«Que se passe-t-il ? Ah… Il me semble que je m’émousse, que je me détache ou qu’on me hisse… Ma conscience perd son train habituel, celui de la réflexion ou du calcul. D’où vient cette force qui m’a placé si haut et m’y maintient ? Je ne comprends rien. Je ne la reconnais pas, je ne la localise pas. Les repères s’abolissent. […] Cette énergie inébranlable, indomptable, à l’œuvre dans l’univers, je m’absorbe en elle. » Voici, concentré, l’Éveil vécu par l’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt, égaré dans l’immensité du Hoggar. Sa nuit de feu, comme il l’appelle, se réfère à celle traversée par Blaise Pascal au crépuscule du 23 novembre 1654, le temps d’une expérience mystique que ce philosophe rationaliste gardera consignée sur un parchemin retrouvé après sa mort, dans la doublure de son vêtement. À 28 ans, Éric-Emmanuel Schmitt croit donc mourir au Sahara, or il s’éveille. De cette force avec laquelle il dit « ne plus faire qu’un », il reçoit des messages, difficiles à transcrire, tant les mots sont inaptes à traduire l’infini, l’invisible, le sens ultime. « Ils inventorient le monde, ces mots qui ont la truffe au sol, or je pénètre dans l’au-delà du monde. » Entre dissolution du moi et expansion de la conscience, ce « choc de l’étincelle », dixit le mystique Jean de la Croix, s’avère vertigineux. « S’éveiller à la présence-absence au coeur de notre être nous délivre d’une manière soudaine du mental en nous hissant au-delà de lui. Évidemment, lorsque le samedi 21 mars 1992, à 15 heures précises, ma conscience ordinaire a disparu, ça m’a paru un saut dans le vide impressionnant, tant cette découverte est abrupte et radicale », témoigne le philosophe José Le Roy, auteur notamment de L’éveil spirituel.

Mystique apocalypse

« La présence n’est entière qu’en votre propre absence », affirmait Jean Klein, musicologue et médecin, qui a enseigné la philosophie indienne de la non-dualité en Occident. L’éveil spirituel est souvent décrit comme une métanoïa, un retournement de la conscience. « Cet au-delà du moi, cet au-delà de la raison est au cœur de l’expérience de l’Éveil ! Lorsque le voile qui me séparait de moi-même et du monde s’est déchiré subitement, j’ai découvert, au centre de mon être, de ma subjectivité, cette vacuité, au sens de non-choséité, “nothingness” en anglais, une absence de choses – pas de couleur, pas de forme, pas d’âge », confie José Le Roy. L’éveillé mute d’état d’être et sa vie prend un autre sens – une autre signification et une autre direction. Ce que ça change ? « Absolument tout, s’exclame José Le Roy. Avant, je dormais, maintenant je suis réveillé. Pourtant, j’avais l’impression d’être conscient, mais c’était une conscience très limitée. Je vivais comme un personnage, identifié au corps, aux pensées, au moi narratif. Après l’Éveil, on découvre une conscience très différente. C’est le passage de la mort à la vie – une vraie naissance. Dans un autre sens, le quotidien continue, au rythme des relations, de la famille, du travail, mais c’est un quotidien transfiguré parce qu’il est vécu à partir de cet Ouvert. » Il évoque la chenille qui devient papillon... avec un nécessaire temps d’adaptation. Car l’expérience mystique transforme au plus profond. C’est cette mue que partage Thierry Janssen, chirurgien devenu accompagnant psychospirituel et fondateur de l’École de la présence thérapeutique, dans Écouter le silence à l’intérieur. « Il faudrait plutôt dire que cette expérience révèle le plus profond. Elle est comme une apocalypse (du grec “apokaluptein”, lever le voile) – une révélation, une illumination. Car l’essentiel est déjà là, caché derrière le brouhaha du mental. Il suffit de laisser émerger le silence de la conscience. Les hindous et les bouddhistes parlent d’un samadhi : un repositionnement (adhi) complet (sam) de l’être. Les chrétiens qualifient ce repositionnement de conversion », précise-t-il. De l’importance d’être guidé pour garder l’équilibre dans ce saut de conscience quantique. « Une clé pour ne pas perdre pied dans la réalité ordinaire est d’avoir une sorte de colonne vertébrale – d’enseignants, d’enseignements, de personnes qui expérimentent la même chose », souligne José Le Roy, relevant qu’il est facile, de nos jours, d’avoir accès aux informations et aux témoignages, en ligne et via les livres. (...)