La souffrance a-t-elle un sens ? Comment l’accepter ? Comment s’inspirer des maîtres et prophètes qui nous ont précédés pour la dépasser ?
Savoirs ancestraux
omar alnahi/Pexels
La souffrance appartient à notre condition terrestre. Pourtant, notre premier réflexe est de la fuir. La mort, l’affliction, la maladie, le conflit, les émotions comme la tristesse, mais aussi les événements de la vie tels qu’une perte d’emploi, une rupture amoureuse, un accident grave sont parfois si insoutenables que nous détournons les yeux pour nous réfugier dans une tour d’ivoire. Or, les sagesses enseignent que la voie offrant le plus de chances de nous faire évoluer est celle qui nous confronte au réel de l’existence, et donc à la souffrance, qui en est une part intrinsèque. D’après le bouddhisme, l’accueil de la souffrance des autres autant que de nos propres malheurs est incontournable ; elle est le cœur d’une vie accomplie.
La vie de certains grands êtres spirituels témoigne ainsi de la puissance d’une acceptation pleine et entière de notre condition d’être humain. Elle est un exemple d’engagement et de responsabilité à l’endroit du monde, puisqu’ils ont su accueillir sa part de douleur.
La souffrance des grands saints
« Les plus éprouvés des hommes sont les prophètes, puis les saints, puis les bienfaits », affirmait Antoine Bloom, évêque orthodoxe, dans son livre L’école de la prière (éd. Seuil). Parmi les saints que l’humanité a vus naître, Cheikh Ahmadou Bamba, également connu sous le nom de Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, fut un leader spirituel sénégalais, fondateur de la confrérie soufie des Mourides. Né en 1850 dans une famille très croyante, il mena une vie profondément enracinée dans la spiritualité, la foi en Dieu et la quête de sens.
Ahmadou Bamba joua un rôle central dans la résistance pacifique contre la colonisation française au Sénégal. Sa spiritualité soufie était imprégnée de l’amour divin, de l’humilité, de la compassion et de la dévotion à Dieu. Il a enseigné l’importance de l’acceptation de la souffrance comme un moyen de se rapprocher de Dieu et de la transcendance des épreuves. Emprisonné et condamné à l’exil par l’occupant français à de nombreuses reprises, il a renforcé sa sainteté par son attitude non violente.
Dans l’île de Saint-Louis, il fut enfermé dans une cellule en compagnie d’un lion affamé. Mais le lion ne le toucha pas. Ses exils devinrent une épreuve divine tout autant que son engagement, qui était plus proche d’une passion au sens religieux du terme que d’un choix intellectuel. Les souffrances endurées rachètent ainsi parfois la douleur des hommes. Dans Vie et enseignement du Cheikh Ahmadou Bamba (éd. Albouraq), Didier Hamoneau rapporte ainsi un épisode de son existence : « Par ailleurs, il arriva pendant son séjour à Saoutalma un incident prodigieux. Au cours d’une nuit de Rabï […], le Cheikh ressentit une douleur extrêmement aiguë au pied. Et nous passâmes la nuit sans sommeil autour de sa tente, croyant qu’il allait mourir. Il nous tranquillisa en disant : “Allez-vous-en, il n’y a pas de mal.” […] Le lendemain, quand il fut rétabli, il nous dit : “C’était un malheur qui allait vous frapper et qui vous aurait anéantis. Quand j’ai demandé à mon Seigneur pourquoi Il avait réservé cette épreuve à mes compagnons, l’on m’a répondu que c’était parce que Dieu m’avait promu à un rang plus élevé que celui de mes appareils et que dans ce cas il fallait subir une épreuve particulière. Or, celle-là, qui vous a été évitée, est la plus dure qui soit. J’ai demandé alors à Dieu, mon Seigneur, de la subir à votre place”. » Ses souffrances revêtaient ainsi une dimension collective.
La souffrance peut être aussi une voie pour transcender les sentiments que provoque une épreuve : le sentiment d’injustice, la colère, la tristesse, le désespoir. Cette « passion » vécue par le Cheikh Ahmadou Bamba diffusa son parfum parmi les âmes, devenant le creuset de l’identité sénégalaise.
Christiane Singer, du corps à l’amour
Plus proche de notre condition terrestre, à 63 ans, Christiane Singer découvre qu’elle est atteinte d’un cancer. Cette passionnée et amoureuse de la vie, dont l’œuvre et l’engagement ont inspiré des milliers de lecteurs, voit son écriture fusionner avec son être. Dans son ouvrage, Derniers fragments d’un long voyage (éd. Albin Michel), elle relate son périple à travers la maladie et le pouvoir transformateur de celle-ci. Elle évoque la douleur et la souffrance psychique, une souffrance à la fois physique et mentale.
« Elle s’est confrontée au terrifiant mystère de la maladie, qui a été un processus alchimique de dépouillement et de transformation, pour elle. La maladie l’a amenée à poursuivre sur le chemin du corps, s’inscrivant dans une quête qu’elle avait amorcée vers 40 ans. À cette époque, elle avait rencontré une femme, disciple de Karlfried G. Dürckheim, qui l’avait accompagnée pour revenir à la source de son être. Elle a accueilli ce qui était plus grand qu’elle pour atteindre à la grande Vie », relate la biographe Audrey Fella, auteure du livre Christiane Singer, une vie sur le fil de la merveille (éd. Albin Michel).
Ainsi, le cancer renforça la voie initiée vingt ans plus tôt pour « passer du paraître à l’être », explique encore la biographe. La souffrance causée par la maladie lui a ouvert la porte de la haute mystique, comme en témoignent ses mots : « J’ai encore beaucoup de peine à en parler de sang-froid. Je veux seulement l’évoquer. Parce que c’est cette souffrance qui m’a abrasée, qui m’a rabotée jusqu’à la transparence. Calcinée jusqu’à la dernière cellule. Et c’est peut-être grâce à cela que j’ai été jetée pour finir dans l’inconcevable. Il y a eu une nuit surtout où j’ai dérivé dans un espace inconnu. Ce qui est bouleversant, c’est que quand tout est détruit, quand il n’y a plus rien, mais vraiment plus rien, il n’y a pas la mort et le vide comme on le croirait, pas du tout. Je vous le jure. Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour. Tous les barrages craquent. C’est la noyade, c’est l’immersion. L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création. »
Ainsi, à travers ce témoignage de la maladie, se déploie la possibilité d’une évolution humaine et spirituelle. La souffrance nous aiderait-elle à devenir finalement plus humains ? L’humilité, dont l’étymologie renvoie au latin humus, signifiant « terre fertile », nous rappelle que nous sommes plus proches de la terre, plus incarnés dans l’amour lorsque nous faisons preuve d’humilité. Tenir la main de celui qui souffre, l’accepter pour soi, c’est s’oublier et se mettre à sa place pour le comprendre. Les bouddhistes évoquent alors la compassion, tandis que les disciples des religions du Livre parlent de la miséricorde. Pour aider l’humanité, il nous reste peut-être à souhaiter la naissance de nombreux grands saints ?
Céline Chadelat est journaliste spécialisée dans les religions, la spiritualité, la santé et le bien-être.
Elle est autrice de trois livres dont le best-seller "Le Mois d'Or" et créatrice du compte instagram @lemoisdor.
Elle pratique la méditation depuis l'âge de 20 ans.
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