«
Depuis bien longtemps, la culture indienne se caractérise
par la recherche de vérités suprêmes. » Une assertion
invoquée par Paramahansa Yogananda lorsqu’il
débute le récit de ses expériences surnaturelles au
contact de certains yogis et mystiques indiens. Ubiquité,
lévitation, maîtrise des éléments, télépathie, dématérialisation,
ces expériences jalonnent le chemin
des chercheurs spirituels qui aspirent à la réalisation.
Et si l’acquisition de telles capacités doit être abandonnée
pour la quête de vérité, certains aspirants à
l’éveil plongent pourtant dans ces pouvoirs occultes.
Comment expliquer que l’Inde soit porteuse de tant
de pouvoirs surnaturels ? Comment peut-on les comprendre ? Quel est leur lien avec le yoga ?
L’Inde : entre symboles
et introspection
Si tous les pays du monde ont des identités propres,
l’Inde n’échappe pas à la règle. Connue pour ses couleurs,
ses saveurs et sa diversité tant culturelle que religieuse,
l’Inde porte aussi une empreinte énergétique
marquée. Joyce Villaume-Le Don, directrice de l’école
Ayurvéda & Consciences, a suivi un
gurukkul, soit une
transmission de connaissance de maître à disciple selon
les coutumes traditionnelles. Et durant sa vie en Inde,
elle a pu s’imprégner de la nature énergétique du pays.
«
L’Inde a une nature opposée à celle de la France. En
France, l’énergie est plutôt masculine, intellectuelle, peu
ancrée. L’Inde, au contraire, est très yin, très féminine, très
réceptive. Et comme 30 % de la population indienne vit
en dessous du seuil de pauvreté, l’ancrage à la survie est
fort », explique-t-elle. Et lorsque la vie est incertaine,
la foi est grande. L’arrimage à l’invisible est puissant
quand il faut compenser des souffrances inexplicables.
Sur ce territoire propice à la réceptivité, l’intériorisation
est favorisée. «
En outre, l’Inde est façonnée par les symboles.
Et le langage symbolique parle à l’inconscient. Donc,
lorsque l’on est en Inde, notre système est en permanence
interpellé et influencé par le symbolisme. Forcément, la
sensibilité est accrue, autant que les possibilités de développement
spirituel et de capacités surnaturelles », ajoute
Joyce Villaume-Le Don. Pas étonnant que l’Inde ait façonné
certains des plus grands mystiques inscrits dans
l’histoire. Plus encore, elle abrite toujours des communautés
mues par un désir de connaissance des lois
supranaturelles. D’ailleurs, la discipline introspective
qu’est le yoga est avant tout une ingénierie permettant
la maîtrise des grandes lois de l’énergie vitale. Du yogi
au mystique, la frontière est perméable.
Ascèse, yoga et pouvoirs
Morgan Vasoni est thérapeute en ayurveda : auteur de
l’ouvrage de référence
Les clefs de la psychologie ayurvédique, il a été reçu au sein du
Nātha-sampradāya où il a pratiqué le tantrisme traditionnel auprès de yogin. Il
explique que le terme
siddhi désigne tant les pouvoirs
occultes que la réalisation spirituelle, «
une polysémie
qui montre qu’il y a bien un lien entre le chemin spirituel
et les pouvoirs ». «
Traditionnellement on compte
huit siddhi
: le pouvoir de rapetisser, de s’agrandir, de
s’alléger, de s’alourdir, d’obtenir ce que l’on désire, de se
rendre irrésistible, d’obtenir la maîtrise de la réalité et
de contrôler l’esprit », explique Morgan Vasoni. Mais
il ajoute que leur déclinaison est longue. En Inde, des
ascètes cultivent le pouvoir d’invisibilité (
adrishya) ou
encore celui de voler (
khecaratva). Pour ce dernier, la
référence à la lévitation est évidente, mais ce pouvoir
d’allègement extrême (
laghima) «
renvoie à une pratique
secrète du yoga qu’on appelle khecari
et qui consiste
à retourner la langue pour la faire pénétrer les cavités du
crâne. Cet exploit physique rendrait possibles des pouvoirs
extraordinaires », ajoute Morgan Vasoni. La lévitation
n’est pas seulement un fantasme romancé par les auteurs
européens, mais bien une capacité réelle développée
par une minorité de
siddhas.
Les apparitions et l’ubiquité des maîtres et des saints
font également partie de la vie quotidienne des Indiens.
En mars 2023, une petite église de Vailankanni,
sur la côte est de l’Inde, est le théâtre de l’apparition
de Jésus. Sur la couronne de la Vierge Marie apparaît,
aux yeux de tous les catholiques qui assistent à la
messe, le visage de Jésus, enfant, illuminé d’une aura
dorée. La scène est filmée. Thérèse, 62 ans, paroissienne
de cette église, témoigne : «
Plusieurs églises du
sud de l’Inde sont restées intactes pendant le tsunami de
2004, quand tout était ravagé autour. Déjà, à ce moment-
là, la Vierge Marie et Jésus étaient présents pour
protéger les édifices de l’eau. Ce n’est pas étonnant [que
Jésus] revienne dans cette église pour encourager notre
foi. » Et si les saints viennent à la rencontre des fidèles,
les maîtres incarnés développent l’ubiquité pour se
présenter à plusieurs disciples en même temps, en des
endroits différents. Des faits détaillés dans l’autobiographie
de Paramahansa Yogananda qui assiste à plusieurs
reprises à l’ubiquité de maîtres. Pour Morgan
Vasoni, «
dans les légendes hindoues, le sage peut prendre
les traits d’un pauvre brahmane, testant la sincérité et
l’acuité spirituelle de ses disciples. Il peut prendre aussi
l’apparence furtive d’un ascète errant, vu dans l’Himalaya,
la terre des yogis et des siddhas. » Le développement
de pouvoirs surnaturels semble intimement lié
au développement spirituel et à la pratique du yoga
traditionnel. Mais il existe des modalités plus obscures
de révélation de tels pouvoirs.
Du yogi au mystique, la frontière est perméable.
Maladies mentales et capacités surnaturelles
«
Les siddhi
sont le propre des dieux, démons, visionnaires,
yogis et magiciens (siddhas
) mais peuvent aussi
apparaître spontanément en fonction de circonstances
accidentelles, dont les possessions », explique Morgan Vasoni. Les aliénations sont étudiées et décrites par la
psychiatrie ayurvédique comme un déséquilibre mental
d’origine exogène. Il est alors question d’une influence
extérieure à l’individu. Dans le cas de ces maladies
mentales, le développement de capacités surnaturelles
est donc provoqué, non par l’ascèse ou le
yoga, mais par une aliénation de l’état naturel d’une
personne. Morgan Vasoni se réfère à Charaka, l’un
des pères fondateurs de l’ayurveda, qui propose l’observation
de cette pathologie. Dans les cas de bouffées
délirantes associées à la possession par des êtres invisibles,
«
on remarque souvent d’autres symptômes : force
surnaturelle, grande énergie et virilité, acquisition d’une
considérable habileté, d’une mémoire hors du commun,
d’une remarquable connaissance, d’une facilité de parole
et de compréhension étonnante ». Il n’est pas rare de
rencontrer une famille qui peut témoigner d’un tel
événement. C’est le cas de Meena, une jeune femme
de 26 ans vivant dans un petit village du Tamil Nadu.
Elle se souvient : «
Mon oncle n’avait pas d’éducation,
mais il était fervent. Un matin, il y a deux ans, il s’est
mis à parler en sanskrit alors qu’il n’avait jamais appris
cette langue. Il récitait des textes anciens qu’il n’avait jamais
lus. Il semblait différent, absorbé. Un prêtre nous a
dit qu’il était en communion totale avec une divinité. »
Une autre manière de nommer ce que Morgan Vasoni
explique comme relevant d’une possession divine.
Les cas ne sont pas si isolés et ne suscitent pas tellement
d’appréhension. Après tout, les divinités sont
légion dans la tradition hindoue qui en dénombre
trente-trois millions. «
Les frontières entre le symbolisme,
le réel, l’intérieur et l’extérieur sont plus ouvertes
dans un monde qui considère que l’être humain est un
microcosme que dans un monde où l’individu est une
unité métrique et la réalité ultime de toute expérience »,
explique Morgan Vasoni. Ce qui apparaît surnaturel
à l’Occidental relève du naturel pour l’Indien qui vit
au contact de ces manifestations.
Comment expliquer
tous ces phénomènes ?
«
Quand on comprend jusqu’où la maîtrise de l’énergie et
des corps subtils peut aller, alors on comprend que ces manifestations
surnaturelles sont en fait naturelles, au sens
où elles ne dérogent pas aux grandes lois de la nature »,
explique Joyce Villaume-Le Don. Elle relate des faits
qui ont lieu régulièrement et qui peuvent être expliqués
par cette ingénierie que proposent le yoga et la
méditation : «
Il y a des tantriques qui sont capables de
faire pousser un arbre en cinq heures, de faire parler les
animaux, de redonner vie aux morts pour quelques instants…
Tout cela s’explique par une puissante maîtrise
de l’énergie vitale. » En outre, selon elle, les maîtres accomplis et reconnus ont tous une affinité avec la maîtrise d’un élément en particulier. «
Babaji, par exemple, a certainement une grande maîtrise de l’élément Terre pour pouvoir se matérialiser et se dématérialiser. Amma a une maîtrise de l’élément Eau, raison pour laquelle elle guérit l’émotionnel, et Sadhguru a certainement la maîtrise de l’élément Feu. Ce sont des capacités qui vont de pair avec un grand développement spirituel. Ramana Maharshi était sûrement en lien étroit avec l’élément Éther. Il n’en a pourtant jamais fait la démonstration durant ses enseignements. » En effet, Joyce Villaume-Le Don ajoute qu’il n’est pas souhaitable de s’attacher à de telles capacités, puisqu’elles conduisent inévitablement à une soif de pouvoir et donc à un maintien dans l’illusion. Si elles apparaissent sur le chemin spirituel, elles doivent ensuite être abandonnées pour sortir de la dualité. Pour Morgan Vasoni, «
les siddhi
ont quelque chose à voir avec les états modifiés de conscience ». Les pouvoirs surnaturels «
posent la question de notre rapport à la réalité », explique-t-il en prenant l’exemple d’Alice (au pays des merveilles) «
qui rapetisse et grandit dans le pays des merveilles avec deux siddhi, anima
et mahima
en sanskrit, et concernent la représentation de notre corps dans l’espace. Les modifications proprioceptives sont expérimentées dans les états modifiés de conscience. »
L’expert en psychologie ayurvédique conclut en précisant que «
sans la sagesse, le pouvoir n’est pas souhaitable. Le surnaturel me semble être finalement le véhicule folklorique d’une véritable sagesse intérieure, dont l’ésotérisme et le symbolisme peuvent être appréhendés par l’étude et l’expérience initiatique. » Les pouvoirs surnaturels qui animent la terre indienne représentent la partie visible de la profonde capacité d’éveil qu’elle soutient, des manifestations qui poussent les chercheurs à dépasser toutes limites, croyances et certitudes sur ce qu’est la vie.
Les yoginis et les serpents
« Ces pouvoirs sont considérés comme des divinités féminines que l’on nomme prakatayogini, et qui forment un cortège de facultés cachées en l’individu, pouvant être révélées par l’expérience d’éveil de Kundalini », témoigne Morgan Vasoni. En outre, parmi les capacités surnaturelles des yoginis, on trouve le pouvoir de parler avec les serpents. Des témoins rapportent que les yoginis leur demandent de guérir des hommes et des femmes, ce que les serpents exécutent. Dans d’autres circonstances, elles convoquent les forces chtoniennes à travers les serpents, pour effrayer les individus malintentionnés ou menaçants.