Parc des Buttes-Chaumont, Paris. Nous voilà partis pour un entretien exceptionnel... Renaud Évrard est un enseignant chercheur enthousiaste et intarissable, surtout lorsqu’il s’agit de parler de parapsychologie. Ce domaine de recherche, qui ne doit pas être confondu avec certaines pratiques spirites ou ésotériques, n’a cessé d’opérer à l’avant-garde scientifique. Ainsi, loin d’être une bizarrerie historique classée dans quelques annales poussiéreuses, la parapsychologie révèle des trésors de réflexions sur l’espace-temps, la relation entre la matière et l’esprit, la nature de la réalité... à qui veut bien les voir.
La métapsychique, qui deviendra ensuite la parapsychologie, naît de l’effort mené par les fondateurs de la Society for Psychical Research (SPR) en 1882. Qu’est-ce qui est nouveau à ce moment-là ?
Ces phénomènes, que nous appelons maintenant paranormaux, ont toujours existé. Nous en trouvons des descriptions dans toutes les cultures. La nouveauté va surtout se jouer au plan méthodique et interprétatif. Nous allons passer d’une interprétation religieuse, qui a longtemps prédominé, à une tentative scientifique de couper court au surnaturel. L’idée est d’aborder les phénomènes exceptionnels depuis une approche rationnelle. On voit donc apparaître, au XVIIIe siècle, un découpage entre ce qui va rester du côté du surnaturel et ce qui va être placé du côté du naturel. Et ce découpage accepte en fait une zone intermédiaire appelée le préternaturel – qui correspond à ce que nous appelons le paranormal. Les chercheurs ne possédant pas encore de modèles pour expliquer cette zone intermédiaire, c’est le début d’une recherche tout à fait novatrice, qui fera l’objet de débats et de conflits. Et, en effet, c’est à partir de la création de la SPR en 1882, que le champ de recherche s’organise.
Renaud Evrard
Renaud Évrard est docteur en psychologie clinique et maître de conférences à l’université de Lorraine. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et d’ouvrages tels que Enquête sur 150 ans de parapsychologie : la légende de l’esprit, éd. Trajectoire, 2016. Il est par ailleurs cofondateur du Centre d’information, de recherche et de consultation sur les expériences exceptionnelles (CIRCEE) et rédacteur en chef du bulletin de la Parapsychological Association.
Que se passe-t-il à ce moment-là ?
S’ensuit la création de sociétés savantes, de congrès, de journaux en Europe et en Amérique. À la fin du XIXe siècle, il y a tout d’abord une période d’ambiguïté, car le champ psychique n’est pas encore compartimenté. Les premières sociétés de psychologie sont, par exemple, des sociétés dont les sujets d’étude sont majoritairement parapsychologiques. Le contenu de la première
Revue de psychologie expérimentale, publiée en France dès 1874, est composé à 80 % de réflexions parapsychologiques. Par la suite, des courants se différencient pour donner la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse, etc. En 1905, le prix Nobel de médecine Charles Richet propose l’émancipation de la « métapsychique ». L’Institut métapsychique international (IMI) est créé à Paris en 1919. Et ce domaine scientifique finit par adopter l’appellation « parapsychologie » dans les années 1930, suite aux travaux de Joseph Banks Rhine aux États-Unis. La
Parapsychological Association
est fondée en 1957 et en 1969 elle est affiliée à la très académique association américaine pour le progrès des sciences.
Quel est l’avantage d’aborder les phénomènes paranormaux depuis une approche rationnelle ?
Cela permet d’étudier un pan de la réalité empirique avec un regard neuf. Les phénomènes paranormaux sont-ils véritablement causés par des dieux ou des déesses, des anges ou des démons ?
Les chercheurs posent l’hypothèse d’un potentiel ou d’une force, qui sera rapidement appelée « force psychique », mais dont la nature est tenue comme étant encore indéfinie. En 1942, Robert Thouless et Benjamin Wiesner introduisent le terme « psi ». Le choix de cette 23e lettre de l’alphabet grec permet justement de désigner un facteur inconnu qui serait à l’œuvre dans les phénomènes paranormaux. Le psi permettrait l’acquisition paranormale d’informations par la télépathie, la voyance, la précognition, ou l’exercice de forces générant des perturbations physiques de type psychokinèse. Des personnalités reconnues, comme William James, Pierre Curie, Henri Bergson, pour ne citer qu’eux, réalisent, en laboratoire, des expériences sur un ensemble de phénomènes paranormaux, dans des conditions extrêmement contrôlées : déplacements d’objets, lévitations, membres qui s’élargissent ou se rapetissent, bruits et lumières inexpliqués, lecture à travers des corps opaques, prémonition, voyance à distance, lecture de pensée, etc. Les chercheurs tentent alors de les expliquer sans pour autant glisser vers des interprétations qui seraient uniquement psychologiques. Cependant, le « psi » est parfois confondu avec le « psy ».
L’idée est d’aborder les phénomènes exceptionnels depuis une approche rationnelle
Voulez-vous dire que ces recherches, qui ont pourtant donné naissance à la psychologie, tentent de ne pas se laisser happer par une explication purement psychique ?
La tentation est grande de considérer que les phénomènes paranormaux sont dus à un pouvoir latent chez l’être humain. Et cette interprétation du « psi » est parfois adoptée dans le champ de la parapsychologie. Nous débouchons alors sur une logique de pouvoirs mentaux, de capacités latentes de la psyché, etc. Ce modèle a quelque chose de flatteur pour nous, mais il peut se prêter à beaucoup de fantasmes. Il présuppose l’existence chez l’être humain de fragments divins ou de capacités d’omnipotence et d’omniscience. Or, purement et simplement appliqué, le terme « psi » désigne une anomalie statistique, un écart inexpliqué qui pourrait n’impliquer en rien un facteur humain. C’est-à-dire que le psi pourrait relever de lois différentes. En fait, les chercheurs pensaient d’abord que les phénomènes étaient provoqués par des sujets spécifiquement doués. Par la suite, la parapsychologie américaine abandonne les protocoles « élitistes » et étudie les performances de sujets « normaux ». Elle établit des statistiques à partir de millions de tests qui montrent que tout un chacun est potentiellement doté de capacités psi. À l’heure actuelle, certains modèles émettent l’hypothèse qu’il faut prendre en compte le système dans lequel se trouve le sujet. Le phénomène psi ne dépend donc pas juste d’un sujet.
Quels sont les nouveaux
modèles en parapsychologie ?
Le dialogue qu’ont entretenu Carl Gustav Jung, le spécialiste de la psychologie des profondeurs, et Wolfgang Pauli, le physicien quantique et prix Nobel, a donné naissance à la notion de synchronicité. Cela a aussi fini par faire école. En Allemagne, des psychologues et des physiciens de haut niveau se sont mis à discuter entre eux. En 1974, une conférence de physique quantique et de parapsychologie s’est tenue à Genève, avec plusieurs prix Nobel de physique. À partir de là, des modèles se sont développés à la croisée des sciences naturelles et des sciences humaines. Aujourd’hui, nous avons des modèles puissants intellectuellement et mathématiquement, qui sont publiés dans des revues à comité de lecture en s’appuyant sur des arguments vérifiables. Il y a des modèles non quantiques, des modèles qui empruntent le formalisme de la physique quantique sans dire que les phénomènes sont quantiques et des modèles qui sont newtoniens et quantiques en même temps. Le modèle de l’information pragmatique et la théorie quantique généralisée sont ceux que je trouve les plus élégants.
Pourriez-vous nous donner un aperçu de ce que la théorie quantique généralisée met en lumière ?
La théorie quantique généralisée, qui s’inspire du modèle de l’information pragmatique de Walter Von Lucadou, fut initialement développée en 2002 par les physiciens Hartmann Römer et Harald Atmans-pacher et le psychologue Harald Walach.
L’avantage de ce modèle est qu’il explique les phénomènes paranormaux, en plus d’autres phénomènes complexes. Une de ses spécificités est de penser que ces événements sont notamment produits par des effets quantiques : corrélations d’intrications, non-localité, complémentarité, etc. Ces effets sont vus comme pouvant se produire au cœur de systèmes macroscopiques. Un système apparaît lorsque des éléments séparés se mettent à agir ensemble et à créer des interactions. Ils contraignent une organisation. Cet ensemble peut, par exemple, comprendre un ou plusieurs individus, une famille, etc. La théorie quantique généralisée explique que des corrélations d’intrications non locales peuvent perturber un système et provoquer, par exemple, un effet de type
poltergeist. La notion actuelle du psi s’oriente donc plus vers une idée de corrélation psychophysique non locale. En fait, la parapsychologie est un domaine de recherche tellement dynamique et avant-gardiste, les nouveaux modèles sont tellement en train de changer la donne qu’il devient presque difficile de les rapprocher de la parapsychologie classique. Par ailleurs, ils proposent des lois, qui, si elles sont vérifiées par la réplication des études actuelles, remettent en cause les notions classiques de l’espace-temps, de la relation matière-esprit, de la nature de la réalité, etc.
Le terme « psi » désigne une anomalie statistique, un écart inexpliqué qui pourrait n’impliquer en rien un facteur humain.
En quoi ces modèles viennent-ils questionner la nature
du réel ?
Le premier postulat qui est mis en défaut, c’est le postulat de la clôture causale du monde physique. C’est-à-dire l’idée que tout ce qui se passe dans l’univers est forcément un enchaînement de causes physiques et qu’il n’y a d’espace pour rien d’autre. Or, nous savons que nous ne pouvons plus tenir un tel raisonnement. Ne serait-ce qu’à cause du fameux problème de la mesure en physique quantique, et donc de l’observateur, qui montre que ne pouvons faire l’économie d’une forme de subjectivité. En parapsychologie, ce fait apparaît de manière évidente. La parapsychologie est donc un domaine de recherche fascinant parce qu’il nous mène aux portes de l’inconnu, parce qu’il y a des gens brillants qui explorent ses frontières et parce que c’est avec les données de la parapsychologie que se construisent de nouvelles théories physiques, sur la rétrocausalité par exemple, et de nouvelles théories en psychologie. Cependant, les chercheurs sont tellement en avance, tellement dans une subversion des savoirs acquis, qu’il est plus facile de les ignorer, de les décrédibiliser, plutôt que d’intégrer les perspectives qu’ils nous apportent.
La psychologie anomalistique est aussi un autre champ de recherche émergeant dans
le milieu académique. De quoi s’agit-il ?
Les seules choses dont nous sommes sûrs c’est un, que des gens croient au paranormal, deux, que des gens disent faire l’expérience du paranormal. Les statistiques dans les pays industrialisés indiquent, depuis les années 1970, qu’entre 50 % et 70 % des populations croient à ces phénomènes, et qu’entre 30 % à 50 % pensent avoir vécu au moins une expé- rience paranormale au cours de leur vie. Ce sont des chiffres énormes ! N’importe quel autre phénomène qui aurait une telle propension ou prévalence dans la population ferait partie des objets d’étude classiques. Mais, comme il s’agit de paranormal, cela reste en marge académiquement. Nous pensons que cette réalité sociale mérite un champ d’étude en sciences humaines : c’est la psychologie anomalistique. C’est donc la psychologie de l’anomalie, que nous traduisons en français comme psychologie des expériences exceptionnelles. Nous trouvons quelques départements universitaires qui adoptent cette approche : en Grande-Bretagne, en Suède, en Allemagne, en Italie, au Brésil, etc. En France, il n’existe pas d’équivalent universitaire à ces unités.
Vous avez néanmoins créé un pôle de recherche à l’université de Lorraine avec Thomas Rabeyron.
En effet, avec Thomas Rabeyron, professeur de psychologie clinique, nous avons créé en 2009 le Centre d’information de recherche et de consultation sur les expériences exceptionnelles (CIRCEE). Et malgré l’étrangeté de nos champs de recherche, nous avons réussi à trouver une place à l’université de Lorraine, au sein du laboratoire Interpsy. Nous formons donc des étudiants, des futurs psychologues, à l’accueil de ces expériences exceptionnelles et avons un certain nombre de doctorants qui mènent leurs recherches sur ce sujet. Bien sûr, nous aimerions créer un pôle d’excellence dans le domaine. Pour ma part, je ne tombe ni dans un travers sceptique de rejet en bloc de l’hypothèse psi, ni dans l’affirmation abusive selon laquelle la preuve est faite, je maintiens la question grandement ouverte, telle qu’elle est à l’heure actuelle sur le plan de la communauté scientifique.
Une annonce
qui défraie
la chronique
En janvier 2018, le directeur du Centre for Research on Consciousness and Anomalous Psychology (CERCAP) de l’université de Lund en Suède publie une méta-analyse de méta-analyses qui défraie la chronique. Etzel Cardeña écrit en effet, dans la revue très conservatrice American Psychologist, que les preuves expérimentales confirment... l’existence des phénomènes paranormaux ! Même pour les esprits les plus rationnels, la question ne serait donc plus tant de savoir si des preuves existent, mais plutôt d’étudier leur valeur et ce qu’elles nous révèlent.