S’il y a un chercheur passionné par le versant psychologique et spirituel de l’alchimie, c’est bien Carl Gustav Jung. En effet, l’art royal ne présente-t-il pas, finalement, la possibilité de réveiller une conscience enfouie au plus profond de la matière inconsciente ? Cette tradition hermétique ne retrace-telle pas les grandes lignes du processus initiatique du moi – la personnalité –, cherchant à s’acheminer vers la perfection du Soi – l’être essentiel ? Bien que Jung ait parfois été critiqué pour avoir « sur-psychologisé » le Grand Œuvre, il n’en reste pas moins que sa mise en parallèle des archétypes alchimiques avec le processus d’individuation a eu un écho formidable. Il ne fut pas le premier à souligner la dimension spirituelle de l’alchimie, mais la pertinence de son éclairage psychologique contribua amplement au regain d’intérêt pour ce domaine au XXe siècle.
Ainsi, le créateur de la psychologie des profondeurs estime que nous sommes tous potentiellement des héros ayant la possibilité d’être initiés par la vie selon des principes alchimiques afin d’actualiser nos qualités essentielles.
« Si l’alchimie contient une science, celle-ci est le moyen d’accéder à la conscience », entérinent Louis Pauwels et Jacques Bergier, auteurs du Matin des magiciens.
Plongée féconde
« Jung n’arrive pas à l’alchimie à n’importe quel moment de sa vie. Il la découvre en 1928, alors qu’il sort lui-même d’une profonde dépression », souligne Carole Sédillot, spécialiste jungienne et formatrice en symbolisme et mythologie. De fait, à la suite de sa rupture avec Freud en 1912, Jung traverse une intense crise identitaire et entame une longue introspection. Pendant plus de treize ans, il consigne ses rêves, ses fantasmes et ses intuitions dans un livre qu’il appelle le
Liber Novus – plus connu sous le nom de
Livre rouge. Sa belle écriture en allemand gothique, ses illustrations d’une finesse prodigieuse, retracent l’histoire d’un homme parti à la recherche de son propre mythe, voire de l’âme qu’il sent avoir perdue. Cette intense traversée reste une période des plus fécondes pour le psychanalyste.
« Les années durant lesquelles j’étais à l’écoute des images intérieures constituèrent l’époque la plus importante de ma vie, au cours de laquelle toutes les choses essentielles se décidèrent.[...] Toute mon activité ultérieure consista à élaborer ce qui avait jailli de l’inconscient au long de ces années et qui tout d’abord m’inonda. Ce fut la matière première pour l’œuvre d’une vie », confie-t-il dans
Ma vie. Comment ne pas déceler dans ces quelques lignes l’illustration d’un parfait processus alchimique ? C’est cette exacte prise de conscience qui éjecte Jung hors de son introspection.
Une symbolique spécifique
Jung, dont la démarche se construit autour de l’interprétation symbolique, réalise au fil de ses recherches que l’apparition des symboles alchimiques dans le matériau psychique de ses patients est d’une fréquence et d’une puissance inégalées. Par exemple, une femme rêva qu’un aigle volait dans le ciel puis, tournant sa tête, commençait à manger ses propres ailes. Aucune piste pour l’interprétation de cette scène ne fut trouvée dans la mythologie, les contes de fées ou l’histoire des religions. Ce n’est que lorsque le psychanalyste tomba sur l’image alchimique d’un aigle à tête de roi se retournant pour manger ses ailes qu’il saisit la dimension symbolique du rêve. Marie-Louise von Franz ira jusqu’à noter que
« le symbolisme alchimique est plus étroitement lié aux produits de l’inconscient émis par un grand nombre de contemporains que tout autre matériel ».
Une découverte décisive
Alors qu’il s’entretient avec le sinologue Richard Wilhelm à propos d’un manuscrit alchimique,
Le Mystère de la fleur d’or, Jung est frappé par la similitude entre les descriptions que lui offre le dit texte et ce qu’il a lui-même éprouvé lors de sa descente au cœur de sa psyché – et qu’il voit chez ses patients. Il abandonne alors le
Livre rouge de manière tout à fait soudaine, le laissant inachevé à jamais, et se tourne vers l’étude de l’alchimie. En 1944, il publie
Psychologie et alchimie, ouvrage dans lequel il indique que
« ce serait une impardonnable erreur de ne voir dans le courant de pensée alchimique que des opérations de cornues et de fourneaux. [...] Il existait une “ philosophie alchimique”, précurseur titubant de la psychologie la plus moderne. Le secret de cette philosophie alchimique – et sa clé ignorée pendant des siècles –, c’est précisément le fait, l’existence de la fonction transcendante, de la métamorphose de la personnalité ». Jung voit la philosophie alchimique comme rien de moins qu’un précurseur de la psychologie moderne, et la pierre philosophale comme une métaphore de l’accomplissement du Soi – complétude jamais réalisée totalement mais vers laquelle nous tendrions tous.
Héros malgré lui ?
Nous sommes donc au départ avec un archétype fort : celui du héros qui se lance dans une aventure, celle de sa propre métamorphose. Bien que cette entreprise soit généralement provoquée par des événements difficiles de sa vie – une crise existentielle, psychologique, provoquant une remise en question –, il n’en reste pas moins que le héros doit également ressentir, de manière plus ou moins consciente, la poussée d’un « feu sacré » en lui.
« La sagesse de Dieu appelle un être humain pour l’extraire de l’abîme », indique Marie-Louise von Franz, collaboratrice de Jung et auteure d’
Alchimie. Il n’est donc pas seulement question de réparer quelque chose, mais de transcender sa condition pour aller vers une nouvelle étape de son évolution.
« Il y a un désir du moi d’aller à la perfection de lui-même », précise Carole Sédillot, également auteure d’
ABC de l’alchimie. Le héros choisit ainsi de travailler sa propre matière, encore enfouie dans les tréfonds de son inconscient personnel et continuellement irriguée par l’inconscient collectif.
« L’alchimie implique un long processus de fonte de la personnalité pour aller toucher l’être. C’est un chemin profondément initiatique qui va nous mener de l’extérieur vers l’intérieur, puis de l’intérieur vers le supérieur. Et puisqu’il est aussi question de ramener dans le vivant ce qui a été touché par le supérieur, c’est aussi une voie qui favorise la pratique d’une spiritualité incarnée. C’est un art de vivre », indique Anne Maraud, psycho-énergéticienne initiée et qui transmet la
Vibrance sacrée expérimentale.
Grandir au travers d’épreuves
Poussé par son élan intérieur et les réponses synchronistiques du monde, le héros va rencontrer des obstacles, recevoir de l’aide, grandir au travers d’épreuves. De manière à pouvoir bénéficier de la connaissance de ceux qui sont passés par là, il lui est fortement conseillé de se tourner vers un thérapeute ou un initié à même de le guider sur son chemin. Le fait est qu’il s’embarque dans un processus éminemment expérientiel qu’un simple mode d’emploi ne pourra jamais retracer.
« Certaines choses adviennent qui ne peuvent être relatées, non par souci de discrétion, mais parce qu’elles sont ineffables. [...] Le secret est donc bien réel », relève Marie-Louise von Franz. Ce qu’il est possible de décrire, ce sont les grandes phases archétypales que le héros va éprouver, notamment les trois étapes alchimiques : l’œuvre au noir, au blanc, au rouge, et la recherche de l’union des contraires pour se rapprocher de l’unité du Soi.
« Ces phases ne doivent toutefois pas être conçues comme étant linéaires. Tout se déroule de manière circulaire, ou même spiralée, puisque nous pouvons repasser aux mêmes phases en n’étant plus au même niveau », précise Anne Maraud.
Œuvre au noir, la « nigredo »
La première phase est celle d’une introspection, d’une plongée dans les abîmes de l’inconscient. C’est celle de la rencontre avec l’ombre.
« La nigredo correspond à la nécessité d’aller chercher le matériau le plus noir, le plus vil, le plus inconscient, celui qui est ignoré, refoulé, et que les alchimistes mettent en relation avec le plomb. Sans lui, nous ne pourrons faire de l’or. Pour Jung, arriver à faire de l’or, c’est dégager les souffrances, les blessures, afin de les transformer », détaille Carole Sédillot. Il s’agit de déconstruire ce qui est obsolète, de dissoudre sa matière pour revenir à sa forme la plus archaïque. Le processus semble chaotique, dangereux. Il est certainement difficile.
« La psyché déchirée, morcelée et engagée par sa volonté, combine tous les processus qui calcinent, séparent, divisent et dissolvent. Cette phase se montre cruelle pour l’âme », poursuit Carole Sédillot. Le héros perd ses repères, se « désidentifie » de ce qu’il pensait être. Il lui faut accepter la perte, le
lâcher-prise et le non-savoir. Bien sûr, cela provoque des résistances en lui, des peurs, des doutes. Une partie du moi s’engage, une autre freine.
« C’est une prise de risque. Le héros aura-t-il le courage d’aller vers sa mission, qui est de se rencontrer et de savoir qui il est vraiment ? », questionne Carole Sédillot.
« Ce n’est qu’en acceptant cette ombre en vous que vous parvenez au contenu créatif où se cache le Soi. [...] C’est donc exactement dans ce lieu fou et indomptable de l’être, dans ce lieu sauvage ou problématique, que se trouve le symbole du Soi et que sont conférés dynamisme et énergie », développe Marie-Louise von Franz. La nigredo est ainsi la nuit noire de l’âme de saint Jean de la Croix, les rudes épreuves éprouvées par des héros mythiques tels Ulysse ou Jason, la descente aux enfers d’Inanna ou Ishtar. Toutes présagent d’un renouveau.
« Au fur et à mesure de cet affrontement, se produit une modification de la personnalité que Jung nomme “fonction transcendante” », révèle Carole Sédillot.
Un inconscient ressource
« Pour Jung, l’inconscient est un réservoir de ressources », souligne Carole Sédillot. À la différence de Freud, il ne conçoit pas l’inconscient comme simplement le lieu du refoulé mais comme le lieu d’une richesse précieuse. Pour lui, les inconscients individuels sont connectés à l’inconscient collectif, porteur d’archétypes universels et organisé selon des structures ingénieuses.
« Nous savons que l’inconscient lui-même, en tant que pure nature, a un équilibre interne. Le manque d’équilibre provient de l’infantilisme de l’attitude consciente. Si vous suivez votre propre passion en vous conformant uniquement aux indications qu’elle vous donne, vous n’irez pas loin », précise Marie-Louise von Franz. Lorsque le héros plonge dans les tréfonds de sa psyché, il s’aventure dans un monde qui possède sa propre logique, son propre principe régulateur, et qui peut devenir source d’une grande sagesse.
Œuvre au blanc, l’« albedo »
« Au milieu de la nuit, je vis le soleil brillant d’une lumière d’une blancheur éclatante », déclame Apulée dans
Métamorphoses. Au moment où la difficulté pousse le héros vers un lâcher-prise radical, qu’il s’abandonne au mystère, à l’instant où il est initié à une mort symbolique, une bascule opère. Il commence à renaître dans sa nature la plus divine. Tout s’allège, c’en est presque surprenant.
« L’illumination peut venir d’un lieu sombre : si nous le chauffons au feu de notre attention consciente, quelque chose de blanc naît, qui serait la lune, la lumière venant de l’inconscient. [...] Le travail se transforme et on en vient même à le qualifier de jeu d’enfant », énonce Marie-Louise von Franz.
« À ce moment de résurrection, le cygne, emblème classique de l’œuvre au blanc, apparaît, proposant la pierre blanche. L’aube se lève et avec elle, l’espoir », complète Carole Sédillot. Le héros revient vainqueur de sa bataille avec un trésor, qui devra encore être travaillé, mais annonce déjà une apothéose. Ainsi, quelque chose d’essentiel se révèle avec plus de clarté, et bien qu’il faille encore nettoyer ce matériau, l’individu bénéficie de cette nouvelle ressource.
« Après la dissolution de l’ego, le nettoyage des croyances et des conditionnements limitants, un nouveau sens apparaît qui permet à l’individu de réorienter sa vie vers plus de cohérence. Quelque chose en lui “sait” et lui permet d’adopter de nouveaux positionnements en conscience. J’ai presque envie de dire que c’est une compréhension intuitive de l’idée qu’au fond, la mort n’existe pas, que tout n’est que transformation. Cela génère un soulagement et une confiance inestimables », détaille Anne Maraud.
Œuvre au rouge, la « rubedo »
« Retrouve l’être humain originel à l’intérieur de toi. [...] Retourne en ce point qui est l’origine de ta conscience », suggère Marie-Louise von Franz. L’objectif principal de la quête du héros est de manifester son Soi, certains disent sa nature divine.
« Derrière le voile, il y a une mémoire qui est plus fine, plus harmonieuse que tous les conditionnements qui la recouvrent. La pierre philosophale est en quelque sorte ce programme initial. Lorsque nous touchons à cette information sacrée, cela provoque un frémissement, c’est inexplicable. C’est une sensation qui nous relie à une qualité d’être authentique, divine. Car l’or, c’est aussi l’owr en hébreu, qui veut dire “lumière” », détaille Anne Maraud. Ainsi, c’est ce rayonnement primordial, qui échappe à l’espace-temps, que l’alchimiste cherche à actualiser en lui. Et dans une moindre mesure – jamais pleinement car sa quête vers l’unité est infinie –, il arrive à stabiliser en lui des effluves de cette qualité d’être.
« Si l’on a épousé assez longtemps les hauts et les bas inhérents à toute rencontre avec l’inconscient, un noyau inébranlable, une amande, se forme. [...] On peut se retirer dans la maison de la sagesse qui est bâtie sur un roc indestructible », expose Marie-Louise von Franz.
« L’alchimie est l’art de libérer des fragments du cosmos de l’existence temporelle et de les ramener à leur perfection, c’est-à-dire l’or pour les métaux, et pour l’homme la longévité, puis l’immortalité, finalement le salut », complète H. J. Sheppard. Le héros arrive à la fin de sa quête, il a épousé sa promise et (re)gagné son trône ou son royaume.
Le corps, matière première ?
L’alchimie stipule qu’il faut incarner l’esprit et spiritualiser le corps. Jung, dont l’apport fut de valoriser le travail avec l’inconscient, a-t-il sous-estimé l’aspect énergétique et corporel de la transmutation humaine ? Le psychanalyste avait conscience de l’importance de l’organisme et de ses somatisations. Cependant, ce n’était pas son choix d’approfondir ces dimensions. Les approches psychocorporelles, florissantes aujourd’hui, ont pris leur essor dans la deuxième partie du XXe siècle, à la suite des travaux de Wilhelm Reich et ses élèves (Alexander Lowen, John Pierrakos...). En association avec les traditions énergétiques orientales, elles ont alors valorisé la nécessité d’un « ancrage » corporel de la métamorphose alchimique.
S’il est toujours question d’aller dégager de l’inconscient une lumière primordiale, on comprend que le processus implique nécessairement un puissant travail énergétique et physique. Il va s’agir de nettoyer le corps biologique, les centres et couches énergétiques au travers de toute une palette de pratiques concrètes.
« C’est primordial que ce soit un vécu corporel parce que ce que nous n’expérimentons pas dans le corps, nous ne l’expérimentons pas du tout ! Nous nous faisons matière pour vivre ce processus. Ainsi, c’est parce que nous allons entrer dans la matière, nous incarner et dire oui, que nous pourrons toucher au mystère dans un frémissement sensoriel », précise Anne Maraud. Marie-Louise von Franz l’avait déjà souligné :
« C’est le corps lui-même qui doit lui aussi être élevé à un niveau supérieur, de telle sorte que corps et âme ou esprit soient unis. »
Une métamorphose éternelle
La tradition alchimique plonge ses racines dans la nuit des temps et semble faire appel à des étapes et des principes profondément archétypaux, universels. Et le travail n’est jamais fini.
« Ce qui est à mon sens si beau dans ce travail, c’est cette aventure qui ne se termine jamais. Vous ne savez jamais rien définitivement, rien n’est jamais résolu, même ce que vous croyez déjà réglé. [...] Chaque fois qu’on a atteint une vérité, qu’on l’a assimilée à sa vie et conservée dans sa propre psyché pendant un certain temps, on est en droit de faire volte-face car cette vérité n’est plus d’actualité », conclut Marie-Louise von Franz. Tout serait toujours transformation.
La conjonction des contraires
Un des objectifs qui traversent le Grand Œuvre est d’unifier les principes masculin – le soufre – et féminin – le mercure –, car de leur union naîtra le sel.
« La psychanalyse jungienne utilise cette conjonction des opposés au travers des symboles de la femme (anima) et de l’homme (animus). Cette conjonction ou union, ou bien encore coït, reflète ce qui se passe durant ces épousailles “mystiques” et “philosophiques”.
Ce qui en résulte, le “rebis”, se révèle sous la forme d’un hermaphrodite. Ainsi, au terme d’un acte d’amour mené par le roi et la reine, naît l’androgyne », explique Carole Sédillot.