De l’évolution de nos rapports avec la nature dépend notre futur. C’est devenu une évidence ! À ce titre, la forêt pourrait constituer une clé de changement à notre portée. «
Elle est le gîte et le couvert de la biodiversité, le château d’eau entre la Terre et le ciel, pourvoyeuse d’oxygène et régulatrice du climat, elle est garante de la conservation des sols », écrit le médecin et explorateur Jean-Louis Étienne
(1).
Nous connaissons également le bien-être que l’on ressent lors de marches en forêt ; récemment, la médecine japonaise a mis en évidence les bienfaits du
Shinrin Yoku, ou bain de forêt. Aujourd’hui, un nouveau champ s’offre à nous quant à l’étendue de ses vertus, révélant de précieux cadeaux encore méconnus. L’écopsychologue forestier Bernard Boisson
(2) évoque les plus importants : «
La puissante expérience initiatique en forêt s’avère une source d’inspiration pour repenser notre rapport au temps, revivifier notre rapport au sensible et sortir d’une logique croissance/effondrement. » Si l’immersion dans des forêts dites « quasi primaires », devenues rarissimes, nous permet un accès direct, il nous appartient dans notre environnement forestier proche, de la laisser interpeller nos consciences. Alors une véritable mue de civilisation est possible.
Se laisser révéler
«
La forêt nous révèle avant de nous révéler qui elle est : elle nous renvoie un puissant effet miroir », pose d’emblée Bernard Boisson. Selon lui, en son sein, nous serions immergés dans un immense test de Rorschach, qui nous renverrait à nous-mêmes. Une vision partagée par Marianne Grasselli Meier, écothérapeute
(3) : «
En forêt, nous sommes au cœur du monde, “des mondes” et nous y touchons souvent nos peurs, notre insécurité. » Face au mystère du « caché » et de l’invisible, nos émotions nous reviennent en écho, très rapidement. Nous pouvons même nous y sentir comme un intrus, et nos travers peuvent nous apparaître sans filtre, en premier lieu notre insatiable besoin de contrôle, entre autres, mis au jour par la majesté des arbres. Pour ceux initiés aux forêts naturelles, c’est irréversible : «
L’étalonnage de leurs perceptions est entièrement revisité, la nature inconditionnée réveille l’humain inconditionné », a pu expérimenter Bernard Boisson. «
Le mieux est de s’asseoir, de ressentir, se connecter à l’essentiel, à l’immédiateté de ce qui est, sans fard, et de laisser la nature agir comme un baume de déconditionnement, à commencer par la croyance de notre coupure avec Terre Mère », conseille Marianne Grasselli Meier. Par ailleurs, si la forêt nous projette immanquablement dans nos inconforts, elle nous ouvre également à de merveilleuses opportunités. Ainsi, ce mystère végétal, arboré, peuplé d’êtres libres et instinctifs nous offre une formidable caisse de résonance, avec un imaginaire oublié. À condition de faire silence, de faire taire cette voix qui croit tout savoir : «
Il y a tant à écouter dans ce monde peuplé de végétaux, d’animaux et de pierres », rappelle Marianne Grasselli Meier. Nous devons apprendre à nous relier à la nature et non plus à l’idée que nous nous en faisons : de ce changement individuel naissant peut émerger une vision maturée et collective.
Le mieux est de s’asseoir, de ressentir, se connecter à l’essentiel, à l’immédiateté de ce qui est.
Repenser le rapport au temps
Les écosystèmes forestiers en « libre évolution » (voir encadré) ne sont pas seulement d’inestimables réservoirs de biodiversité, ce sont de véritables portes de conscience, pour un changement en profondeur. En premier lieu, le sentiment d’intemporalité, qui nous saisit au contact de la forêt, pourrait bouleverser les codes d’une société ivre de vitesse et à bout de souffle. «
Nous sommes immergés avec les arbres ancestraux, dans le règne du cycle long qui a définitivement noyé en lui tout commencement dans le recommencement. Nous sommes alors profondément habités par un temps plus grand que nous », s’émeut notre spécialiste et président de l’association Forêt citoyenne. En quoi ce bouleversement de nos repères est-il si fondateur d’un renouveau ? «
D’une part, nos vies actuelles dépendent d’un facteur temps, d’un timing relié à des intérêts en jeu (financiers, relationnels) qui nous épuisent », rappelle Bernard Boisson. Un profond lâcher-prise vis-à-vis de ce facteur « résultats » particulièrement anxiogène nous ramène alors à des questions essentielles : le fondamental de qui nous sommes.
D’autre part, cette course folle générée par un système fondé sur une compétitivité économique féroce a pour effet un « excentrement ». Explications : «
Plus on vit au rythme imposé par le timing économique, plus on se déconnecte du tempo, celui du temps organique et des cycles, qui régit la symphonie de l’Univers, où l’ensemble des parties s’accorde », poursuit notre expert. Pour le botaniste Francis Hallé
(4) aussi, restaurer la notion de temps durable est primordial : «
Notre vie est devenue trépidante, fébrile, tout doit aller plus vite, sans qu’on sache bien pourquoi nous devons gagner du temps. » Les forêts en libre évolution, qui nous contemplent du haut de plus de six siècles d’ancienneté, ravivent en nous la saveur du temps long. Plus largement, chaque immersion en forêt va faciliter ce débrayage du timing, pour entrer dans le tempo et nous permettre de sortir des conditionnements, bien plus sûrement qu’avec un acte volontaire.
La revitalisation du sentiment
«
L’autre grande vertu oubliée des forêts naturelles est de nous ressusciter dans notre vitalité des sentiments », rappelle Bernard Boisson. Petite mise au point pour mieux en comprendre les enjeux. «
Il est frappant de voir à quel point notre culture et la psychologie assimilent la sensibilité humaine aux émotions, et bien moins aux sentiments ; c’est dommageable », prévient notre spécialiste. En d’autres termes, pour la vie conjugale, par exemple, si l’émotion est l’allumage, la fidélité en est le sentiment. Le même phénomène s’applique à l’écologie : l’émotion produit un désir d’activisme pour sauver la planète, alors que le sentiment agit comme un gardien. Notre spécialiste mise sur le retour du sentiment pour mieux réguler les relations entre l’humain et son environnement : «
La vitalité d’un peuple à protéger ses milieux naturels découle des sentiments, qui sont instigateurs d’un art de vivre. » Un moteur sans doute plus opérant, selon lui, que celui provenant d’une volonté de faire souscrire tout un chacun à une discipline écocitoyenne. Si elle vaut pour le tri des déchets, les économies d’énergie et d’autres sujets techniques, elle ne suscite pas de respect pour la nature. «
Une écologie sans sentiments est une raison écologique sans enracinement », assène l’écrivain. À ce titre, la voie du sentiment offrirait une présomption de déconditionnement radical, pour un changement de paradigme relationnel avec la nature. Ainsi, plus qu’un sauvetage de la nature, nous restaurons notre relation avec elle.
Comment s’y prendre ? «
Grâce à l’expérience de la contemplation, qui va générer des impressions, des sensations, et nous éveiller aux sentiments, bien au-delà de l’éveil sensoriel », répond notre expert. Contempler ne se limite pas à un émerveillement béat confiné aux derniers espaces sanctuaires de la Terre, ce n’est pas un comportement réservé aux mystiques et aux artistes, c’est une disposition fondamentale de l’être humain à réactiver un éveil du sensible. L’expérimenter est irremplaçable pour estimer la valeur réelle de notre existence, à l’aune du vivant, pour à nouveau nous y accorder et non plus le contrôler.
Vers l’émergence
«
Nous savons aujourd’hui que la dynamique de croissance qui régit notre monde est à terme une véritable bombe à retardement », insiste Bernard Boisson. Selon lui, il existe une autre voie que celle de l’effondrement proposée par les collapsologues. La forêt, en nous ouvrant les portes de profonds déconditionnements, nous permet au final de sortir de la dualité croissance/effondrement pour cheminer sur un nouvel axe encore méconnu, celui de l’immersion/émergence. Il s’agit de réactiver un cercle vertueux grâce à l’immersion dans un écosystème naturel qui permet de se raccorder au vivant, et qui s’appliquerait également à l’économie. Un nouveau modèle « émergent » de maturation cyclique comme celui proposé par la nature pourrait permettre de se libérer d’anciens diktats. La croissance ne fait plus sens pour un monde professionnel reconnecté à la dimension immersive, elle appartient aux peurs emprisonnées dans la compétitivité et la survie budgétaire.
Finalement, l’immersion en forêt, qu’elle soit en libre évolution ou plus « ordinaire », entraîne une importante évolution de conscience et avec elle l’émergence d’un nouveau paradigme, celui auquel nous aspirons tant. «
En nous permettant de sortir de nos conditionnements individuels, sociétaux, philosophiques et économiques, cette reconnexion peut amener d’importants changements de société », assure Bernard Boisson, qui invite sans détour citoyens et politiques à réviser leur copie, et leur vision. Ainsi, nous pourrions prendre la place qui est véritablement la nôtre : celle des veilleurs permanents de la nature.
Trois questions à Francis Hallé, botaniste et biologiste, spécialiste des forêts primaires
Pourriez-vous redéfinir la notion de forêt primaire ?
Une forêt primaire, qualifiée parfois de forêt ancienne ou de forêt vierge, n’a jamais été exploitée depuis son origine, et si elle l’a été, un temps suffisant s’est écoulé pour qu’elle retrouve son caractère primaire. Pour une forêt tropicale, il faut compter sept siècles, et dans les régions à hivers froids, comptez environ dix siècles. En Europe, elles ont quasi disparu depuis 1850, et sous les tropiques, elles subissent un déclin alarmant.
Pourquoi faut-il restaurer la forêt primaire ?
C’est un joyau de la nature, une sorte de summum, en termes d’écologie, que ce soit dans sa capacité de stockage du carbone dans les bois ancestraux, de fertilité des sols et d’incroyable biodiversité. Ce qui lui donne un rôle inattendu, celui d’être un muséum, qui contient les formes de vie les plus anciennes, et un berceau pour le futur de notre humanité. Par ailleurs, avec la notion de temps long inhérente à cette forêt, elle permet de tourner le dos à la dictature de la vitesse et de sortir d’une logique de catastrophisme. Beaucoup de personnes sont démoralisées, notamment les jeunes qui n’ont plus de perspectives sur le long terme, c’est-à-dire d’utopie. La notion de temps long associé aux forêts primaires redonne une vision durable.
Parlez-nous de votre projet...
Il s’agit de la création d’un vaste espace, environ 70 000 hectares, dans lequel une forêt placée en libre évolution renouvellera et développera sa faune et sa flore sans aucune intervention humaine, et cela sur une période de plusieurs siècles. Cette zone devra être transfrontalière avec une base en France. Je souhaite susciter un large mouvement d’opinion pour faciliter l’obtention de mesures politiques et administratives.
(1)
Aux arbres citoyens, Jean-Louis Étienne, éd. J’ai lu, 2021.
(2)
La forêt est l’avenir de l’homme, Bernard Boisson, éd. Le Courrier du Livre, 2021.
(3)
La nature guérisseuse, Marianne Grasselli Meier, éd. Le Courrier du Livre, 2021.
(4)
Pour une forêt primaire en Europe de l’Ouest, Francis Hallé, éd. Actes Sud, 2021.