Magique, mystique, initiatique, karmique... Il arrive que l’amitié fasse vibrer l’âme autant que le cœur. En ces temps de froidure existentielle et de délitement des liens, ces « âmitiés » extraordinaires sont tel un phare dans la nuit.
Elles entretiennent la flamme et l’« en-vie ».
«
Sans amis, personne ne choisirait de vivre », confessait Aristote. Selon son Éthique, l’amitié est une vertu majeure : elle constitue le lien affectif essentiel au bonheur. Dans sa forme exemplaire, non intéressée, elle est le ferment de notre humanité. C’est à Aristote que l’on doit l’idiome
philia, l’un des degrés de l’amour théorisés durant l’Antiquité. «
La philia
représente un idéal très élevé de l’amitié. Elle désigne une relation d’estime, un lien exceptionnel entre élus. Cette amitié exprime la noblesse d’âme et le don de soi, une forme d’altruisme mutuel », souligne le psychanalyste Saverio Tomasella dans son livre
Ces amitiés qui nous transforment(1).
Car oui, loin de la tiédeur et du miroir aux alouettes des liens virtuels (dire que Voltaire regrettait déjà en son temps la fadeur des relations amicales !), existent des amitiés véritables qui nous transforment, nous transportent et nous transcendent. «
Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores », poétisait René Char. Ces amitiés précieuses permettent d’être allègrement et librement qui nous sommes, dans une époque qui n’a de cesse de nous conformer ou de nous séparer. Bernard Pivot s’en fait l’écho dans son nouveau livre,
Amis, chers amis, savoureux éloge de l’amitié. Entre anecdotes personnelles et réflexions universelles, il évoque cette complicité intangible qui unit mystérieusement les êtres, dans le bonheur comme dans l’adversité : «
L’amitié est un sentiment muet, même s’il unit deux bavards », partageait-il dans l’éloge funèbre à son ami l’éditeur Jean-Claude Lattès...
Avoir de bons amis et avancer avec eux n’est pas être à moitié sur la voie bouddhique, c’est l’être entièrement !
Prodigieuses
Nietzsche et Wagner, Rilke et la princesse von Thurn und Taxis, Churchill et Chaplin, Sollers et Barthes... «
Parce que c’était lui, parce que c’était moi » : parmi les nombreuses amitiés célèbres qui ont traversé les temps, celle qui unit Montaigne à La Boétie est l’une des plus emblématiques. Dans ses
Essais, Montaigne lui dédie un chapitre sur l’amitié. Il y révèle l’évidence de ce lien, la magie du coup de foudre amical, la puissance d’éveil d’une telle osmose. On peut tomber en amitié ! Cette étrange force d’attraction relie dans l’invisible les âmes amies, parfois même en amont de la rencontre. «
En l’amitié dont je parle, [nos âmes] se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. [...] Il y a je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, écritil. Ainsi va l’amitié. Elle est féconde lorsque la rencontre qui l’inaugure se révèle fertile », précise Saverio Tomasella. Dans
L’amie prodigieuse, Elena Ferrante s’inspire ainsi de son histoire pour narrer le génie ineffable qui préside à nos plus fidèles amitiés. Évoquant l’instant d’éternité qui, au travers d’un défi partagé, scelle l’amitié entre ses jeunes héroïnes, elle écrit : «
Elle s’arrêta pour m’attendre et quand je la rejoignis, me donna la main. Ce geste changea tout entre nous, et pour toujours. » Alors, être amis à la vie, parfois à la mort. Portant haut l’idéal de l’amitié, le poète André Chénier scandait : «
Au repos d’un ami sacrifier le sien ! » Il incarnera cet adage à l’extrême... Bien que favorable à la Révolution, il prend position contre la politique de Robespierre. Pour sa sécurité, il quitte Paris. Mais le 7 mars 1794, lorsque Émilie-Lucrèce d’Estat risque d’être guillotinée, comme l’ont été ses proches, Chénier revient à Paris et va au-devant des officiers chargés de l’arrestation de son amie pour lui sauver la vie et lui permettre de fuir. Chénier, lui, sera guillotiné... Les récits de guerre et d’épreuves humaines sont émaillés de ces amitiés transcendantes, où l’autre passe
de fait avant soi.
Célestes
Quand elle fait vibrer les âmes au diapason, l’amitié peut aussi être une voie de perfection spirituelle (dans l’humour et dans l’amour, d’ailleurs !). «
Il existe, il est vrai, des frères qu’unit une même parenté divine, des amis que rassemble le même voisinage d’en haut », clamait Avicenne. Jacqueline Kelen a consacré un livre à ces amitiés célestes, mystiques, où l’affinité des âmes est doublée d’une affection sincère, unissant par exemple Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, Érasme et Thomas More, ou encore Simone Weil au père Joseph-Marie Perrin. «
C’est un voyage au long cours, une montée vers le ciel », résume l’auteure. Terrestres, ces amitiés célestes matérialisent l’amour divin. De tels liens amicaux, nourris de sens, sont encouragés par les spiritualités. Pour le bouddhisme, par exemple, l’amitié fait partie de la Voie. (...)