«
Je choisis moi-même mon bateau quand je m’embarque et la maison où je veux habiter ; j’ai le même droit de choisir le genre de mort, par où je vais sortir de la vie », écrit Sénèque, dans ses
Lettres à Lucilius (lettre XXVI). Il mourra finalement par suicide forcé en l’an 65. Dans l’Antiquité, les morts provoquées sont des morts glorieuses et honorables : «
Les Antiques avaient coutume de se suicider par ‘‘personne interposée’’ : Socrate, Pétrone, Néron »
(1), pointe l’historienne Françoise Biotti-Mache. Dans nos sociétés occidentales, cette revendication d’une mort choisie, couplée aux valeurs de liberté et de dignité, revient sur le devant de la scène. Dans les deux cas, c’est la « bonne mort » que l’on recherche (le mot euthanasie vient du grec
eu,
« bien » et
thanatos, « mort »). Mais
qu’est-ce qu’une « bonne mort » ? Et d’abord, qu’est-ce que la mort ?
Mourir ou accepter l’impossible
Non, nous ne mourrons pas en un claquement de doigts. Mourir est
un long processus, qui revêt «
des réalités biologiques, philosophiques, métaphysiques, administratives », observe Carine Anselme
(2). «
La durée d’installation de la mort est celle d’un repas, et ça se fait sous la forme de l’extinction des différentes lumières physiques et spirituelles qui composent l’individu »
(3), dit le médecin légiste et archéo-anthropologue Philippe Charlier, en référence au
Livre des morts tibétain, texte bouddhique du VIII
e siècle.
D’ailleurs, la définition de la mort dépend des cultures et des époques. Par exemple, depuis 1968, on peut respirer encore et être mort : le 24 avril de cette année-là, la circulaire Jeanneney détermine que la mort n’est plus de type cardio-respiratoire ou circulatoire ; elle est confirmée par un électroencéphalogramme plat. Si les conditions du mourir sont anthropologiques, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une expérience universelle et partagée avec toute la communauté du vivant depuis plus de quatre milliards d’années. Même l’Univers
est voué à mourir. Et loin d’être « la grande Faucheuse », la mort est avant tout une « semeuse » : elle est indispensable au renouvellement de la vie. Dans le documentaire
1001 métamorphoses diffusé dernièrement sur Inexploré TV, les scientifiques montrent en quoi le paradoxe de notre finitude est que l’évolution fait en sorte non pas de préserver la vie, mais de la perpétuer. Pourtant, alors qu’elle est notre dénominateur commun et un incontournable de notre existence, la mort est déniée, refoulée, comme si elle n’existait pas. «
L’une des grandes utopies de la société contemporaine est l’illusion de croire que la mort est toujours évitable. Personne ne va l’expliquer ainsi, mais on va l’expliquer par l’inverse : je ne dis pas que la mort est évitable, je dis que si vous mourez, c’est de la faute de quelqu’un »
(4), pointe Richard Rechtman, anthropologue et psychiatre. «
C’est comme ça que notre société règle ce paradoxe que les sociétés traditionnelles règlent autrement. »
Face à ce paradoxe, l’euthanasie, en
tant que geste d’assistance entraînant une mort imminente, est une réponse appropriée à cette conception du mourir. C’est précisément ce qui la différencie du suicide. Si leur point commun réside dans la volonté de faire de la mort une décision maîtrisée, le suicide met en scène un sujet souvent seul, alors que l’euthanasie implique que le patient choisit de confier la responsabilité de sa mort à d’autres. Un paradoxe aux difficultés éthiques et juridiques complexes. Car dès lors que la mort doit être administrée par un élément extérieur, qui pour s’en charger ? Le médecin belge François Damas, pour qui l’euthanasie est un « acte de soin », donne son avis : «
Le médecin qui admet une possibilité d’euthanasie a l’humilité de reconnaître la part d’autonomie dans chaque patient. Car c’est dans son rapport à elle-même que la personne malade décide des conditions qui lui paraissent dignes ou indignes. »
(5)
À l’opposé, Marie-Frédérique Bacqué, psychologue et directrice du CIEM (Centre international des études sur la mort), considère que
«
tuer quelqu’un n’est pas un acte de soin. Dans le meilleur des mondes, trois seringues sont remplies par trois soignants à l’aveugle, une seule contient du chlorure de potassium, et au moment de l’arrêt du cœur, on ne sait pas qui a fourni la seringue mortelle. Mais dans la réalité d’aujourd’hui, on préfère qu’il y ait un responsable qui assume éthiquement d’avoir donné la mort. »
Le suicide assisté offre une alternative à l’euthanasie : le patient s’inocule lui-même la potion létale, ce qui déresponsabilise toute personne extérieure. Mais il entraîne aussi une inégalité. En septembre 2022, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a ouvert la voie à une nouvelle loi qui s’adresserait aux malades dont le pronostic vital serait engagé « à moyen terme », et émet une préférence pour l’euthanasie, plutôt que pour le suicide assisté : «
Laisser hors du champ de la loi ceux qui ne sont pas physiquement aptes à un tel geste soulèverait un problème éthique d’égalité entre citoyens. »
La durée d’installation de la mort est celle d’un repas, et ça se fait sous la forme de l’extinction des différentes lumières physiques et spirituelles qui composent l’individu.
Une réponse à la peur de la mort ?
Mors certa, hora incerta – la mort est certaine, l’heure de la mort est incertaine – dit l’adage. Depuis tant de siècles, nous devrions être habitués à cet événement naturel et inéluctable. Mais l’énigme de la mort demeure insupportable.
«
Notre condition de mortels nous hante depuis la nuit des temps », affirme le psychiatre Irvin Yalom (dans
Le jardin d’Épicure, éd. Le Livre de Poche, 2008) avant de citer Épicure (341 av. J.-C. – 270 av. J.-C.), pour qui «
la cause profonde de [notre] souffrance [est] notre peur omniprésente de la mort ». Selon un récent sondage
(6), 49 % des Français sont anxieux à l’idée de leur propre mort, et 88 % à l’idée de perdre un proche.
Dans notre société, où la religion s’étiole et la rationalité scientifique prévaut, les réponses manquent face à l’angoisse de mort, où l’on s’imagine seul face au néant. C’est peut-être pour cette raison que l’on observe un renouvellement des croyances : «
Le nombre de personnes indécises ou incertaines concernant une vie après la mort a doublé au cours des cinquante dernières années (passant de 16 % en 1970 à 33 % en 2023). » De plus en plus de jeunes croient en une vie après la mort (41 % des moins de 35 ans) et en la réincarnation (43 % des moins de 35 ans).
«
La maîtrise de la mort […] peut séduire à première vue et allège la peur », constate l’avocat Jean-Louis Baudouin. «
Mais une fois la mort évacuée, la personne qui meurt se voit comme abandonnée à son propre sort et sa crainte de mal mourir amplifie la crainte de mourir, pour ainsi dire. Impossible d’y échapper ! La peur de la mort est donc toujours là, peu importent les subterfuges ou les masques que se donne la culture techniciste. »
(7)
«
La peur de la mort est inscrite en nous parce que nous avons besoin d’éviter la mort au maximum pour survivre », abonde Marie-Frédérique Bacqué. Mais alors, pourquoi les gens demandent-ils l’euthanasie ? «
Ces personnes comparent leur état qui est pire que la mort : la maladie chronique ou des conditions de (sur)vie pénibles comme, par exemple, vivre avec un locked-in syndrom
[syndrome d’enfermement], en étant mutilé, en dépendant d’autrui ou avec une dépression grave. Elles disent : ‘‘Ma dépendance, mes souffrances sont pires que la mort, donc je veux mourir’’. » La demande d’euthanasie est forcément précédée d’une grande souffrance, d’un déchirement, d’une prise de conscience ; et pour certains, la promesse de l’injection létale entraîne un grand soulagement, voire procure de la joie. Dans son livre, le professeur François Damas raconte un au revoir : «
Le jour de son départ, il sabra le champagne avec ses enfants et l’infirmière-chef. Le moment venu, je fus frappé par l’expression de bonheur qui émanait de lui. Il était entouré par tous ceux qu’il avait désiré voir là et avant d’ouvrir
la perfusion létale, son dernier mouvement fut de m’embrasser. »
Pour d’autres, ouvrir la porte à l’euthanasie renforcerait le déni et la peur de la mort, la « vraie », la
« mauvaise », aussi appelée « dysthanasie », la mort pénible et douloureuse, en opposition à la
« bonne mort » moderne, rapide et indolore. «
Si l’entourage n’a pas peur de la mort et est prêt à accompagner pendant les heures que dure l’agonie, et si l’on offre un espace psychique où les pensées, les affects, les sentiments, les émotions sont exprimés, souvent on observe que la demande d’euthanasie s’efface et les gens acceptent mieux l’idée de mourir naturellement », affirme Marie-Frédérique Bacqué.
Selon la plupart des soignants en soins palliatifs, seul un patient sur dix réitérerait sa demande d’euthanasie, une fois tous ses symptômes pris en charge. La société se meurt de fuir l’inévitable, regrettent-ils. Dans notre monde obnubilé par l’instantané, envisager le chemin vers l’acceptation de la mort serait insoutenable ou indigne, en comparaison avec la possibilité d’en finir immédiatement.
Histoire et géographie de l’euthanasie
Jusqu’au XIX
e siècle, pourtant, il était idéal de mourir dans des conditions naturelles : l’agonie permettait de se préparer chrétiennement et on redoutait la mort subite. À partir du IV
e siècle débute une période de plus de mille ans, où les notions d’euthanasie et de suicide sont totalement absentes des esprits et des textes. Saint Augustin (354-430), théoricien de l’histoire du christianisme, les condamne sans appel : «
Ceux qui sont coupables de leur mort n’ont pas accès à cette vie meilleure. »
(8)
L’idée réapparaît au XVI
e siècle, et en 1605, le philosophe anglais Francis Bacon donne la première vraie définition moderne de l’euthanasie
(9) : «
L’office du médecin n’est pas seulement de rétablir la santé, mais aussi d’adoucir les douleurs et souffrances attachées aux maladies […]
afin de procurer au malade, lorsqu’il n’y a plus d’espérance, une mort douce et paisible ; car ce n’est pas la moindre partie du bonheur que cette euthanasie. » Mais le tabou demeure et d’ailleurs, le terme ne figure pas dans
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (éditée de 1751 à 1772).
Au XIX
e siècle, l’apparition des institutions laïques et étatiques de soin encourage les médecins à s’emparer de la mort et à envisager différemment la douleur. Au fil des décennies, la religion et l’aide spirituelle s’estompent au profit de la science moderne, au service d’une assistance médicale et psychologique. Science et mort douce vont de pair. Les gens commencent à mourir à l’hôpital, et la première institution moderne française de soins palliatifs (dont le but est de soulager la
douleur des mourants) voit le jour en 1839 en Bretagne, fondée par les Petites sœurs des pauvres.
Cet héritage palliatif entretient une relation ambivalente avec l’euthanasie. Jusqu’à aujourd’hui, la loi française a méticuleusement évité de reconnaître l’euthanasie. En 2002, la loi Kouchner inscrit le principe du droit du malade à refuser un traitement, et en 2005, la loi Léonetti interdit l’«
obstination déraisonnable ». Depuis 2016, la loi Claeys-Léonetti
(10) autorise la sédation profonde et continue jusqu’au décès, qui consiste à plonger le patient en fin de vie dans un sommeil profond qui le conduira, dans un délai plus ou moins long, à la mort.
En avril 2023, la convention citoyenne sur la fin de vie rend ses conclusions : 75,6 % de votants se prononcent en faveur de l’aide active à mourir (euthanasie et suicide
assisté), afin de combler les insuffisances du cadre légal. Le quart restant souligne la méconnaissance et la faible application de la loi en vigueur et craint les dérives. Les Français sont aussi en faveur d’une nouvelle loi, si l’on en croit les sondages qui flirtent avec les 90 % depuis les années 1990 ; tout comme les médecins qui se déclarent majoritairement favorables (71 %) à la légalisation de l’euthanasie (enquête Medscape de 2020). En revanche, les soignants en soins palliatifs et l’Ordre des médecins ne veulent pas donner la mort, et préfèrent une loi sur le suicide assisté. Le gouvernement annoncera bientôt un projet de loi. La France est-elle sur le point de trouver un nouvel arrangement avec la mort, de définir sa « bonne mort » ? L’avenir nous le dira, en souhaitant que chacun trouve ses réponses face à l’inéluctable.
L’aide médicale à mourir dans le monde
De plus en plus de pays du monde occidental légifèrent sur l’aide médicale à mourir. Le premier à avoir ouvert la voie est la Suisse (1942), à la faveur d’un vide juridique permettant le suicide assisté. Aux États-Unis, il est légal dans dix États, qui ont légiféré de 1994 (Oregon) à 2021. L’euthanasie
et le suicide assisté sont autorisés au Canada (2016), en Australie (cinq États sur six ont légiféré de 2017 à 2021), en Nouvelle-Zélande (2020).
En Europe, le Benelux autorise l’euthanasie et le suicide assisté aux Pays-Bas (2001), en
Belgique (2002) et au Luxembourg (2009). Plus récemment, l’Autriche (2021), l’Espagne (2021) et le Portugal (2023) ont voté des lois. Enfin, il existe des pays où une aide médicale à mourir a été tolérée sur décision d’une cour de justice :
Colombie (1997), État du Montana aux États-Unis (2009), Afrique du Sud (2015), Italie (2019), Allemagne (2020). En France, aucune dérogation n’a jamais été autorisée.
Source : Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie, 2022.
(1) Françoise Biotti-Mache, « L’euthanasie : quelques mots de vocabulaire et d’histoire »,
Études sur la mort, vol. 150, n° 2, 2016, p. 17-33.
(2)
Quand la mort arrive, Carine Anselme, éd. La Martinière, 2013.
(3) « Philippe Charlier : fantômes, esprits, entre croyances et sciences », in
Une semaine en France, émission France Culture du 16 décembre 2022.
(4) « Ouvrir les testaments », épisode 3 de la série « Vivre avec la mort », in
LSD, la série documentaire, émission France Culture du 30 janvier 2019.
(5)
La mort choisie, François Damas, éd. Mardaga, 2020.
6) Étude Ifop pour plaquedeces.fr réalisée par questionnaire autoadministré en ligne du 5 au 6 septembre 2023 auprès d’un échantillon de 1 013 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
(7)
Éthique de la mort et droit à la mort, Jean-Louis Baudouin, éd. P.U.F., 1993.
(8)
La cité de Dieu, I, 47.
(9) Francis Bacon,
Du progrès et de la promotion des savoirs, 1605.
(10) L’article L1110-5 du Code de la santé publique stipule : «
Toute personne a le droit d’avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance. Les professionnels de santé mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour que ce droit soit respecté. »