Une enfance pas comme les autres
Concrète et allant toujours droit au but : c’est la marque de fabrique de Temple Grandin. Ses difficultés d’autiste à être « sociable » ? Elle en a fait une force. Comme elle le dit elle-même : «
Passer des heures à papoter au café m’ennuierait prodigieusement. Ce que j’aime, c’est faire des choses. » Née aux États-Unis en 1947, elle est l’aînée d’une famille de quatre enfants. Les premiers signes de l’autisme se manifestent dès l’âge de 6 mois. Sa mère remarque qu’elle devient moins tendre et se raidit lorsqu’elle la prend dans ses bras. Temple développe de nombreux autres symptômes : elle est fascinée par certains objets, a du mal à gérer plusieurs stimuli en même temps, est hypersensible au contact humain ainsi qu’aux bruits, et a surtout de grosses difficultés à communiquer. Elle commence à parler à l’âge de 3 ans et demi.
Dans son livre autobiographique
Ma vie d’autiste, Temple explique qu’elle comprenait ce que les gens disaient mais «
les mots ne sortaient pas ». Elle se décrit comme une enfant «
bizarre, destructrice, colérique [avec un] tempérament violent », ne s’intéressant pas beaucoup aux autres enfants et préférant se refugier dans son monde intérieur. Son sens de l’auto-observation est impressionnant. En dépit de ses nombreux handicaps, elle va à l’école. Si elle rencontre des difficultés dans certaines matières comme l’anglais et les mathématiques, elle excelle dans tout ce qui a trait à l’art et à la créativité. C’est durant cette période que, pour la première fois, elle se met à rêver d’une machine «
magique » qui pourrait lui apporter «
une stimulation tactile intense et agréable à son corps ». Car les contacts humains lui sont difficiles. Elle ne supporte pas d’être touchée et aspire pourtant à cette tendresse si redoutée. À ce sujet, elle explique : «
Notre corps crie son envie de contact humain, mais au moment où il se produit, nous reculons de douleur et de confusion. Il m’a fallu vingt-cinq ans pour réussir à serrer la main et à regarder quelqu’un en face. »
L’adolescence est pour elle une période particulièrement difficile. «
J’ai été moquée et chahutée », insiste-t-elle. Colérique et impulsive, elle est renvoyée de son établissement. Elle ne le sait pas encore, mais cet événement est une chance pour elle. Sa mère, dont le soutien est infaillible, l’inscrit à la Mountain Country School. Située en pleine nature, cette école a été créée pour conduire les enfants doués vers la réussite par une pédagogie personnalisée. Mais Temple n’arrive toujours pas à établir de relations avec ses camarades. Ces derniers la surnomment «
Tas d’os », «
Obsession » ou encore «
Magnétophone » à cause de sa tendance à répéter les mêmes phrases. «
À cette époque, la seule bonne chose dans ma vie, c’était les chevaux, je les montais, j’en prenais soin, ils
étaient ma vie », explique-t-elle. Grâce à M. Brooks, professeur de psychologie, elle étudie le comportement des animaux. Elle fait ensuite la connaissance de M. Carlock, qu’elle appelle son «
sauveur ». Il oriente Temple vers des projets constructifs. «
Il n’a pas essayé de m’attirer vers son monde, mais il est entré, au contraire, dans le mien » analyse-t-elle dans
Ma vie d’autiste.
Notre corps crie son envie de contact humain, mais quand il se produit, nous reculons de douleur.
Le tournant
À son contact, Temple se sent rassurée sur sa valeur et commence à avoir envie de réussir. Elle se met à travailler. Au cours de sa scolarité, sa mère l’envoie passer ses vacances chez sa tante qui possède un ranch en Arizona. Pour l’adolescente, c’est un tournant. «
Je vivais depuis ma naissance sur la côte est et quand j’ai découvert l’ouest pour la première fois, j’ai aimé les gens, le ranch. Et j’ai vraiment aimé les vaches », se souvient-elle. Lors de ce séjour, l’adolescente découvre un appareil qui suscite sa curiosité : une trappe à bétail. Les éleveurs s’en servent pour maintenir les bêtes de façon à pouvoir les vacciner. Elle remarque que les animaux, nerveux au début, semblent se détendre une fois à l’intérieur. Fascinée par cette sérénité, Temple décide, avec l’autorisation de sa tante, d’essayer l’appareil pour voir si la pression lui procure à elle aussi l’apaisement qu’elle recherche tant. Dans cet état, elle a accès à des émotions qui lui étaient autrefois interdites comme l’amour, et s’autorise à exprimer ses sentiments.
Sa fascination se transforme rapidement en obsession. Elle n’a plus qu’une idée en tête : construire le même appareil pour elle. «
J’avais beaucoup d’attaques de panique et je regardais les vaches aller dans cet appareil utilisé pour les maintenir. Parfois, elles s’y relaxaient. J’ai donc construit moi-même un appareil de contention dans lequel je pouvais me mettre pour me calmer. Je ne pouvais pas tolérer d’être touchée à cause de problèmes sensoriels liés à mon autisme et je ne supportais pas qu’on m’étreigne. Dans cet appareil de contention, la pression profonde avait un effet calmant. » En ressentant cette pression, Temple découvre la compassion, révélation intimement liée pour elle à l’observation du comportement animal.
Temple poursuit ses études et se spécialise tout naturellement en sciences animales. Peu à peu, elle prend conscience d’une réalité bouleversante. Comme beaucoup d’autistes, elle pense en images et elle a toujours été convaincue qu’il en va de même pour tout le monde. «
Quand j’étais très jeune, je ne savais pas que les autres gens ne pensaient pas de cette manière. Je ne l'ai appris que plus tard, explique-t-elle.
Même maintenant, lorsque vous me demandez des choses sur les animaux, je commence à avoir des images qui me viennent, mes souvenirs affluent en images et non en mots, et c’est seulement ensuite que le langage narre les images qui sont dans mon esprit. » Cette prise de conscience est inséparable de l’intuition qui va changer sa vie : les animaux, eux aussi, pensent en images. «
Les animaux ne pensent pas en langage. Les souvenirs des animaux sont des images, des sons, des sensations, des odeurs, leur mémoire est basée sur les sens, non sur les mots. »
Dans la peau des bêtes
Dans le cadre de ses études et de son poste de commerciale en trappes à bétail, elle visite des élevages industriels et s’aperçoit fréquemment que les bêtes refusent d’emprunter le passage conduisant à l'appareil. Pour comprendre ce qui peut les gêner, Temple décide tout simplement de «
considérer la chose du point de vue de l’animal et de rentrer dans ce passage pour voir ce que l’animal voit ». Et c’est de cette manière qu’elle commence à voir, ressentir et comprendre tout ce qui peut effrayer les bêtes : des reflets brillants dans les flaques d’eau, l’éclat du métal poli, des chaînes qui pendent, des bruits métalliques, des sons aigus, des sifflements, des courants d’air dirigés vers la face de l’animal, des vêtements posés sur une barrière, des morceaux de plastique ou des personnes qui s’agitent devant elles...
À ceux qui lui font une réputation de quasi-magicienne, capable de lire dans la pensée des animaux, Temple Grandin rétorque en se défendant de faire de la télépathie. La réalité est à la fois plus simple, et plus folle : elle est capable de se mettre totalement à la place de l’animal, sans pour autant l’assimiler à un être humain. Mais pour elle, qui a longtemps été plus proche des vaches et des chevaux que des hommes, c’est naturel. Elle avoue que pendant très longtemps, elle n’a pas compris pourquoi les éleveurs de bétail n’arrivaient pas à trouver des solutions qui lui paraissaient pourtant tellement évidentes. Il lui a fallu quinze ans pour en comprendre la raison : ils ne sont pas aussi visuels que les animaux et les autistes. En observant les animaux et leur façon de se comporter, Temple remarque des manières de fonctionner similaires à celles des autistes : une hypersensibilité aux sons et au contact humain, une capacité à percevoir de nombreux détails visuels, mais aussi à ressentir toute une palette d’émotions : la peur, le stress, l’angoisse. Dans
L’Interprète des animaux, Temple écrit : «
C’est la grande différence entre les animaux et les hommes, mais aussi entre les autistes et les non-autistes. Les animaux et les autistes ne voient pas une idée des choses, mais les choses elles-mêmes. Nous voyons tous les détails qui composent le monde, alors que les personnes noient les détails dans leur représentation conceptuelle du monde. »
Pour elle, il ne fait aucun doute que les animaux sont doués de conscience.
Les animaux, ces génies autistes
Parallèlement, pour mieux comprendre ses troubles et essayer d’améliorer sa vie, Temple fait des recherches sur l’autisme et le fonctionnement du cerveau humain. «
La principale différence entre le cerveau d’un chien, d’une vache, d’un cheval et le nôtre est la taille du cortex. La partie basse du cerveau, siège des émotions, est la même. Ce qui diffère, c’est le cortex ; en termes de pensée, nous avons un ordinateur puissant, que les animaux n’ont pas. » Pour elle, les animaux sont «
bien plus intelligents qu’on ne le croit. J’irais même jusqu’à dire que ce sont réellement des génies autistes. Comme les autistes, ils possèdent des talents que ne possèdent pas les individus normaux, et certains d’entre eux ont même une forme de génie que n’ont pas les individus normaux. Je pense que, dans la plupart des cas, le génie de ces animaux peut s’expliquer de la même façon que celui des autistes, par une différence au niveau cérébral, qui leur est commune », écrit-elle dans
L’Interprète des animaux. Elle ajoute : «
Et si nous avons pu vivre aussi longtemps avec les animaux sans remarquer leurs talents singuliers, c’est pour la raison bien simple qu’il nous est impossible de voir ces talents. Étant dénués de ces capacités, les gens normaux ne savent pas les reconnaître. » Cette reconnaissance de notre similitude avec l’animal s’accompagne d’un profond réalisme. «
Vous devez regarder les choses du point de vue de l’animal et non de votre propre point de vue. Dans un abattoir, beaucoup de gens penseront que le bétail sait qu’il va mourir. Quand j’ai commencé ma carrière, j’ai voulu répondre à cette question et je me suis rendue compte que les animaux se conduisaient exactement de la même manière dans un abattoir ou dans une ferme pour aller à une vaccination. Ce dont ils ont peur, c'est des choses que nous ne remarquons pas : une voiture qui passe, une corde qui pend... »
Cela ne l’empêche pas de ressentir pour les animaux qui vont être abattus une profonde compassion, des «
sentiments proches de l’amour », selon le médecin Oliver Sacks qui a fait un portrait de Temple Grandin dans son livre
Un anthropologue sur Mars. C’est également ce qui l’a motivée à mettre au point des concepts et à dessiner des plans d’architectes de fermes ou d’abattoirs visant tous le même but : minimiser la souffrance animale. Pourtant, elle ne réclame pas la fermeture des abattoirs, une attitude qu’elle estime «
extrémiste ». En souhaitant réformer l’industrie de la viande, elle espère surtout éviter aux animaux de subir du stress, des angoisses et des douleurs avant le coup fatal. Pour elle, il ne fait aucun doute que les animaux sont doués de conscience : «
Lorsqu’un éléphant, par exemple, se regarde dans le miroir, il sait qu’il se regarde lui-même et non un autre éléphant. » «
Aux yeux de Temple Grandin, écrit Oliver Sacks,
soutenir et accompagner les animaux durant leurs derniers instants de vie est à la fois une nécessité matérielle et un devoir sacré. »