premier roman.
Vivant à Berkeley en Californie, dont le campus universitaire commence à vibrer au rythme des sixties, Philip K. Dick fréquente, et héberge parfois, une faune « contre-culture » bohème et haute en couleurs, plus ou moins adepte de théories gauchistes et de substances illicites.
Les drogues ne l’intéressent pas outre mesure. Il fait par contre usage d’anxiolytiques et d’amphétamines afin de stabiliser ses angoisses et de soutenir une cadence de production phénoménale. En marge, élaborant constamment des mondes fictifs aux dimensions multiples sous l’effet d’une médication excessive, l’auteur culte glisse dans un monde alambiqué. Flirtant avec la folie douce, il éprouve lui-même certaines des tensions psychiques qu’il fait vivre à certains personnages de ses livres. Un jour, alors qu’il est plongé dans l’écoute d’une symphonie de Beethoven, des agents du FBI qui s’intéressent à l’une de ses compagnes militantes, frappent à sa porte. Ils déclenchent chez l’écrivain une paranoïa latente qui ne le quittera plus. Toute sa vie, il se sentira surveillé par les services secrets américains… et russes.
« Quand, emporté par son élan, il commençait à chercher des micros dans la litière du chat et, ne les trouvant pas, en déduisait qu’il avait affaire à plus forte partie [...] ; quand on devait, avant toute conversation téléphonique, subir des tests visant à établir qu’on était bien soi [...] ;
quand la conversation rendue possible par l’issue favorable du test était coupée d’invectives adressées aux auditeurs cachés [...] ; on se disait, partagé entre le fou rire et l’inquiétude, que c’était bien du Phil Dick, cinglé comme ses livres et comme ses livres toujours passionnant. Car il était passionnant, tout le monde s’accorde là-dessus », détaille Emmanuel Carrère.
Clairement, K. Dick est décalé. Cependant, son génie est de faire de sa psychose, tout à la fois subie et choisie, une source intarissable de création. Mondes aux repères spatiotemporels d’une élasticité prodigieuse, univers parallèles, rêves imbriqués les uns dans les autres, possibilité d’accéder à des mémoires qui ne sont pas la nôtre, de changer le passé, de voir le futur, personnages télépathes ou en semi-vie, robots aux émotions humaines… Ses ouvrages provoquent les vertiges existentiels auxquels notre frénésie contemporaine, la création d’un monde virtuel, et l’émergence d’une intelligence artificielle, nous confrontent désormais. K. Dick met notre réalité à rude épreuve.
C’est un auteur qui a vu de quoi le futur allait être fait.
« On ne sait jamais où est la vérité, quand on va vers le haut ou vers le bas, à droite ou à gauche. Cela fait que nous sommes toujours en questionnement », commente le designer Philippe Starck.
« Tu penses avoir compris ce qui se passe, tu changes de chapitre et là, il trouve un moyen de faire virevolter l’intrigue en rajoutant une épaisseur. Impossible de s’ennuyer », ajoute Romain, un grand fan de l’auteur. Au final, au travers de son abondante production, Philip K. Dick distille un questionnement implacable sur la nature de notre réalité.
« Dick pense que […] tous les êtres raisonnables, par-delà leurs différences de perception et de jugement, s’accordent à considérer comme la réalité, n’est qu’une illusion », résume Emmanuel Carrère. Et c’est précisément là que se rejoignent de nombreuses traditions millénaires et la physique actuelle : notre réalité serait par nature insaisissable.
« La notion de temporalité est remise en cause et bouleversée par la physique moderne et par l’enseignement de tous les mystiques », souligne le psychiatre Jean- Marc Mantel, auteur d’Au cœur de l’impensable.
« Il n’y a rien de réel dans le sens d’une réalité absolue.
Tout le monde crée sa propre réalité chaque jour. […] Nous avons besoin de croire qu’il existe une réalité stable et solide, mais je ne crois pas qu’elle existe », commente David Cronenberg, réalisateur de films fantastiques ou de science- fiction, à propos de l’œuvre de K. Dick.
Psychose et capacités extrasensorielles
Comment comprendre les capacités abondamment créatives d’un tel génie ? La perspicacité de ses visions sur la nature de notre monde ? Son aptitude à dévoiler les tendances auxquelles notre futur commence déjà à nous confronter ?
« Chaque fois qu’il relisait un de ses livres, Dick était subjugué par sa qualité prophétique », énonce Emmanuel Carrère. Qualifié pour mener un test psychologique nommé le 16PF - qui sert à classifier les personnes en fonction de 16 facteurs de personnalité, Anthony Peake a mis la main sur le questionnaire rempli par Philip K. Dick en 1956.
« Je n’ai jamais vu un profil tel que celui-là, nous passons d’un extrême à l’autre. Ce test nous parle d’autisme et de paranoïa, mais je dirais qu’il indique aussi, derrière une apparente psychose, une grande aptitude à capter d’autres réalités », soutient l’auteur.
« Si on accepte la possibilité qu’il y ait un monde subtil au-delà des apparences physiques, se pose la question d’êtres qui seraient capables de recevoir des impressions émanant de cette dimension. Beaucoup de prétendus psychotiques sont des médiums décentrés. De nombreux phénomènes psychotiques sont ainsi en rapport avec des perceptions médiumniques, survenant sur un terrain affectif immature et mal intégré », observe Jean-Marc Mantel.
S’il est difficile de se prononcer sur les capacités médiumniques de Philip K. Dick, des faits troublants indiquent toutefois chez lui des émergences – tout au moins ponctuelles –, de capacités extrasensorielles - appelées « psi ».
« J’ai amassé dans mes recherches un certain nombre d’évidences qui indiquent que Phil K. Dick percevait, d’une certaine manière, le futur », énonce Anthony Peake. Dans son livre Coulez mes larmes, dit le policier, écrit en 1970, un personnage principal se retrouve de nuit dans une station-service en train d’aider un Afro-américain. En 1978, il rapporte s’être lui-même retrouvé exactement dans la même situation,
« stupéfait de voir avec ses vrais yeux la même scène et les mêmes détails que ses yeux intérieurs avaient vus bien avant », raconte Peake. L’auteur de
A Life of Philip K. Dick poursuit :
« Il s’est aussi souvenu qu’en 1951, il s’était réveillé 2 ou 3 fois dans la nuit, percevant un homme debout au pied de son lit. » De nombreuses années plus tard, K. Dick fait une série de rêves durant lesquels il se voit revenir dans cette même maison.
« Il pensa alors que le personnage au pied du lit pouvait être lui-même en un peu plus vieux. Sa personnalité future serait revenue dans le passé en rêve.
Il se serait alors vu lui-même », informe Anthony Peake. Anecdote typique du monde dickien. Imagination ? Il reste néanmoins une histoire troublante : au cours du printemps 1974, alors que son jeune fils est malade, K. Dick est saisi d’une illumination. Il dit à sa femme :
« Christopher a un défaut de nais¬sance, il a une hernie inguinale droite étranglée. Elle est déjà descendue dans le sac scrotal. La membrane a cédé. Chris doit être opéré immédiatement », détaille Emmanuel Carrère. Comment K. Dick a-t-il pu décrire la pathologie de son fils avec autant de précision ? De fait, le médecin confirme l’exactitude du diagnostic, et l’enfant est opéré le soir même.
Il fut submergé de rêves et de visions étranges.
Il faut dire que ce printemps 1974 fut un peu spécial. Connu sous le nom d’« expérience 2-3-74 », Philip K. Dick vécut en février et mars de cette année-là un fort épisode mystique durant lequel il fut submergé de rêves et de visions étranges.
« Dick attribuait une origine divine aux rafales d’informations qui depuis février 1974 mitraillaient son cerveau », indique Emmanuel Carrère.
« La puissance de son vécu en 1974 fut tel qu’il passa le reste de sa vie à essayer de comprendre ce qui lui était arrivé », témoigne Anthony Peake. Tout commence alors qu’il se fait livrer des médicaments.
L'employée de la pharmacie porte un pendentif en or en forme de poisson. K. Dick interprète ce bijou comme étant le code préparé il y a de cela bien longtemps pour désactiver le module de l’oubli en lui. Ainsi, il pense qu’il se réveille enfin pour réaliser que tout le monde est dans une sorte d’illusion collective.
« L’Empire romain n’a jamais pris fin. […] La plupart d’entre nous croient vivre en 1974, sous le régime de la démocratie américaine. […] Nous sommes en 70 après Jésus-Christ », retranscrit Emmanuel Carrère.
Mélange de confusion pathologique, de perceptions extrasensorielles et d’amplification créatrice ?
« Là où le médium restera tranquille et centré, captant des informations de manière détachée, le psychotique sera submergé par ses peurs et ses émotions. Il se crée ainsi une sorte de magma entre raison, intuition, perceptions sensibles et mémoires non digérées », précise Jean-Marc Mantel. La différence avec K. Dick, c’est que sa psychose était en partie choisie, car imbriquée avec son génie... qui était de créer des fictions. C’est à se demander si, finalement, ce que Philip K. Dick nous laisse en héritage n’est pas avant tout un affranchissement téméraire des normes et des a priori, une profonde capacité à démonter tout regard conditionné sur la réalité afin de percevoir la profonde propension de notre univers à créer constamment.