L’anthropologue Frédéric Keck, spécialiste des pandémies, nous révèle les enjeux de cette crise sanitaire et décrypte la multiplication des zoonoses, maladies transmises par les animaux. En cause, la déforestation et l’élevage intensif. Son verdict :
il nous faut impérativement repenser nos comportements alimentaires,
notre rapport à la nature et revoir notre contrat animal.
Pourrions-nous commencer par définir le terme de pandémie ?
Le terme de pandémie, du grec
pan « tous » et
demos « peuple », apparaît au XIXe siècle et a été établi par des médecins anglais, lors de réflexions sur la diffusion des épidémies. Il a notamment été appliqué à la peste bubonique au XIXe siècle, à la grippe dite « espagnole » en 1918 et au VIH (virus de l’immunodéficience humaine) dans les années 1970. La pandémie serait une épidémie qui se diffuse dans le monde entier et pour laquelle l’humanité n’a pas d’immunité. La propagation de ces pathogènes s’expliquerait notamment par la mondialisation et l’accélération des transports.
Qu’est-ce qui se cache derrière le terme de Covid-19 ?
Il s’agit d’un pathogène analogue à celui qui a causé le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) en Chine en 2003. Il a très probablement été transmis par une chauve-souris. Si ce virus est somme toute bénin pour ces mammifères volants, il déclenche chez les humains des réactions immunitaires catastrophiques qu’on appelle des tempêtes de cytokines, soit une surréaction du système immunitaire. Il s’agit d’une inflammation des signaux immunitaires face à un virus inconnu.
Qui est Frédéric Keck ?
L’anthropologue Frédéric Keck dirige le laboratoire d’anthropologie sociale fondé en 1960 par Claude Lévi-Strauss. Il a réalisé des enquêtes ethnographiques sur les crises sanitaires liées aux maladies animales : ESB, SRAS, grippes « aviaires » et « porcines ». Ses recherches portent sur la bioéthique, la biosécurité, les risques alimentaires, les crises sanitaires et les catastrophes écologiques.
Donc, la Covid-19 fait partie des zoonoses. Pouvez-vous redéfinir le terme ? Et faire le lien avec le désastre écologique actuel ?
Les zoonoses sont de nouvelles maladies infectieuses transmises par les animaux, pour lesquelles nous n’avons pas d’immunité. Elles sont causées par des pathogènes qui franchissent les barrières entre les espèces, alors qu’ils sont normalement bloqués par des récepteurs à l’entrée des cellules humaines.
L’alerte aux zoonoses a commencé dans les années 1970 avec Ebola, qui provenait déjà des chauves-souris et se transmettait par les primates. Un des facteurs de l’apparition des zoonoses est la déforestation, qui conduit les animaux (chauves-souris et primates, entre autres) à se rapprocher des habitats humains. En cause également, le trafic de la viande de brousse, répandu en Afrique. En Europe, le facteur aggravant reste principalement l’élevage industriel, dont on a pu constater le rôle dans la transmission de la maladie de la vache folle. On retrouve ce rôle de l’élevage industriel dans l’émergence de la grippe aviaire en Asie. Du fait de la concentration des animaux dans les élevages intensifs, de petites mutations qui pourraient rester bénignes sont amplifiées et causent de nouvelles maladies chez les humains. Par ailleurs, le réchauffement climatique favorise également le déplacement des populations de moustiques, qui transmettent des maladies de type Zika, Chikungunya. Ces facteurs aggravants de type anthropique, dus à une action humaine, nous indiquent que nous devons revoir radicalement notre mode de vie, pour avoir une chance d’endiguer le phénomène...
Vous évoquez la nature cyclique des pandémies. Que voulez-vous dire ? Nous pouvions ainsi l’anticiper ?
Au XXe siècle, on a pu repérer un cycle de la grippe, avec celles de 1918, 1957, 1968. L’idée des virologues dans les années 1970 est donc d’anticiper la prochaine pandémie par la surveillance des populations d’oiseaux au sud de la Chine. Des systèmes de surveillance des réservoirs aviaires de la grippe ont été mis en place. Il s’agit de configurer des territoires pour qu’ils deviennent des sentinelles des pandémies. Le caractère cyclique vient des mutations des pathogènes qui sont aléatoires, avec de faibles probabilités qu’elles passent des oiseaux aux humains. Pour résumer, il est possible d’anticiper, mais pas de prévoir le franchissement des barrières entre les espèces. Dans le cas de la Covid-19, plusieurs hypothèses ont été émises : elle proviendrait du passage du virus de la chauve-souris au pangolin, qui aurait été consommé par l’homme. Et deuxième hypothèse : le virus se serait échappé des laboratoires où il était stocké depuis 2003, pour cartographier le « réservoir » du coronavirus, c’est-à-dire étudier les analogies avec ceux existants.
Vous mettez l’accent sur le fait que cette fois, le virus serait transmis par le règne animal sauvage, versus domestique. En quoi est-ce important ?
La crise sanitaire de la vache folle dans les années 1990 était liée à la consommation de bovins d’élevage, qui se contaminaient entre eux (on parlait même de « vaches cannibales »). La grippe aviaire était transmise par la volaille qui était contaminée par les oiseaux sauvages, le sauvage étant le lieu de la mutation des virus et le domestique celui de l’amplification. On retrouve ce contact entre le sauvage et le domestique avec les chauves-souris qui contaminent des animaux vendus sur des marchés. Les frontières entre le sauvage et le domestique sont brouillées par les risques sanitaires que nous connaissons aujourd’hui. Le constat est sans appel : l’idée d’un espace sauvage qui échappe à la main de l’homme se réduit.
Vous parlez d’une rupture du contrat animal. C’est-à-dire ?
La domestication du porc et de la volaille est datée par les archéologues à environ 7 000 ans avant notre ère, notamment dans le sud de la Chine. Il repose sur l’acceptation des animaux de rentrer dans l’espace de la maison à condition de recevoir des biens en retour, comme des soins et de la nourriture.
Selon le biologiste évolutionniste américain Jared Diamond, la rupture du contrat domestique entraînerait un « don létal du bétail ». Rappelons que sur le plan « biologique », quand les environnements où sont élevés les animaux sont perturbés, ces derniers vont transmettre davantage de pathogènes. Avec la révolution industrielle et l’élevage intensif, nous aurions remis en cause une stabilité « immunitaire » développée entre le règne animal et les humains. À bien regarder les chiffres, le nombre d’animaux élevés pour la consommation humaine est alarmant. Ainsi, les nouveaux pathogènes pourraient être considérés à la fois comme les signaux de la perturbation écologique et du non-respect de notre contrat animal !
Le constat est sans appel : l’idée d’un espace sauvage qui échappe à la main de l’homme se réduit.
Il va nous falloir trouver d’autres façons de répondre à cette situation. La proposition de restaurer ce contrat pourrait-elle être un début de piste ? Comment nous y prendre ?
La première étape serait, d’une part, une forte réduction de l’élevage industriel. Concrètement, il nous faut devenir des consommateurs responsables et prendre conscience que la viande n’est pas une marchandise comme les autres, mais qu’elle résulte de conditions de production très risquées et moralement problématiques. D’autre part, il faut une plus grande attention aux signaux que nous envoient les animaux. Ce qui revient à ne pas les considérer comme des marchandises, mais bien comme des êtres vivants...
Que nous faut-il retenir de cette crise sanitaire ?
La clé principale est d’entendre les mutations aléatoires des virus comme des signaux d’alerte de causalités plus globales. Si nous devions trouver du sens au confinement, ce serait celui d’une opportunité de nous arrêter pour questionner notre rapport au monde animal et à la nature. Voir plus loin que le « Stop au virus », et la seule proposition du vaccin et de l’immunité artificielle, qui nous laissera démunis face à l’apparition de nouveaux virus. Il est nécessaire de réinterroger la logique globale de notre mode de vie, et impérativement changer notre mode de consommation et de production. Par ailleurs, sur les questions sanitaires, il existe cette notion de Une seule santé, « One Health »*, qui relie santés animale et humaine pour anticiper les épidémies émergentes. Une notion qui devrait être impérativement prise en compte. À ce titre, préserver la santé humaine impliquerait de préserver également la santé de la planète, d’où des réflexions communes à mettre en place entre les médecins, les vétérinaires, les naturalistes... la clé réside dans l’alliance des compétences.
3 points à retenir
- Déforestation, élevage intensif, réchauffement climatique sont autant de facteurs aggravants des zoonoses. Ils sont de type anthropique, c’est-à-dire favorisés par des activités humaines. Un constat qui implique de revoir radicalement notre mode de vie pour avoir une chance d’endiguer le phénomène...
- Il nous faut changer nos comportements individuels, à commencer par consommer moins de viande et choisir un mode d’élevage respectueux et local. Devenir des consommateurs responsables signifie d’abord prendre conscience que la viande n’est pas une marchandise comme les autres, mais qu’elle résulte de conditions de production très risquées et moralement problématiques.
- Les nouveaux pathogènes, ou virus, pourraient être considérés à la fois comme les signaux de la perturbation écologique et du non-respect de notre contrat animal ! Rétablir le dialogue avec la nature n’a de sens que si c’est à partir des éléments qu’elle nous donne de sa transformation. Si la nature nous envoie des signaux, il faut en tenir compte et communiquer à partir des points d’alerte.
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Un monde, une seule santé, relayé par l’Organisation mondiale de la santé animale, anciennement Office international des épizooties (OIE). L’idée serait que tout le monde travaille ensemble. www.oie.int/fr