C’est un bouton de nacre, banal en
apparence. Pour Léa, c’est un talisman
précieux, sans lequel elle ne sort
jamais. Elle a la conviction qu’il est magique,
qu’il la protège. Ce n’est plus un
bouton, c’est son bouton, reçu en héritage
de sa grand-mère lors d’une après-midi de
couture complice. C’est le propre même de tout
objet : insignifiant pour les uns, il devient symbolique
et sacré pour celui qui l’investit de sens,
voire de pouvoirs extraordinaires.
« Nos objets
sont au coeur de nos économies affectives », affirme
le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, auteur
de Comment l’esprit vient aux objets.
Cet obscur désir de l’objet
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Cette citation d’Alphonse de Lamartine illustre
le questionnement existentiel que génère notre
lien complexe, pour ainsi dire
« vivant », aux
objets.
« En général, on ne retient que la première
partie de cette phrase, or c’est la fin qui
est importante. En parlant de force d’aimer,
Lamartine nous rappelle que certains objets
exercent sur nous une réelle fascination, parfois
même sans que nous sachions pourquoi. Nous pouvons éprouver pour eux un attachement
très fort, vivre un coup de foudre ou avoir une
brève aventure, (presque) comme avec un autre
être humain », nous confie Serge Tisseron. Un
vieux fauteuil, un livre annoté, une écharpe de
laine, un caillou-coeur ou un smartphone, véritable
concentré de notre existence...
Qu’ils soient
des compagnons du quotidien, des réservoirs à
souvenirs, des supports de nos émotions ou des
grigris providentiels, les objets sont de véritables
partenaires. Témoins des hauts et des bas de nos
relations, ils s’avèrent porteurs, de ce fait, de bénédiction
ou de malédiction. Transitionnels, ils
nous prolongent. Prenons une théière achetée en
couple : s’en servir rend l’autre présent. Les objets
sont-ils pour autant
« animés »(du latin anima,
l’âme) ? Pour Serge Tisseron, les objets
« n’ont
pas d’âme, mais nous passons notre temps à leur
en donner. Ceux qui nous entourent contiennent
un peu de notre âme, de notre intériorité ». Le
fait de les utiliser nous
« hybride » à eux. Ils sont
donc un élément important de notre équilibre
au monde.
De l’importance de valoriser cet attachement,
alors que nous sommes pris dans des
contradictions : dans notre société matérialiste,
jamais nous n’avons été autant entourés d’objets
et sollicités pour les acquérir, mais nous recevons
l’injonction que c’est
« immoral ».
« Dans notre culture judéo-chrétienne, nous sommes imprégnés de l’idée que nous n’allons pas les emporter dans l’autre monde, qu’il ne faut donc pas s’y attacher. Pourtant, les objets assurent notre continuité. »
Objets symboliques et
actes psychomagiques
Pour Alexandro Jodorowsky, artiste pluriel, « tout est vivant ». Les objets qui nous entourent établissent, à leur manière, des liens avec nous. « Si nous les traitons avec respect, ils deviennent nos alliés », dit-il. Porteurs d’une part de notre inconscient, métaphoriques, ils peuvent être au centre de rituels symboliques, psychomagiques, à même de faciliter la résolution de problèmes, notamment transgénérationnels. Alexandro Jodorowsky nous conseille ainsi de parcourir notre lieu de vie. D’imaginer que les meubles et les objets sont désireux de communiquer, de dire quelques phrases à chacun d’eux, en les remerciant de leur aide et en leur expliquant en quoi ils nous sont utiles. À ceux qui sont inutiles, il suggère de dire pardon et de les donner. « Sans objets inutiles, le foyer devient un temple », assure-t-il. Le principe de l’acte psychomagique est d’être transformateur ; la souffrance transmutée donne naissance à une fin « aimable ». « J’ai souvent recommandé d’enterrer des objets, des vêtements,
des photographies, ayant servi à libérer de vieilles souffrances, mais j’ai toujours demandé qu’à l’endroit où l’on a déposé ces choses “impures” on plante un arbre. »
Des révélateurs
L’esprit vient donc aux objets parce que nous y déposons un peu de nous-mêmes. Mais ces
« dépôts » sont complexes.
Depuis les travaux de l’ethnologue André Leroi-Gourhan, il est devenu banal d’affirmer que tous les objets fabriqués par l’homme sont porteurs d’une mémoire puisqu’ils transmettent une technologie et un savoir-faire entre les générations. Mais cette généralité masque la complexité des mémoires personnelles, familiales, transgénérationnelles, dont chaque objet singulier peut-être chargé, jusqu’à devenir un coffre à secrets, voire un réservoir à culpabilité. Ainsi, des objets conçus pour remplir des fonctions sans rapport apparent avec la mémoire (nous asseoir, faire le café...) peuvent devenir des
« objets-mémoire » et ainsi être le support d’une mémoire vive, consciente, directement accessible.
« Je pense à cette cravate offerte par ma femme pour l’anniversaire de notre rencontre ; la porter me le remémore illico », précise Serge Tisseron. Il arrive aussi qu’ils témoignent d’une mémoire en sommeil, déplaisante, comme en attente d’être révélée.
« C’est ce bibelot reçu d’un parent avec qui nous étions en conflit. Nous le posons un peu à l’écart sur une étagère, de crainte de réactiver des souvenirs pénibles, alors que nous ne sommes pas prêts à nous y confronter... mais on les garde dans l’espoir, un jour, de dénouer ce qui s’est passé. » Enfin, ils peuvent être chargés d’une mémoire masquée, redoutée, voire traumatique, qui nous amène à les conserver pour qu’ils nous aident à cacher ce que nous n’avons pas envie de voir (par exemple un ours en peluche témoin des abus subis enfant). Car enfermer nos souvenirs dans les objets qui nous entourent, c’est aussi libérer notre esprit.
« Ceux-là sont carrément hors du regard, relégués dans une cave, un grenier, au fond d’un placard. On ne veut pas s’en séparer de suite, car ils sont porteurs de notre histoire. » On les retrouve parfois au moment de vider une maison après un décès, sans que l’on en comprenne le sens caché.
Faut-il pour autant se séparer de ces objets trop connotés et connectés à un passé lourd ou révolu ? Oui, si on en ressent le besoin... mais avec prudence, pour éviter l’impulsivité qui nous ferait regretter notre geste ou viendrait court-circuiter le travail intérieur qu’ils nous font faire et qui s’inscrit dans la durée.
« Placez-les dans des espaces d’éloignement progressif ; dans une vitrine, sur l’étagère, puis à la cave... On s’en débarrassera une fois que l’on a pris beaucoup de distance. » Pour marquer le coup, cette séparation peut être ritualisée.
« Il ne faut rien forcer, ni s’interdire avec les objets ! »
Par la force des choses
Depuis l’aube de l’humanité, nous avons investi les objets qui nous entourent de pouvoirs magiques, leur conférant le rôle de passeurs entre les mondes. Confronté à un univers étrange et hostile, l’Homme a cherché à se prémunir des dangers qui l’entourent en recourant à des protections occultes. Talismans, amulettes, grigris et autres fétiches sont censés éloigner les forces du mal (maladies, accidents, cataclysmes, sorcellerie...) et attirer, a contrario, des bienfaits en tous genres. À la fois culturels et universels, tout peut servir à les fabriquer puisqu’il suffit d’y croire. Selon les objets et leur culture d’origine, ils peuvent être secrets et conserver une part de mystère ; leur usage et leur décryptage sont alors réservés aux seuls initiés, devins et sorciers. Dès lors, on peut se poser la question de savoir si, dans notre monde moderne, nos objets totems, des bibelots aux smartphones, peuvent être détenteurs de magie, de protection...
« Ils sont ce que nous en faisons. Nous leur donnons le pouvoir que nous voulons, et ils l’occupent ! Prenez les objets contre-phobiques : je ne peux pas présenter une conférence sans avoir une bouteille d’eau sur la table... même si je ne la bois pas ! C’est mon rituel, il me rassure. De l’importance d’être conscient du pouvoir que l’on donne aux objets. »
Le jour où les robots
auront du cœur
Poussant plus loin sa réflexion sur ce qui nous lie aux objets, Serge Tisseron a publié Le jour où mon robot m’aimera, où il interroge l’empathie artificielle, soit la
« capacité d’un objet à comprendre nos émotions ». Ce qui ouvre des perspectives extraordinaires, mais aussi des risques inédits.
« Il existe un type de manipulation qui encourage des formes élémentaires d’empathie pour des objets dans le but d’en faire nos meilleurs amis – il s’agit de nous entourer d’objets dans lesquels nous nous reconnaissons. Avec les robots domestiques – conçus pour être capables de s’adapter au moindre de nos désirs, donc dotés d’un pouvoir de séduction inédit – cette empathie-manipulation trouvera un aboutissement absolu, au risque de nous faire préférer, si nous n’y prenons pas garde, des machines parfaites à des humains toujours imparfaits. » Les concepteurs de robots jouent sur cette confusion homme/machine.
En présentant Pepper, en 2014, le président du groupe japonais SoftBank a ainsi déclaré :
« Pour la première fois dans l’histoire de la robotique, nous présentons un robot avec un coeur ! » Serge Tisseron remet les pendules à l’heure :
« Pepper n’aura pas plus de coeur qu’une machine à laver, mais à la différence de celle-ci, il sera capable de simuler les émotions et l’affection que tout être humain attend de ses semblables. » Si l’intelligence artificielle fait peur, l’empathie artificielle sera donc là pour nous rassurer... et nous pousser à l’achat ! Alors, dans le futur, mon robot m’aimera-t-il vraiment ?
« Je réponds non, en tout cas à un horizon de vingt ans. Nous interagirons avec les robots comme avec des humains, des alter ego, c’est-à-dire par la voix et le regard, et il sera possible de leur donner l’apparence de notre choix au point d’en faire de super-images animées. Mais ils resteront en même temps limités par les programmes que nous y aurons introduits, comme de simples machines. Peut-être cela deviendra-t-il réalité un jour, mais il faudra alors créer des robots biologiques. »
Quand une bague
se volatilise
Parmi les histoires extraordinaires vécues en lien avec des objets, Florence Hubert, médium, nous confie, ici, une aventure personnelle : « J’avais de superbes bagues offertes par mon ex-mari. Après notre séparation, je n’arrivais plus à les porter. Je les ai donc confiées à un joaillier pour en faire une seule très belle bague, sertie de saphirs, émeraudes et diamants. Or, je ne la supportais pas. J’ai décidé de l’offrir à ma fille aînée, Virginie. Elle l’essaie, enthousiaste... mais au bout de quinze minutes, son doigt noircit et elle ne peut plus l’enlever ! Sur ce, arrive un ami, Serge, prêtre exorciste, qui nous dit qu’il ne faut pas qu’elle mette cette bague, porteuse des énergies de mon ex-mari, ne correspondant plus ni à l’une, ni à l’autre. Il a fallu qu’il bénisse le doigt de ma fille pour parvenir à l’enlever ! Je décide alors de vendre cette bague et je la place dans une pochette fermée, dans mon sac. En quittant la maison, je vérifie soigneusement qu’elle est là. Or, en arrivant chez le grossiste, plus de bague ! On a tout fouillé, pendulé... Je pleurais, parce que c’était une bague de grande valeur. Je ne l’ai jamais retrouvée ! Cet ami prêtre m’a confié que les énergies de cette bague ne m’appartenant plus, ils n’ont même pas voulu, Là-Haut, que j’en tire de l’argent. On me l’a donc dématérialisée... Le grand mystère ! »