La nekyia de Jung
Une chose au moins est sûre, c'est qu'aucun auteur gnostique n'a jamais délivré d'enseignement aux morts, et pas davantage le Christ dans les Évangiles synoptiques (
« Laisse les morts enterrer les morts », Mat. 8, 22). Jamais directement au moins car on peut toujours considérer que le Christ, ou le Sauveur dans les écrits gnostiques, s'adresse à ces morts vivants que sont les êtres humains qui ne sont pas en état de recevoir la gnose salvatrice. C'est d'ailleurs là un trait commun à toutes les gnoses, païennes ou chrétiennes, que d'inverser les rapports naturels entres les vivants et les morts afin de permettre à ces
« morts » qui se croyaient vivants de renaître en esprit, fût-ce au prix d'une mort naturelle qu'ils n'ont dès lors aucune raison de redouter :
« Si vous vous dépouillez de la corruption, alors, vous deviendrez des luminaires au milieu des hommes morts » Cette même logique permit également aux gnostiques d'assimiler à une mort le séjour de l'âme en ce monde frappé de déficience, et de ce fait comparable au
«pays des ombres » qui était dans l'Antiquité celui des morts :
« Soyez donc à la recherche de la mort comme les morts qui cherchent la Vie, car à ceux-là se révèle ce qu'ils cherchent ». Mais est-ce de cela qu'il est question dans les Sept Sermons?
À l'évidence non puisque ce sont de véritables défunts qui viennent
solliciter l'enseignement d'un authentique vivant qui se trouve être l'illustre gnostique Basilide. La succession des épisodes du Livre Rouge laisse d'ailleurs penser que les morts ne se seraient pas présentés à lui en masse si le narrateur / Jung n'avait pas d'abord lui-même côtoyé la mort lors de sa descente risquée dans les profondeurs de l'inconscient. Ne l'aurait-il pas fait qu'il aurait été incapable de comprendre leur
détresse. Le scénario des Sept Sermons, et les circonstances de leur élaboration, constituent en tout cas une innovation de la part de Jung tant par rapport à l'inversion devenue traditionnelle entre vie et mort fondant la plupart des sagesses antiques, que par rapport aux divers voyages dans l'au-delà dont il pouvait avoir eu connaissance, en particulier à travers l'ouvrage d'Albrecht Dieterich qu'il possédait (Nekyia Petrusapokalypse Beitrage:zur Erklarung neuentdeckten, 1883).
Soyez donc à la recherche de la mort comme les morts qui cherchent la Vie, car à ceux-là se révèle ce qu'ils cherchent.
Au sens antique du terme toutefois la
nekyia est un rituel permettant de redonner la parole aux morts afin de bénéficier du
« savoir » qu'ils ont acquis dans l'au-delà.
Qu'ils puissent en revenir en l'absence de tout rituel est rarissime, et Platon rapporte au livre X de
« La République » le témoignage d'Er le Pamphilien, revenu comme par miracle de l'Hadès où ce qu'il a vu confirme l'enseignement platonicien. Ce cas excepté, ce sont en général les morts, à qui la vérité a été révélée, qui prodiguent un enseigne ment aux vivants comme on le voit dans la fameuse
Nekyia de l'Odyssée (chant XI) où Ulysse descend dans l'Hadès afin d'y interroger le devin Tirésias sur son sort futur. Toute descente dans l'Hadès ou aux Enfers (catabase) n'induit cependant pas qu'on s'y rende afin de recevoir un enseignement des morts, et la
nekyia elle-même peut n'être plus qu'une référence métaphorique à la sombre sagesse des survivants comme c'est le cas dans le récit très crépusculaire de Hans Erich Nossack (Nekyia. Bericht eines Überlebenden, 19471). Même si Jung n'a pas véritablement reçu un enseignement des défunts lors de sa descente dans le
« pays des morts » qu'est l'inconscient, les figures archétypiques qu'il y a rencontrées lui ont délivré un message dont il n'allait cesser de méditer la portée :
« La source essentielle de ses idées est à rechercher dans sa nekyia, c'est-à-dire dans son voyage à travers l'inconscient », conclut Henri Ellenberger.
On ne peut non plus totalement exclure que Jung se soit souvenu de
« l'étrange coutume », rapportée par Gilles Quispel, selon laquelle des sermons auraient été occasionnellement délivrés aux morts à l'époque où son père était pasteur à Bâle. Jung raconte par ailleurs dans
« Ma vie » combien il fut impressionné par son équipée nocturne sur le lac de Zurich durant laquelle son ami Alfred Œri lisait à voix haute le passage de l'Odyssée relatif à la
Nekyia d'Ulysse :
« Quant à moi, le destin me fit cadeau, comme à Ulysse, d'une Nekyia, d'une descente dans le sombre Hadès » ajoute Jung, qui fera à nouveau allusion dans Aïon à l'antique tradition
« d'une héroïque croisière nocturne et d'une victoire sur la mort ». Thème romantique par excellence - pensons au Moine au bord de la mer (1808-1810) de Gaspar David Friedrich - le
« voyage en mer de nuit » a par ailleurs été décrit par Leo Frobenius dans un ouvrage que cite souvent Jung (
« Das Zeitalter des Sonnengottes », 1904) et à propos duquel il écrira plus tard :
« La traversée nocturne de la mer est une sorte de descente aux enfers (descensus ad infernos), dans l'Hadès, un voyage au pays des esprits, donc dans un autre monde, au-delà de celui-ci, c'est-à-dire de la conscience; c'est donc une immersion dans l'inconscient. »
Peut-on de ce fait en conclure que Le Livre Rouge est
« le "livre des morts" de Jung», au risque de faire une fois encore des Sept Sermons aux morts l'épicentre de cet écrit qui n'est en rien, précise Sonu Shamdasani, un traité sur l'art de bien mourir comparable au Livre des morts égyptien ou tibétain, mais traite de l'imminence de la mort et de la façon dont
« au milieu de la vie nous sommes dans la mort ». Jusqu'où est-il néanmoins légitime de comparer l'exploration de l'inconscient entreprise au
« midi de la vie » à une descente au pays des morts, alors que la rencontre avec les figures archétypales qui s'y produit est une source de renouveau, redonnant également vie à la mémoire ancestrale de l'humanité qui cesse alors d'être un fardeau ?
Jung, qu'on sait depuis son plus jeune âge attiré par les phénomènes occultes, ne fut cependant pas seul en son temps à constater que les cloisons séparant les morts des vivants n'étaient plus aussi étanches qu'au temps où la raison d'une part, et la foi chrétienne de l'autre, interdisaient aux uns et aux autres de transgresser ces limites. Jung connaissait et appréciait l'œuvre du peintre Odilon Redon (1840-1916), hantée par des
« revenants » de toutes sortes, et celle d'Arnold Bocklin (1827-1901), bâlois comme lui et dont les toiles - L 'île aux morts en particulier - témoignent de l'atmosphère crépusculaire qui fut celle du XIXe siècle finissant. On en dirait autant des paysages énigmatiques d'Arnold Scheinberg (1874-1951) dont les autoportraits invitent le regard à plonger jusqu'aux tréfonds de l'âme humaine ; des romans de Dostoïevski (Les Démons), de Gustav Meyrink (Le Golem) et d'Alfred Kubin dont le récit intitulé L'autre côté (Die andere Seite, 1909) impressionna beaucoup Jung qui disait y voir
« une anticipation prophétique de l'explosion des forces volcaniques qui a lieu de nos jours ».
C'est un trait commun à toutes les gnoses que d'inverser les rapports naturels entres les vivants et les morts.
Plus largement encore, c'est le cinéma expressionniste allemand dont l'esthétique fortement contrastée et les personnages - meurtriers demi-fous, vampires, revenants et nécromants - sont autant de coups de couteau portés sur un monde qu'on sent envahi, possédé par toutes sortes de démons issus des profondeurs de l'inconscient humain :
« L'art expressionniste a prévu et prophétisé cette orientation, car d'avance l'art saisit toujours intuitivement les orientations futures de la conscience. » Aurait-on sans cela ausculté avec autant d'insistance la paroi, elle aussi fragile, séparant le démoniaque et le démonique ? Qui en son temps, hormis Thomas Mann et Stefan Zweig, fut plus que Jung sensible à cette ambiguïté du daïmon ?
Ce n'est toutefois pas le phénomène paranormal en tant que tel qui dans Les Sept Sermons retient son attention de psychologue désireux d'annexer de nouveaux territoires à la jeune science qu'il est en train d'élaborer. Satisfaite ou pas, cette ambition scientifique est ici dépassée par l'émergence incontournable de faits insolites qui demandent moins une explication qu'une réponse, adaptée à la détresse qu'ils rendent manifeste.
Une urgence absolue qu'esquivent les détracteurs de Jung renonçant comme Richard Noll à déchiffrer le message contenu dans ce texte, apportant à ses yeux la preuve d'une compromission irrécusable et inexcusable avec les aspects les plus ténébreux de la psyché. Une répulsion viscérale en guise de critique qu'on retrouve à peu près identique chez Philippe Muray, fasciné par
« les extraordinaires reportages de saint Irénée de Lyon ou de saint Épiphane sur les officines gnostiques des premiers siècles chrétiens » - et lui-même plus ou moins gnostique par son exécration du monde moderne ! - mais voyant en Jung
« le Cagliostro de Freud » et l'un des plus inquiétants représentants d'un siècle nécrophile féru de spiritisme et d'occultisme. Que penser dès lors de Sartre mettant en scène dans Les Mouches (1943) le retour annuel des morts pleins de ressentiment venus harceler les vivants! Ce scénario, issu de traditions et croyances anciennes diverses, met en fait en lumière la crainte des vivants face à une invasion des morts qu'ils ne pourraient plus endiguer, et qui viendraient leur demander des comptes sur leurs actes passés. Une menace dont Jung dit avoir senti la présence, sans pour autant que les morts aient en ce cas précis cherché à prendre le contrôle sur les vivants. Bien au contraire, et c'est là toute l'originalité des Sept Sermons aux morts, cet
« étrange poème pseudo-gnostique » dont Christian Gaillard écrit :
« En fait, si poème il y a, il est au second degré, puisqu'il s'agit en l'occurrence d'une sorte de pastiche de la littérature gnostique, ce que Jung souligne expressément en le signant non pas de son nom, mais "Basilide d'Alexandrie" » Est-ce si sûr qu'il ne s'agisse que d'un
« pastiche » ?
Au nom de Basilide
Que cet enseignement libérateur ait d'abord été confié par Jung au gnostique Basilide ne relève sans doute pas d'un pur hasard. Si l'on s'interroge sur les raisons de cette attribution, c'est que Jung n'a jamais par la suite manifesté un intérêt particulier pour Basilide, ni cherché à en approfondir la pensée, grandiose mais relativement plus pauvre en images archétypales que celle d'autres gnostiques plus souvent cités. Conscientes ou inconscientes, les raisons possibles de ce choix restent donc autant d'hypothèses qui, si elles étaient avérées, devraient être prises en compte dans l'interprétation des Sept Sermons. Pourquoi pas Basilide d'ailleurs, étant donné que l'enseignement qui est le sien dans les Sermons n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'ont transmis les hérésiologues ? C'est là un argument a minima qui laisse insatisfait, tout comme l'idée que Jung ait pu vouloir tromper son monde et se soit diverti de cette facétie (A.Jaffé). Quant à l'hypothèse de Richard Noll selon laquelle Jung aurait cherché à faire croire que les Sermons ont été écrits par un habitant de Bâle aux temps très anciens où elle se nommait Basilea, elle est à peine plus crédible et n'éclaire surtout en rien le contenu
« gnostique » des Sept Sermons.
Alexandrie et sa région peuvent être considérées comme le berceau de l'hermétisme et de l'alchimie gréco égyptienne.
Or, c'est bien cela le plus important, et l'on peut simplement supposer que Basilide incarnait à cette époque aux yeux de Jung ce que l'attitude gnostique avait de typique, comme l'a montré Gilles Quispel dans son article
« L'homme gnostique : la doctrine de Basilide » où il développe une vision de la gnose en tant qu'expérience intérieure non pas nécessairement vraie mais
« sincère et authentique », très proche de celle de Jung qu'il ne cite pourtant jamais.
Parmi les conjectures les plus probables figure le fait que Basilide a exercé à Alexandrie -
« où est né le concept d'Abraxas » (Gilles Quispel) - ville où l'Orient a en effet rencontré l'Occident; autant dire, en termes psychologiques, au confluent du conscient et de l'inconscient. Une ville souvent représentée comme un
« creuset » où se sont mêlés les peuples et les croyances dans un climat spirituel que certains jugent décadent, d'autres florissant :
« Creuset, foyer, mortier, haut fourneau, alambic où se mêlent, se distillent, s'infusent et se transfusent tous les ciels, tous les dieux, tous les songes : Alexandrie au IIe siècle », écrit Jacques Lacarrière. Une ville devenue mythique dont le roman de Lawrence Durrell Le Quatuor d'Alexandrie (1957-1960) a renouvelé pour nous la magie, et où l'on sait qu'est devenue réalité la proximité de la gnose et de l'alchimie mise au jour par Jung puisque Alexandrie et sa région peuvent être considérées comme le berceau de l'hermétisme et de l'alchimie gréco égyptienne. Mais on ne parlerait pas si souvent de
« creuset » si on ne supposait aussi que le syncrétisme alexandrin soit parvenu à produire un
« or » culturel et spirituel dont pourrait s'inspirer le monde contemporain en mal d'unité ; syncrétisme mis en scène de manière souvent chaotique dans Le Livre Rouge où se côtoient l'Ancien et le Nouveau Testament, la sagesse indienne des Védas et des Upanishad, les mystères païens et chrétiens. Sachant très bien qu'Alexandrie a sans doute été le carrefour géographique où les idées gréco-égyptiennes et indiennes ont effectivement pu se rencontrer et parfois fusionner, Jung a néanmoins privilégié l’hypothèse qu'une
« croissance autonome et spontanée » ait pu favoriser l'émergence simultanée, en Orient comme en Occident, d'un même type d'idées.
Françoise Bonardel,
Jung et la Gnose, éditions Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2017