Au Bhoutan, le gouvernement a créé le BNB, le bonheur national brut, afin d’évaluer et de pérenniser les conditions qui rendent la population heureuse. Ha Vinh Tho a occupé le bureau dédié à cette mission pendant six ans. Rencontre avec un homme heureux...
Alors que l’avenir se teinte d’incertitudes, une évidence
s’impose : celle d’un profond changement des
mentalités, tant sur le plan individuel que collectif.
Nous sommes à la croisée des chemins, celle où nous
a conduits une économie qui croît aux dépens même
des ressources premières qui lui permettent d’exister,
comme le rappelle l’environnementaliste Johan Rockström. Nous devons anticiper ensemble un
modèle de développement innovant.
Pour Ha Vinh Tho, directeur des programmes du Centre du bonheur national brut au Bhoutan, titulaire d’un doctorat en psychologie et éducation, «
le bonheur national
brut est une véritable alternative, versus le PIB, dont on
connaît aujourd’hui les limites, où le bonheur pourrait
servir de fil conducteur pour enclencher une transformation
personnelle et collective ». En nous fondant sur
les traditions de sagesse et les recherches scientifiques
contemporaines, nous pouvons développer des compétences
pour vivre en harmonie, avec soi, les autres
et la nature. Alors il est possible de contribuer à un
paradigme de société innovant, où les dimensions économiques, politiques, éducatives et culturelles
sont au service du bien commun. Un défi qu’il nous
faut impérativement relever.
Comment avez-vous été amené à vous
interroger sur ce sujet du bonheur ?
Avant d’être au Bhoutan, je travaillais pour le Comité
international de la Croix-Rouge, qui intervient dans
les zones de conflit et de guerre, qui est dépositaire
des Conventions de Genève, du droit de la guerre
(droit international humanitaire). Je suis allé au
Moyen-Orient, en Afrique, en Afghanistan… Cette
expérience des conflits armés et des conséquences à
la fois pour les populations et l’environnement m’a
amené à me poser la question de la violence, qui
est physique bien sûr, mais aussi structurelle, systémique,
sociale et économique, et qui mène à la situation
actuelle. Et je me suis demandé comment nous
pouvions développer un nouveau concept de société
qui ne génère pas autant de violence. Ce qui m’a
conduit à m’intéresser au bonheur national brut, un concept créé par le Bhoutan, présenté à l’ONU. Ils
recherchaient un directeur pour leur centre et j’ai été
choisi pour ce poste, que j’ai occupé de 2012 à 2018.
Quel est l’objectif que s’est fixé ce nouveau modèle de développement, qui nous vient du Bhoutan, et que peut-il nous apporter ?
Si cette vision élaborée au départ à l’échelle d’un pays a obtenu une dimension internationale, il y a plusieurs raisons. Rappelons que le Bhoutan, un pays situé dans
l’est de la chaîne de l’Himalaya, n’a jamais été colonisé.
Il a pu se développer à son propre rythme. Encore appelé
le Pays du bonheur, il est réputé pour faire passer
le bonheur de sa population avant le développement
économique. Or c’est bien là, la clé essentielle. De nos
jours, le niveau de développement d’un pays est calculé
en termes de croissance économique. Cependant, la croissance
n’est pas une finalité en soi, mais seulement un moyen.
L’objectif à atteindre est d’améliorer le bonheur du plus
grand nombre et de créer des conditions optimums
pour y parvenir, pour les humains et pour les autres
règnes : animal, végétal…
C’est ambitieux ! Pour y accéder, le BNB
propose de développer des aptitudes
au bonheur basées sur les traditions de
sagesses et sur les recherches scientifiques
contemporaines. Pouvez-vous préciser ?
J’aimerais en premier lieu revenir sur la notion de bonheur ! Dans la tradition grecque, il y a deux concepts
de bonheur, dont l’un est lié au plaisir : l’hédonisme.
L’autre,
eudaimonia, est une vie qui fait sens et qui est
épanouissante. Les conditions pour y parvenir sont
plurielles. Un : vivre en harmonie avec soi, avec ses valeurs,
avec authenticité. Ce qui présuppose un véritable
travail d’introspection. Alors il est possible
de répondre à la question : comment
générer des émotions positives,
et comment transformer les émotions
douloureuses ? Deux : vivre en harmonie
avec les autres, établir des relations
basées sur la confiance, le respect,
l’amitié et l’amour. Ce qui demande de cultiver des compétences sociales et relationnelles,
à la fois dans le cercle de ses proches, ses collègues, et plus largement.
Trois : vivre en harmonie avec la nature. Un principe à honorer d’autant plus au regard des défis écologiques actuels. Des principes universels que nous retrouvons dans les anciennes traditions et que nous avons à actualiser.
Le bonheur national brut est une véritable alternative, versus le PIB, dont on connaît aujourd’hui les limites, où le bonheur pourrait servir de fil conducteur pour enclencher une transformation personnelle et collective.
Le Bhoutan est reconnu pour sa tradition
bouddhiste. Comment faites-vous le lien ?
Le bouddhisme qui prévaut au Bhoutan a engendré
une culture méditative et contemplative qui favorise
l’introspection et souligne l’importance des valeurs
éthiques. De plus, la compassion est au cœur de cet
enseignement, ce qui promeut l’harmonie dans les
relations sociales. Enfin, la notion d’interdépendance
est fondamentale, d’où le respect pour toutes les
formes de vie. De ce fait, les principes du BNB sont
proches de la culture bhoutanaise, mais représentent
aussi des valeurs universellement humaines, par-delà
les spécificités culturelles.
Des principes également mis en évidence
par les récentes découvertes scientifiques !
Les neurosciences et la psychologie positive ont fait
de grandes avancées au cours des dernières décennies.
Il existe maintenant de nombreuses études scientifiques
qui indiquent clairement le lien de causalité
entre la méditation et le bien-être physique, émotionnel
et mental, mais aussi entre le développement des
compétences psychosociales et le bonheur.
Concrètement, c’est un véritable
changement de paradigme sur le plan
sociétal que vous préconisez. Quels en
seraient les fondements, selon vous ?
La majeure partie des souffrances actuelles proviennent
de systèmes qui ne sont plus équitables. Or, nos systèmes
économiques et sociaux ne sont que des conséquences
de la manière dont nous, les êtres humains,
interagissons. Pour initier un changement durable,
la première nécessité est l’évolution d’un niveau de
conscience et une nouvelle hiérarchie des priorités là où
prime, encore aujourd’hui, l’économie.
La dimension écologique est devenue
centrale. C’est notre système
primaire ; la préservation de l’environnement
est un des piliers du
BNB, avec la prise de conscience de
notre interdépendance. Les cultures
traditionnelles vivent selon les lois
universelles de l’interreliance avec les
autres règnes, qui tout comme nous
sont vivants. Il n’y a pas de séparation
effective. Il nous faut recréer un lien
d’être à être, et placer la compassion
au centre de nos relations avec notre
environnement, et ce, dès l’enfance.
La dimension politique, avec une
bonne gouvernance. (...)