Lors d’une transe
chamanique au
tambour, je me trouve
au centre du cercle.
Ma démarche s’alourdit,
mon centre de gravité
s’abaisse, comme si j’étais soudain dotée
d’un arrière-train. Je sens une chaleur remonter
le long de ma colonne vertébrale, envahir
mes épaules et mes bras, ma mâchoire semble
littéralement s’allonger. De mes tripes monte un
son guttural, animal… Je suis devenue une grosse
mère ourse, comme celle du film de Jean-Jacques
Annaud ! Je précise que je suis plutôt mince. J’assiste,
comme dédoublée, à ma métamorphose,
sans pouvoir en rien intervenir… Puis retour
à la normale, à un détail près : une sensation de
puissance, de présence, émane de mon être.
Ma première rencontre avec mon animal totem,
une mère ourse brun, date de 1993. Un animal de
pouvoir qui m’accompagne encore aujourd’hui !
Depuis, j’en ai rencontré d’autres, au fil des cercles
chamaniques, qui jouent chacun un rôle important.
J’ai appris à tisser des liens avec eux, et à écouter
leurs messages. Nul besoin de vivre en nature
sauvage. Je suis citadine, et pourtant leur présence
se manifeste avec constance, et pertinence. L’animal
totem rencontre aujourd’hui un engouement
croissant. De quoi s’agit-il exactement ? Pourquoi le
contacter et comment ? Sa présence peut-elle vraiment
nous guider au quotidien ?
Un lien avec
le monde invisible
« Derrière l’aigle, l’ours, le bison, mais aussi la sauge,
ou le cristal, il y a un esprit, dans la tradition chamanique.
C’est le grand Mystère qui à travers eux
s’exprime dans ce monde visible », rappelle le philosophe
Jean Proulx. Ainsi, les Amérindiens
attribuent un esprit à tous les êtres qui peuplent
l’univers, de l’animal aux plantes, aux pierres ; c’est
tout l’environnement qui est empreint de spiritualité.
Quand l’un d’eux rencontre un ours dans une quête de vision, par exemple, il ne s’agit pas seulement
de l’animal poilu qui lui fait face, mais de
l’esprit qui a pris la forme de l’ours pour lui parler.
« Le Grand Esprit parle constamment à travers les
éléments naturels et les animaux », écrivait Paule Lebrun,
fondatrice de l’école Ho Rites de passage.
La pratique chamanique nous enseigne qu’il existe
une réalité plus profonde que notre monde visible
et tangible.
« Dans ces dimensions cachées, il existe
des esprits bienveillants qui éprouvent une compassion
et un amour profonds pour nous », rapporte
Sandra Ingerman, thérapeute et pratiquante chamanique.
Dans toutes les sociétés indigènes,
avoir des esprits alliés animaux est une tradition de
longue date. En Amérique du Nord, par exemple,
les habitants d’un village peuvent tous appartenir
au clan de l’Ours. Toutefois, chacun peut avoir individuellement
un esprit animal différent, tel que
le daim, le blaireau, le renard.
En créant des espaces
de rencontres réguliers nous pouvons développer un lien avec notre animal.
Un esprit à notre service
Chaque animal totem est porteur d’un pouvoir
« médecine » ou de guérison, comme l’appellent
les chamanes, d’une force qu’il va nous transmettre.
Pour Denise Linn, membre active de la nation cherokee l’animal allié est censé nous procurer guidance
et protection au même titre que les anges, les
guides spirituels.
« Certains nous sont plus familiers,
comme l’aigle, l’ours, la tortue ou le cerf par exemple »,
ajoute Else Orève, enseignante chamanique formée
à la FSS – Foundation for Shamanic Studies.
D’autres nous sont plus étrangers.
« La loutre est
venue à moi lors d’un voyage chamanique », se souvient, avec émotion, Milaya Lodron, praticienne chamanique formée au Systemic Ritual. «
Soyeuse et gracieuse, à l’aise dans les deux éléments féminins, la terre et l’eau, la loutre est un important animal totem druidique et représente dans cette tradition la féminité, la joie, le jeu ». Tout le règne animal est porteur d’un pouvoir, il n’y a pas d’exception ; les animaux totems incluent oiseaux, poissons, reptiles et même les insectes.
Si un animal totem ou de pouvoir veille sur nous toute notre vie durant, il est toutefois possible d’en avoir plusieurs. Chacun semble dédié à un secteur, un aspect de notre vie, que ce soit pour nos relations, ou encore notre créativité. Praticienne de Muvement Medecine, une pratique chamanique en mouvement, Émilie reçoit régulièrement la visite d’une panthère noire,
« qui m’insuffle
de la sensualité, une forme d’animalité dans mon rapport amoureux, alors que je suis très cérébrale ». Chacun de nous peut tirer profit d’une prise de contact avec son animal totem. Pour Denise Linn :
« En travaillant avec un allié animal, l’un des grands bénéfices est l’aide qu’il vous apporte dans la perception de ce qui se passe réellement autour de vous ; vous verrez que votre instinct et votre intuition augmentent ».
Contacter
son animal totem
Rencontrer son animal de pouvoir peut se faire de différentes façons. Dans la tradition lakota, la quête de vision (ou hamblechia), puissant rite de passage qui consiste à partir seul dans un lieu de grande nature, offre un espace favorable.
« Depuis que nous faisons des quêtes de vision, nous avons entendu beaucoup de récits de rencontres avec l’ours, le coyote, la libellule, l’oiseau », rapporte Paule Lebrun. Son témoignage le plus frappant est celui de ce participant qui avait perdu son fils et qui n’arrivait pas à faire son deuil et à se relever. Au deuxième jour de sa quête, un ours immense vient à sa rencontre, qui gronde et le regarde ; le sentiment de danger imminent va le sortir de la torpeur dans laquelle il était prisonnier. Lui faire face va lui demander de choisir… la vie ! Le cœur battant littéralement la chamade, il tape dans ses mains pour le faire partir : ce dernier le regarde longuement ; et s’en retourne… Quel que soit l’animal, les rencontres sont marquantes et souvent éprouvantes. Lors de son initiation aborigène, Denise Linn doit vérifier à quel clan elle appartient, avant de recevoir son enseignement. Recouverte de terre poudreuse rouge et ocre jaune, elle va s’aventurer seule dans le bush. Avec comme seule recommandation
« Assieds-toi dos contre un eucalyptus, et attends de voir quel animal va t’approcher ». Les heures passent, la jeune femme traverse fatigue, chaleur écrasante, nervosité intense, partagée entre la crainte que rien ne se passe ou celle de se faire dévorer par une bête sauvage… Quand un corbeau s’approche d’elle en sautillant, si près qu’elle aurait pu le toucher. L’ancien confirmera
« ça y est ! Tu es du clan du corbeau, je peux commencer à t’enseigner ! »
Il existe d’autres manières
« moins radicales » d’accéder aux dimensions cachées et de contacter les esprits apportant une guidance spirituelle. Le voyage chamanique accompagné au tambour est la méthode la plus communément employée. C’est en état de conscience modifiée, une fois posée l’intention de le rencontrer, que l’animal se présente. La consigne est de
« voyager », les portes sensorielles grandes ouvertes, c’est-à-dire en prêtant attention aux sons, odeurs, etc.
« L’animal, quand il se présente, vient avec des propositions d’aide, des façons de faire qui témoignent de sa spécificité, en réponse à vos questions », explique Milaya Lodron.
La nature est également une porte donnant accès à ce monde.
« Une autre façon de découvrir votre totem est de passer du temps seul en nature. Pour obtenir des indices, contemplez, observez votre environnement votre animal peut surgir dans la forme d’un rocher, d’images qui se forment dans les nuages, d’une écorce d’arbre », nous invite Milaya Lodron. Parfois, il se montre. Vous pouvez être survolé par une buse, une chouette, être entouré d’une nuée de papillons, surprendre furtivement une biche…
« Alors que mon histoire d’amour tournait vinaigre, je rencontre en pleine forêt, une biche blessée, avec qui nous échangeons un long regard. J’ai su que c’était
moi, et qu’il fallait que je parte »,
partage, encore très émue, Virginie.
Plus tard, lors d’un voyage de guérison
au tambour, la biche se présentera
à nouveau, confirmant ce qu’elle avait
pressenti.
« Un totem peut également
apparaître en rêve. Pour l’identifier,
observez si l’un d’eux vous visite régulièrement
», suggère Denise Linn.
Décrypter
ses messages
Une fois admises nos capacités à communiquer
avec le monde invisible, sur le
plan spirituel, comment être sûr que nous
ne sommes pas le jouet de notre imagination
? Quand un esprit animal vous
visite, cette
« rencontre spéciale » est loin
de vous laisser indifférent, c’est tangible,
même si cela reste mystérieux.
« Vous êtes
comme visité, ému… Une fois l’animal reparti,
la sensation d’étrangeté de sa présence perdure »,
précise Else Orève. Les raisons en sont simples.
Que la rencontre se passe sur le plan physique,
ou lors d’un voyage chamanique, elle s’opère également
dans le monde de la psyché… Pour Paule
Lebrun :
« Dans le monde psychique de la personne
va se tisser un ensemble d’images, de rêves et rêveries,
de mémoires et de significations de cette rencontre.
Elle vient d’être “touchée” par l’esprit de l’animal ».
La plupart du temps, bien que dans l’immédiat,
le
« voyageur » n’en tire aucune signification
consciente, l’inconscient, lui, est mobilisé… L’enjeu
est d’en comprendre les messages ! Une partie
du travail va être de rendre conscientes toutes
les implications de cette rencontre.
« Il n’existe
pas de protocole précis, l’invitation est de vous poser
intérieurement la question : que vient-il me dire,
quelle qualité m’offre-t-il ? », ajoute Else Orève. Si
la dimension symbolique joue un rôle bien sûr,
l’essentiel est de trouver un sens par vous-même.
D’autant plus que la signification symbolique de
chaque totem peut considérablement varier. Prenez
la chouette, représentant la sagesse profonde
pour les Amérindiens, elle est messagère de mort
et des ténèbres en Nouvelle-Zélande…
Fiez-vous à votre intuition, pour explorer son
message dans votre réalité personnelle. Faites
des recherches sur les modes de vie de l’animal
avec lequel vous vous sentez une appartenance.
Comme en témoigne Milaya Lodron, pour qui la rencontre avec la loutre a ouvert de nouveaux
champs,
« je n’avais jamais vu une
loutre et il fallait que j’aille à sa rencontre. Sa
présence m’a incitée à nager dans des eaux de
torrent et de lac et à apprivoiser le froid. Dans
un sens figuré, elle m’a appris à ne pas avoir froid
aux yeux et tout cela d’une manière enjouée.
Concrètement, elle m’a appris à oser plonger et
traverser des situations qui normalement m’auraient
fait reculer. »
En passant du temps,
en créant des rencontres régulières, nous
développons un lien avec notre animal.
Alors, même en pleine ville, peut surgir
à un moment clé de notre vie, un ours,
un tigre, sur le t-shirt d’un voyageur
du métro, sur une affiche… Y prêter
une attention particulière peut favoriser
notre connexion avec les forces
mystérieuses qui nous entourent, et nous
ouvrir à la profonde sagesse de la nature,
dont nous ne sommes pas séparés.
C’est ce que nous souffle notre animal :
« Les esprits de la nature sont partout ! »
Ce rappel essentiel est peut-être une
des raisons de l’engouement actuel pour
cette quête.
Hommage à
Michel Harner
Fondateur de la Foundation
for Shamanic Studies, Michael
Harner est décédé le 3 février
2018. Anthropologue américain
spécialiste du chamanisme
traditionnel et de la pratique
du chamanisme moderne,
il a étudié et pratiqué chez
des peuples autochtones du
monde entier dès la fin des années
1950. Initié à la pratique de
ces peuples, il a ainsi découvert
que les techniques utilisées
partout sur Terre ont la même
racine, comme il l’explique dans
son ouvrage La Voie du Chamane,
édité chez Mama Éditions.