Le neuropsychiatre David Servan-Schreiber s’est éteint dimanche
24 juillet. C’est avec sa rigueur
médicale,
mais aussi une grande
sérénité
et beaucoup
d’émotion
qu’il abordait le thème de la mort
dans le cadre de cet entretien inédit
sur les expériences extraordinaires.
L'INREES
publie cet échange,
en hommage
à un homme dont
l’engagement
aura marqué notre
époque.
Vous avez fait de l’accompagnement de fin de vie, qu’est-ce qui dans cette expérience vous a particulièrement marqué ?
Ce qui est très frappant lorsque l’on travaille avec des gens qui s’approchent de la mort, c’est qu’il y a une intensité, une espèce de mystère profond qui s’installe dans ce moment-là. J’en ai été très frappé comme médecin ; plus on s’approche de la mort et plus on touche à quelque chose qui est de l’essence même de la vie, un peu comme la naissance. C’est une émotion presque religieuse, qui relève du sacré, que d’accompagner quelqu’un dans cette transition que tout le monde, chacun d’entre nous, connaitra au moment de la mort. On est en présence du mystère.
Dans ces moments très particuliers, on entend parler d’expériences de conscience accrue au moment du décès, où les personnes en fin de vie disent percevoir des êtres, ou des paysages que les autres personnes présentes dans la pièce ne voient pas. Est ce que vous y avez déjà été confronté ?
Oui, cette expérience de conscience différente à l’approche de la mort, qui permettrait de voir des choses que les autres gens dans la pièce ne voient pas, est quelque chose de relativement fréquent. J’y ai été confronté, comme je pense tout médecin… Les gens nous décrivent la présence de personnes décédées, de proches, comme s’ils venaient les chercher. Elles ont le sentiment qu’il y a d’autres êtres, d’autres énergies dans la pièce. En tant que psychiatre, on traite systématiquement ces expériences comme des hallucinations. Ce qui me paraît évident, c’est qu’il faut les respecter en tant qu’expérience et ne pas nécessairement les juger comme une hallucination quand elles donnent du sens à ce que vit la personne. Moi je les respecte pour ce qu’elles sont, si ça les aide à faire cette dernière grande transition vers le mystère…
Plus on s’approche de la mort et plus on touche à quelque chose qui est de l’essence même de la vie.
Le mot « hallucination » implique un type de réponse qui a tendance à nier la force de l’expérience.
Absolument. Dans notre langage « hallucination » veut dire « pathologique », déconnexion d’avec la réalité, donc nécessité de traiter ce phénomène pour l’éliminer. Pourtant, j’ai vu souvent qu’à l’approche de la mort ces phénomènes de la conscience étaient utiles à la personne, un peu comme dans une expérience hallucinogène très encadrée par des praticiens, souvent traditionnels, sachant utiliser ces expériences pour en faire quelque chose de thérapeutique – ce que tout le monde ne sait pas faire. N’importe quelle personne qui prend du LSD, du peyotl ou de l’ayahuasca ne va pas nécessairement en faire une expérience thérapeutique. Pour beaucoup, c’est même dangereux de le faire n’importe comment. Mais il est clair qu’il y a des traditions qui ont appris à encadrer ces états pour en faire des expériences thérapeutiques. A l’approche de la mort, j’ai effectivement vu souvent que ces « hallucinations » étaient thérapeutiques au sens où elles permettaient à la personne de se sentir mieux accompagnée, reçue, attendue, et de faire la transition vers cette étape ultime dans une plus grande paix. Or, à quoi sert la psychothérapie si ce n’est apporter plus de paix ?
On parle également de ces expériences de contact spontané après un décès. Des gens qui viennent de perdre un proche disent percevoir un message ou une présence. Comment travailler en tant que thérapeute avec eux ?
Il est une règle fondamentale de la psychiatrie : un phénomène de conscience, un phénomène émotionnel n’est pathologique que s’il interfère avec la capacité de la personne à fonctionner, c’est-à-dire, comme disait Freud, à mieux aimer ou à mieux travailler. Si vous avez des images ou la présence de personnes décédées qui vous gênent, vous font peur, vous déconcentrent, vous empêchent de nouer des relations utiles dans votre vie de tous les jours, par exemple de vous marier à nouveau après le décès d’un proche, de vous consacrer, après le décès d’un enfant, à ceux qui restent etc., alors nous considérerons en psychiatrie que c’est pathologique et que ça nécessite un traitement. Quand au contraire, ça vous permet de fonctionner mieux, c’est à dire de mieux aimer, de mieux travailler, ce n’est pas pathologique et ça ne nécessite pas de traitement. On voit effectivement parfois dans les étapes du deuil, des personnes qui nous disent sentir la présence du défunt. Sentir physiquement, parfois avoir des images de sa présence dans la pièce ou dans la maison, parfois entendre sa voix, parfois avoir le sentiment d’entrer en communication… Si ça les empêche d’aimer et de travailler, c’est de la folie et il faut le soigner. Si ça les aide à s’habituer à la perte immense qu’ils ont eue et qu’au contraire ça leur permet d’avoir une certaine paix, alors c’est une aide thérapeutique. Quelque chose qui les fait grandir et devenir des humains plus compétents, il ne faut évidemment pas l’éliminer. Je les accueille pour ce qu’elles sont si elles m’aident dans mon rôle de soignant. Je m’en sers comme thérapeute sans poser la question de savoir si c’est une réalité. Si ça ne les aide pas, j’essaie de les faire disparaître avec des médicaments.
La mort ne semble pas être une expérience douloureuse, en soi.
Pensez-vous qu’il y ait une évolution du personnel soignant à l’égard de toutes ces expériences ?
Oui, mais elle est lente. Beaucoup de mes confrères et consoeurs dans le monde médical considèrent ces expériences comme des phénomènes anormaux, des manifestations d’un cerveau malade, qu’il faut donc éliminer le plus rapidement possible avec des médicaments. Ils n’essayent pas de savoir si elles aident ou non le patient dans ce qu’il ou elle est en train de vivre. C’est encore trop fréquent. Mais un certain nombre d’entre nous commence simplement à se poser la question de savoir si ces expériences inhabituelles aident la personne à vivre mieux. Et si c’est le cas, pourquoi les faire disparaître avec un médicament ? (...)