Le « dialogue transcendant » qu’elle ressent depuis l’enfance, sa connexion
aiguë au monde qui l’entoure, sa troublante initiation à l’ayahuasca… Fidèle à sa
liberté de ton, l’écrivaine nous confie une part très personnelle de sa vie, jalonnée
d’expériences extraordinaires.
Est-ce que dans votre vie, dans l’enfance et puis dans
vos relations plus tard, il y a des choses qui sortent
vraiment de l’ordinaire ?
Je pense que oui. Il y a des choses dans ma vie que je ne
peux pas forcément interpréter mais dont je me souviens
particulièrement bien. Il se trouve que j’ai une mémoire
aiguë de ma toute petite enfance – cela se sent quand on
lit mon livre
Métaphysique des tubes. Très petite, lorsque
j’étais dans mon berceau, il y avait une très grande voix
qui me parlait dans la tête, surtout lorsque j’étais dans le
noir, une grande voix qui me disait :
« Souviens-toi, c’est
moi qui vis, c’est moi qui vis à travers toi, souviens-toi. »
J’étais projetée dans une immensité, un infini noir. Cela
faisait peur, mais en même temps c’était agréable. Et à ce
moment-là, je me disais :
« Oui je me souviens ». Maintenant,
j’ai envie de me dire :
« De quoi me souvenais-je au
juste ? » Je ne sais pas. Mais j’ai le souvenir aigu de cette
voix me disant :
« Souviens-toi, souviens-toi, c’est moi qui
vis à travers toi. »
Aujourd’hui, comment interprétez-vous cette voix ?
Certainement comme une chose en rapport avec la
transcendance. J’ai toujours eu une espèce de dialogue
transcendant en moi avec quelque chose que par
commodité j’appelle Dieu. Je n’essaye pas du tout de
construire une religion, ce sont des choses qui n’appartiennent
qu’à moi, et quand je dis Dieu, je ne pense
pas un instant que cette personne soit mon créateur. Et
d’ailleurs cela ne m’intéresse même pas. Qu’il y ait des
gens qui puissent être fascinés par l’idée que quelqu’un
aurait pu créer l’univers… Pour moi, ce n’est même pas
la question. On n’a pas besoin d’un créateur. Mais qu’il
puisse y avoir un point de vue transcendant, et que l’on
puisse établir un dialogue avec ce point de vue transcendant,
est une chose qui m’intéresse.
Ce dialogue perdure-t-il encore aujourd’hui ?
Oui, c’est quelque chose qui dure dans le temps, qui
ne m’a jamais lâchée. C’est un dialogue intérieur qui
n’est pas constant mais je peux retrouver cette voix en
moi. Depuis l’enfance, j’ai beaucoup vécu, et beaucoup
d’autres voix sont apparues dans ma tête, toutes ne sont
pas très agréables et toutes ne sont pas transcendantes,
d’ailleurs. Mais cette voix transcendante, je peux la
retrouver.
D’autres voix sont apparues dans votre tête ? De quoi
s’agit-il ?
Je ne suis pas psychanalyste, mais il y a aussi des présences
hostiles en moi. Je ne sais pas à quoi les identifier
mais je dois me battre contre ces voix parce que si elles
prennent le dessus, je suis complètement ratatinée.
Bio express
Née en 1967, Amélie Nothomb
a passé les premières années
de sa vie au Japon. Au gré des déplacements de son père, ambassadeur de Belgique, elle a découvert la Chine, New York, le Bangladesh, la Birmanie et le Laos. Depuis la sortie de son premier livre, Hygiène de l’assassin, en 1992, elle a publié un roman par an, dont Stupeur et tremblements, couronné Grand Prix de l’Académie française.
Ressentez-vous ces voix comme une production intérieure
ou vous semblent-elles venir de… l’extérieur ?
Je pense que c’est purement intérieur, c’est ce que j’appelle
mon ennemi intérieur. Je n’ai pas toujours eu ça.
C’est apparu à l’adolescence. C’est quelque chose en moi
qui ne m’aime pas, qui m’est hostile et qui cherche ma
destruction ; et comme je ne veux pas particulièrement
être détruite, j’essaye de lutter contre cette présence
hostile.
C’est donc différent de cette voix de votre enfance ?
Cela n’a tout simplement rien à voir. La voix transcendante,
je sens bien que cela ne m’appartient pas, c’est
quelque chose qui vient d’en dehors de moi. Ce n’est
pas moi qui me parle. Tandis que l’ennemi intérieur,
je reconnais mon odeur, c’est quelque chose qui vient
de moi et qui m’est hostile. La voix transcendante m’a
énormément nourrie et continue de me nourrir. C’est
un allié. Les voix hostiles évidemment, c’est tout à fait
autre chose. J’essaye autant que possible, non pas de les
éliminer – parce qu’il n’y a pas moyen – mais de leur
répondre, de me défendre.
Cet allié – cette voix transcendante – comment se
manifeste-t-il ? Il vous surprend ?
Oui. Mais ce serait trop facile si quelqu’un était là pour
me dicter ma conduite, c’est beaucoup plus compliqué
que cela. Je ne sais pas plus que n’importe qui comment
je dois vivre. Quand je suis face à des problèmes,
entre autres moraux mais pas seulement, je n’ai aucune
solution. Je dois me débrouiller. Mais, quand même,
cette voix intervient parfois… enfin, quand elle veut. Les
« voix » qui mènent à Dieu sont impénétrables !
Quand vous dites « voix », s'agit-il véritablement
d’une voix ?
C’est une voix. C’est quelque chose que j’entends en moi
et c’est du langage.
Masculine ? Féminine ?
Dans le cas de ce que j’appelle Dieu, c’est une voix plutôt
de l’ordre du masculin mais il m’est arrivé de croiser
d’autres divinités qui pouvaient être féminines. Donc il
doit y avoir plus d’un dieu. Ces divinités, il n’y a pas de
raison qu’il n’y en ait qu’une seule.
Vous avez l’air d’être une personne extrêmement
connectée.
Je suis quelqu’un d’assez poreux. Il est facile de me traverser.
Donc en effet quand il y a des choses qui passent,
généralement, je les capte. J’ai l’impression que je l’ai
toujours été, même dans le ventre de ma mère ; la porosité
même. D’ailleurs, ce n’est pas qu’un avantage. C’est
aussi un vrai problème. Je n’ai pas de frontières. C’est
parfois très pénible.
C’est-à-dire ?
Les gens le sentent et du coup déposent tout. Cela
date de bien avant ma célébrité. Depuis toujours, je
suis la personne à qui tout le monde vient tout raconter,
de préférence ce qui ne se raconte pas. J’ai été la
dépositaire
d’un grand nombre de confidences pas
forcément
agréables et cela vient du fait, je pense, que
les gens sentent que je n’ai pas de frontières, qu’on
peut y aller.
Je vous sens aussi très à l’écoute.
Ben oui, c’est une vieille habitude !
Et cela vous embête ?
Quand ce sont des choses merveilleuses que l’on m’apporte,
c’est merveilleux ! Mais lorsqu’on m’apporte des
choses abominables, c’est abominable ! Et comme je ne
suis pas psy, je ne sais pas quoi faire de toute cette horreur.
Je suis là avec la souffrance de la personne et mon
dieu ! c’est terrible. (...)