Notre usage frénétique du numérique n’est pas sans danger, tant pour l’environnement que pour notre santé, y compris mentale. La sobriété numérique pourrait bien être la seule option pour notre avenir. Il nous faut sans tarder relever ce défi et faire évoluer nos habitudes dans ce domaine.
En tout premier lieu, vous pointez une extension alarmante du « tout-numérique » dont nous ne sommes pas conscients. C’est-à-dire ?
Pour la majorité d’entre nous, le numérique est perçu comme « virtuel » par rapport à nos usages, et donc immatériel. Nous ignorons tout de la réalité du coût numérique pour la planète et les humains. Savez-vous qu’autour de chaque serveur, il existe des centaines d’équipements terminaux ? Ceux des utilisateurs, vous, moi... Un simple inventaire est particulièrement parlant ; à savoir smartphones, ordinateurs, tablettes, objets connectés, box, antennes... Cet univers est constitué d’environ 36 milliards d’appareils. C’est vertigineux ! Or la rapidité du taux de croissance est alarmante ; cet univers croît à grande vitesse et sa taille sera multipliée par cinq entre 2010 et 2025, avec une augmentation inévitable des impacts négatifs, tant sur le plan écologique que sanitaire et comportemental.
Au registre des sonnettes d’alarme à tirer, vous nous rappelez que le numérique n’est pas une ressource illimitée. Vous évoquez même un épuisement dans à peine 30 ans ! Pouvez-vous préciser ?
Le numérique, pour sa fabrication et son fonctionnement, réclame matériaux et énergie. Au rythme où nous consommons actuellement la ressource numérique, son épuisement est inéluctable... peut-être même dans un avenir proche, une trentaine d’années, à peine. Pour information, la fabrication d’un smartphone nécessite 40 à 60 matériaux, essentiellement des métaux (fer, nickel, argent, or, étain) qui ne sont pas illimités. Ce sont des ressources non renouvelables.
Or nous sommes actuellement totalement dépendants du numérique, tant sur le plan personnel que professionnel, et collectif. Nous devons anticiper. Nous sommes à un moment de l’histoire où, par déni ou inconscience, nous accélérons l’effondrement en cours et dégradons les conditions de vie des générations futures.
Qui est Frédéric Bordage ?
Spécialiste français du numérique responsable, expert indépendant et conférencier, il a créé en 2004 le collectif des experts de la sobriété numérique GreenIT.fr, du numérique responsable et de l’écoconception de service numérique. Depuis 17 ans, il œuvre pour réconcilier numérique et développement durable.
Selon vous, les effets délétères du numérique concernent autant l’environnement que la santé, et plus largement la condition de notre humanité. Vous pointez en premier lieu nos dépendances numériques ?
Les deux sont liées, la production effrénée et nos dépendances aux écrans ! Je me suis penché sur la question de cette addiction, et les différentes recherches qui y ont trait. Notre dépendance n’est pas due au hasard, mais au fait que les acteurs du numérique, les fournisseurs de contenus et concepteurs de réseaux sociaux exploitent le circuit de la récompense. Ainsi, design et ensemble de motifs déclenchent inconsciemment dans notre cerveau un mécanisme physiologique, en libérant un flot d’endorphines. Ces hormones du bonheur sont à l’origine de sensations agréables comme le plaisir, la satisfaction. Ce qui entretient notre addiction aux réseaux sociaux et plus largement aux écrans. Nous sommes face à un problème éthique. On aurait déjà dû légiférer, comme pour les images interstitielles dans les pubs : nous sommes là aussi dans le cas d’une manipulation de masse volontaire.
Par ailleurs, les risques sur notre santé mentale sont bien réels. La quantité d’informations à gérer étant sans cesse croissante et multipliée par les différentes plateformes numériques, la surcharge cognitive est une véritable menace. Si ce fonctionnement est adapté aux ordinateurs, c’est une catastrophe pour le cerveau humain, qui gère les situations et prend des décisions de façon holistique et séquentielle. Ce qui pourrait expliquer l’augmentation du nombre de burn out.
Sur le plan sanitaire, l’expansion du numérique va de pair avec la question de la 5G, et son impact sur la santé. Quel est votre point de vue ?
La 5G est le symptôme d’un monde numérique pressé et sans limites. Si elle fait débat, c’est que la société civile ne comprend pas les raisons du déploiement de cette technologie sans attendre le résultat d’études sur les impacts sanitaires et environnementaux. Nous baignons déjà dans un flot d’ondes aux effets nocifs avérés sur le corps humain, notamment par des effets d’échauffement et de modification de la conductibilité électrique. La 5G catalyse cette crainte. D’autant plus que la 5G propose un débit de 150 Mbit/s nettement plus élevé que l’ADSL, qui répond déjà à tous les besoins des foyers. Quel intérêt de disposer de 10 à 500 fois plus de débit dans sa poche ? Le principe de précaution nous enjoint la sobriété à cet égard. Sans compter la mise au rebut prématurée de millions d’appareils 4G parfaitement opérationnels.
Vous préconisez la création d’oasis de sobriété numérique. De quoi s’agit-il ?
Cette démarche vise un usage raisonnable parce que raisonné du numérique au quotidien, et une conception plus sobre des services numériques. Derrière le terme d’oasis se cache la notion de poches de résistance. De nombreuses personnes travaillent déjà à mettre en place des solutions concrètes pour faire de la sobriété numérique non plus une posture « marginale », mais une posture « standard ».
Notre avenir va nous demander d’être ouverts et ingénieux, en mariant low et high-tech, et en dépassant un mode de pensée binaire.
En haut de la liste des gestes vertueux, vous recommandez sans délai de s’équiper différemment.
Petit rappel : l’appareil le moins polluant est celui qu’on ne fabrique pas. La sobriété numérique repose sur deux notions fondamentales : une fabrication moindre et un usage plus durable. Nous devons, d’une part, éviter de nous suréquiper et mutualiser nos équipements. Et d’autre part, pour faire en sorte que nos appareils durent plus longtemps, nous devons opter pour le réemploi. Le reconditionnement est la clé : quand un appareil ne fonctionne pas, nous pouvons le rapporter chez un spécialiste du reconditionnement et devenir un acteur engagé de la sobriété numérique. Lorsque nous préférons des objets neufs à ceux reconditionnés, nous sommes les premiers leviers de l’obsolescence programmée.
Que signifie concrètement réduire son empreinte numérique ?
L’enjeu est de ne pas déclencher l’obsolescence des terminaux, du réseau et des centres informatiques. Nous n’avons pas le choix, il nous faut désapprendre certains de nos mésusages numériques. En commençant par éteindre dès que possible nos box (modem et boîtiers télé), après tout, nous le faisons bien avec la lumière ! Elles consomment nettement moins d’électricité lorsqu’on les utilise seulement quand c’est utile. Il existe de nombreuses astuces : par exemple une multiprise à interrupteur que le dernier à aller se coucher éteint. L’autre défi est de réduire la quantité de données dans les tuyaux. Il s’agit de se réapproprier l’outil numérique en changeant notre façon de l’aborder. L’idée n’est pas de s’interdire les services en ligne, mais de les utiliser quand ils sont indispensables. Par exemple, préparer son déplacement en amont plutôt qu’utiliser Google Maps, ou télécharger un film avant son voyage en train plutôt que de le visionner en 5G. Réduire la quantité de données stockées doit devenir un réflexe, comme supprimer les vidéos, trier ses photos, désinstaller des applis que vous n’utilisez pas...
Selon vous, construire un avenir numérique durable passe par un mariage entre low et high-tech. Pourriez-vous nous expliquer ?
Cette quête de sobriété numérique heureuse ne consiste pas à se transformer en décroissant technophobe ni à se contenter d’être un geek technophile. Notre avenir va nous demander d’être ouverts et ingénieux, en mariant low et high-tech, et en dépassant un mode de pensée binaire. La démarche consiste à apporter une vision équilibrée, que nous appelons la
slow tech. À faire dialoguer décroissance et
start-up nation. L’idée principale est d’utiliser le numérique uniquement lorsque c’est nécessaire et en complément d’autres moyens pour économiser cette ressource critique, et sans s’intoxiquer. Avec toujours en tête une dimension humaine ; la bienveillance, l’éthique, l’inclusion, le respect de la vie privée...
3 points à retenir
1. En France, la fabrication des équipements représente environ 80 % des impacts. La production de l’électricité induit les 20 % restants. Cette production est fortement nucléarisée et entraîne une très grande consommation d’eau douce, notamment l’eau dite « perdue » par évaporation dans les tours de refroidissement des centrales.
2. Autres problèmes que l’on ne peut plus ignorer aujourd’hui : la fin de vie de nos appareils et la manière dont ils sont collectés et recyclés, qui portent atteinte à l’environnement. À l’échelle mondiale, seulement 17 % de nos déchets électroniques sont correctement traités. Or la quantité de nos déchets numériques a augmenté de plus de 21 % ces dernières années. En 2019, les chiffres atteignaient plus de 53 millions de tonnes au niveau mondial.
3. La question du recyclage illégal qui se pratique surtout en Afrique et en Asie est devenue incontournable, sur le plan environnemental. Concrètement, 70 % des déchets numériques font l’objet de trafics, ce qui signifie qu’une partie considérable des métaux lourds contenus dans nos objets connectés finissent dans des sols de décharge à ciel ouvert...