Dans cet entretien, Rupert Sheldrake revient sur les origines de la séparation
entre l’être humain et la nature, et propose une autre conception, fondée
sur l’existence de champs qui nous relient à elle.
Sommes-nous conscients de la distance que nous avons
mise entre nous et la nature ?
Je pense que beaucoup de gens n’en sont pas conscients.
Durant la semaine, la plupart ont une attitude mécaniste
envers la nature, en accord avec la science matérialiste. Mais
le week-end, ils basculent sur un autre mode. C’est pourquoi
les routes menant hors des grandes villes occidentales
sont saturées le vendredi soir : les gens tentent de rejoindre la
nature – en voiture. Cette attitude duelle est devenue patente
au début du XIXe siècle, lorsque la pensée mécaniste a commencé
à dominer dans les milieux intellectuels. Les romantiques
se sont rebellés en voulant revenir au contact du monde
naturel. Mais c’est le revers de la même médaille. En Europe,
nous héritons de ces deux traditions et nous habitons tantôt
l’une, tantôt l’autre, durant la semaine le monde mécaniste,
pendant le week-end et les vacances, la connexion romantique avec la nature.
Quelle est l’origine de nos théories sur la nature ?
Le penseur le plus influent de la vision mécaniste de la nature
a été René Descartes. Dans le dualisme cartésien, la matière
est inconsciente et l’esprit est conscient. Seuls les humains, les
anges et Dieu sont des êtres spirituels. Le corps humain, les
animaux, les plantes et tout le reste de la nature sont faits de
matière inanimée. Descartes a créé cette séparation entre le
corps et l’esprit, l’être humain et les autres animaux qui sont
juste des machines, ce qui signifie que nous pouvons avoir des
élevages en batterie ou pratiquer la vivisection.
N’est-ce pas paradoxal que tout en ayant généralement
cessé de nous considérer comme des créatures divines,
nous ayons un sentiment aigu de supériorité sur la nature ?
Jusqu’au XIXe siècle, presque toute la science était dualiste. La
plupart des scientifiques étaient juifs ou chrétiens et cela ne
leur posait pas de problème, car le règne spirituel était séparé
du règne matériel. Avec l’avènement de la philosophie et de
la science matérialiste, le dualisme cartésien s’est réduit à une
chose : la matière. Ce matérialisme hérite de Descartes l’idée
que l’homme est supérieur au reste de la nature. Dans cette
vision, ce sont la raison, la science et la technologie qui rendent
les êtres humains supérieurs.
Mais la science n’est-elle pas aussi en train d’établir que
nous sommes beaucoup plus proches des animaux que
nous le pensions ?
Dans son livre,
The Expression of Emotions in Man and Animals,
Charles Darwin montrait déjà comment les émotions
et leur expression sont similaires chez l’homme et l’animal. La
physiologie moderne révèle que nous avons en partage avec
les animaux beaucoup de nos réponses comportementales
–la montée d’adrénaline, l’alternative « combattre ou fuir »,
etc. Nombre de nos émotions sont fondées sur notre nature
animale. Avant l’avènement de la science mécaniste, tout le
monde l’avait compris. Dans toutes les universités médiévales
d’Europe, et également dans les églises et les monastères, on
se basait sur Saint Thomas d’Aquin et Aristote, qui disaient
que toutes les choses vivantes ont une âme, que la terre, que
les étoiles et les planètes ont une intelligence – l’intelligence
angélique – et que toutes les plantes ont une âme – l’âme végétative
qui leur donne forme. Selon cette conception, tous les
animaux ont une âme végétative qui donne forme à leur corps
et une âme animale. En français et en anglais, animal vient de
anima qui en latin signifie âme. L’âme animale est ce qui lui
permet d’intégrer ses instincts, ses sens. Quant aux hommes,
ils ont une âme végétative qui donne forme à leur corps, une
âme animale qui a trait à leurs émotions et leurs sens, comme
les animaux. En plus, ils ont l’âme intellectuelle qui concerne
l’esprit rationnel, et l’usage du langage et de la raison. Ils sont
différents, mais pas séparés.
Tout l’univers est considéré comme un organisme qui se développe.
Est-ce que la science pourrait ressusciter la vision d’une
conscience plus également répartie entre les créatures
vivantes ?
Alors que nous sommes en train de dépasser les conceptions
mécanistes, le nouveau modèle de la réalité revient à une
conception animiste de la nature vivante. Tout l’univers est
considéré comme un organisme qui se développe. Dans cette
vision, les animaux et les plantes sont des organismes avec un
principe auto-organisateur, ils ont leur propre finalité. Ce ne
sont pas des machines. Toute la nature est aujourd’hui considérée
comme organique et s’auto-organisant. Dans ma propre
théorie de la résonance morphique, la nature, au lieu d’être
modelée par des lois immuables existant en dehors d’elle, est
construite à partir d’habitudes héritées, en évolution, qui sont
en œuvre en elle.
Comment décrire les champs morphiques qui selon vous
contiennent le plan des organismes vivants et leurs habitudes
de comportement ?
Ce sont des champs qui organisent des systèmes : les molécules,
les tissus, les cellules, les organes, les organismes et les
sociétés d’organismes comme les nuées d’oiseaux, les meutes
de loups, les familles humaines. La société est faite d’organismes,
eux-mêmes faits d’organes, qui ont des tissus, qui
ont des cellules, etc. La totalité est supérieure à la somme des
parties ; à chaque niveau, quelque chose donne forme et cohérence
à l’ensemble, et lui donne une finalité. Un embryon se
développe en un organisme entier qui est le but visé : ce but
visé est ce qu’on appelle un attracteur. Un autre attracteur est
la forme finale de la protéine, par exemple. Ce que j’appelle
champ morphique – du grec
morphê, forme –, ce sont des
champs organisateurs, avec en eux des attracteurs.
(...)